samedi 31 août 2019

LE PROCÈS DES SORCIÈRES

LE PROCÈS DES SORCIÈRES


Version française – LE PROCÈS DES SORCIÈRES – Marco Valdo M.I. – 2019
d’après la traduction italienne de Riccardo Venturi – 2019 (Riccardo Venturi, Policlinico di Careggi (Firenze), 23-05-2019)
d’une chanson suédoise – HäxprocessKjell Höglund – 1973
Paroles et musique : Kjell Höglund

La sorcière au miroir 
Félicien Rops


Dialogue Maïeutique 


Mon ami Lucien l’âne, toi comme moi, nous aimons beaucoup les sorcières, je le sais.

Certes, Marco Valdo M.I.mon ami, il en est ainsi aujourd’hui. Je dis ça, car qui se souviens de ma mésaventure, qui somme toute se rappelle mon histoire, pourrait avoir l’idée que je serais en colère contre les sorcières. Il n’en est rien, avec le temps, vois-tu, je me suis mis à aimer celle qui me fit âne. Si tu te souviens, au début de ma vie errante, une vie d’aventures et de pérégrinations forcées, qui était due à une erreur résultant de mon envie de pratiquer son art sans y être initié, j’en voulais à cette femme de mon destin de jeune homme ainsi contrarié. Cependant, aujourd’hui, je me rends compte que ce fut moi le seul fautif et même si elle n’y est finalement pour rien, je la bénis de m’avoir ouvert le chemin de l’immortalité.

N’exagère pas, Lucien l’âne mon ami, ton immortalité ne durera que ce que durera l’humanité, ce qui la raccourcit grandement. Mais venons-en aux autres sorcières, à celles qu’on brûle, qu’on jette en cendres en dehors des cimetières.

Oh, dit Lucien l’âne, en dehors de leurs cimetières consacrés, mais elles s’en moquent bien les sorcières, car pour elles, la terre vaut la terre et la rivière et l’océan aussi sont accueillants à la poussière. Le vent lui-même la berce et la porte dans ses bras. Mais poursuis cependant.

D’abord, je te rappelle, Lucien l’âne mon ami, que la chose n’est pas nouvelle pour nous de deviser des sorcières. Ensemble, on a vu et commenté trois chansons Hou! Hou !, où Clara la folle était brûlée comme une sorcière, Katheline la bonne sorcière, qui est la mère de Nelle, dont on brûla les cheveux et qu’on fit noyer en l’épreuve de l’eau telle que la concevait l’Inquisition et Les Sorciers, qui conte le procès de Katheline et bien des choses furent dites à ces occasions. Mais poursuivons. Il est question ici d’un long sermon à la manière de ceux que font les pasteurs, les prêtres et tous les prêcheurs de toutes les religions contre les sorcières, réputées impies. Je n’insisterai pas sur cette haine à l’égard des sorcières qui sont pourtant l’incarnation de la vie hors des temples et loin des odes qu’on récite. De toute façon, il ne s’agit pas ici uniquement de ces sorcières anciennes, il s’agit également de sorcières intemporelles et de sorcières en un sens plus général, qui dès lors, étant pourchassées peuvent aussi bien être des hommes.

Des sorcières, des hommes ?, dit Lucien l’âne, un peu interloqué. J’aurais toujours pensé que les hommes de cette catégorie étaient des sorciers. Il faudrait que tu m’expliques cette curiosité.
Soit, Lucien l’âne mon ami. En fait, la chasse aux sorcières désigne de manière générale la persécution par un pouvoir ou n’importe quel groupe humain des contradicteurs, des dissidents, de ceux qui ne soumettent pas ou même ne correspondent pas aux exigences, aux us, aux coutumes, aux usages, aux usances et aux croyances de ce groupe, de ce clan, de cette communauté. Dès lors, la chasse aux sorcières peut tout autant désigner une persécution religieuse qu’une persécution raciale ou politique ou sociale ou culturelle ou même, linguistique ou un mélange de diverses sortes. Elles ont lieu partout dans le monde et sont extrêmement tenaces – par parenthèse, elles sont aussi extrêmement stupides et méchantes. L’Histoire des hommes en est remplie.

J’en ai vu de mes yeux vu, dit Lucien l’âne, et même, un grand nombre de fois de ces persécutions.

Cependant, reprend Marco Valdo M.I., la chanson a un cadre précis, qui est de mettre face à cette vilaine manie de la chasse aux sorcières comme phénomène social, comme mécanisme de catharsis tendant à l’exonération de leurs turpitudes, ceux qui n’ont le courage ni de s’y opposer, ni de les dénoncer, ni même de vouloir voir qu’elles existent et surtout, de s’interroger sur quoi elles se fondent et à quoi elles servent. Kjell Höglund fait bien de mettre les bonnes gens de Suède et d’ailleurs face à face avec eux-mêmes et à la chasse aux sorcières et à tout ce que ça signifie. En fait, il les sermonne dans la plus pure tradition des grands sermons : Démosthène lançant ses Philippiques aux Athéniens ou Cicéron ses Catilinaires aux Romains.

C’est là qu’il a dit « Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra? », que je te traduis, dit Lucien l’âne, « Jusqu’à quand Catilina abuseras-tu de notre patience ? »

On pourrait citer bien d’autres exemples, dit Marco Valdo M.I., mais l’essentiel reste ce que dit la chanson, qui malgré qu’elle date de 1973, paraît être un sermon d’aujourd’hui tant ce qu’il dénonce, les attitudes qu’il décrit, les comportements qu’il démonte, les vilenies qu’il met à jour sont présents dans notre société et constituent le fondement de ce que l’on nomme à présent pudiquement le populisme et qui n’est rien d’autre que le fascisme revisité. C’est à cet égard un texte lumineux qui illustre avec beaucoup de précision ce qui était dit dans La Guerre de Cent Mille Ans. Cette liaison intime du particulier au général, qui fait que chaque geste que l’on pose, chaque parole qu’on expose, chaque pensée de chaque jour, de chaque seconde nous implique dans cette lutte faite des milliards de décisions ou d’indécisions, d’acceptations ou de refus de milliards d’êtres humains ; tout se joue dans ces détails. C’est ainsi que se forme la cohérence de ce monde.

Ho, s’écrie Lucien l’âne, arrête-toi là. Il nous faut conclure.

Non, non, dit Marco Valdo, je veux encore dire quelques mots de la version française, car elle s’écarte un peu par son style de la version italienne, dont j’imagine qu’elle a elle-même établi une certaine distance par rapport à la chanson suédoise. Et si parfois, elle s’écarte plus encore, le tort en est à la rime, ce bijou. Ce que je veux souligner, c’est que je suis quand même persuadé que globalement, elles se ressemblent et qu’en tout cas, elles donnent le même sens au sermon sur la scène.

Bon, cette fois, dit Lucien l’âne, je conclus et je dis qu’il nous faut tisser le linceul de ce vieux monde persécuteur, menteur, voleur, assassin, criminel et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Si on veut, il est facile de trouver des boucs émissaires
Et bien que soit passé le temps des procès de sorcières,
On n’en a pas oublié le principe, il est toujours bon ;
Quand on veut quelque chose, toujours il répond
Et comme le monde n’est pas encore parfait,
Si parfois, on en a besoin, il est toujours prêt
Pour qu’on donne libre cours à nos émotions
Et qu’on se retrouve une once de considération.

Nous avons rarement besoin d’un prétexte clair,
Souvent suffit un défaut imaginaire.
Alors, les amis de la justice se réunissent pour le procès
Qu’on déroule à huis clos, en secret,
Et rend un verdict selon la coutume usuelle
Et ensuite, nous donnons la justification habituelle :
« Tout n’est pas encore exactement comme on l’aurait souhaité,
On a donc brûlé une autre sorcière pour des raisons de sécurité. »

Le dégoût que vous ressentez pour votre existence,
Votre manque de compétence et votre impuissance,
Le doute que vous avez éternellement quant à votre intelligence,
Votre désir d’ordre, de structure et de cohérence,
Les livres à lire que vous n’avez jamais regardés,
Les lettres que vous n’avez jamais écrites et votre mentale cécité
Sont choses difficiles à affronter, même quand vous le voulez ;
Alors, vous mettez une autre sorcière au bûcher pour des raisons de sécurité.

Vous rêvez de coucher avec des houris,
Pour mille et une nuits, pour mille et deux nuits.
Vous rêvez de parcourir le monde en millionnaires enviés
Et obtenir exactement tout ce que vous voulez.
Vous rêvez de vivre dans le luxe et l’abondance
Vous voulez la mort d’autrui avec insistance,
Mais vous n’osez jamais vraiment l’avouer.
Alors, vous mettez une autre sorcière au bûcher pour des raisons de sécurité.

Vous voulez empoisonner, poignarder ou pendre
Ou avec une locomotive écraser les plus tendres.
De l’extérieur, vous aimez avoir l’air aimable et sensible,
Mais au dedans, votre volonté est cruelle et primitive.
Il vous plaît particulièrement de voir les autres mal finir
Et de ressasser vos vilaines petites vilenies ou encore pire.
Mais il est difficile de reconnaître sa propre malignité ;
Alors, vous mettez une autre sorcière au bûcher pour des raisons de sécurité.
Vous avez peur d’attraper le sida ou la syphilis,
Le cancer, la tuberculose ou la chaude-pisse.
Pour le reste, vous êtes surtout une baudruche
Qui refuse ses responsabilités et fait l’autruche.
Vous volez dès que vous en avez l’occasion
Et vous pleurez et vous réclamez la compassion.
Vous vous prenez pour un génie incompris
Et plutôt que d’agir, vous laissez tout aller de mal en pis.
Vous mentez par habitude sans aucune réticence,
Il vous manque sans doute une conscience.
Vous avez peut-être honte de ce que vous avez perpétré,
Alors, vous mettez une autre sorcière au bûcher pour des raisons de sécurité.

En réalité, vous vous détestez et ça vous attriste,
Alors pourquoi ne pas en parler à votre analyste ?
Dites-lui ce que vous ressentez et s’il s’étonne,
Dites-lui que vous êtes vraiment une personne,
Que vous êtes malade, que vous souffrez tellement.
Pensez à votre réputation, car il reste peu de temps,
Car vous êtes assez vieux et qu’il faut vous hâter.
Alors, mettez une autre sorcière au bûcher pour des raisons de sécurité ?

Comme nous avons été contraints de nous rendre,
Notre ressentiment est fort et notre haine n’est pas tendre
Pour celui qui a conservé ses idées et qui ne s’est pas rendu,
On ne peut pas le tolérer, car nous avons perdu.
Tout ce qui nous reste est une amère désillusion,
Tout ce que nous avons est amertume et illusion,
Tout ce qu’on peut espérer, c’est ignorer,
Et croire que tout est juste et se garder de discuter.

Éviter de se souvenir et penser que ça va bien,
Faire semblant de ne comprendre jamais rien,
Nier que nos espérances ont pris l’eau,
Que la drogue nous a chamboulé le cerveau
Et quand la mémoire vient, tout oublier.
Éviter celui-là qui n’a pas cessé de rêver,
Celui-là qui veut un autre monde, qui a d’autres envies,
Qui conçoit un avenir meilleur et lutte pour la vie.

Et alors, il nous prend un ressentiment incisif,
On sent qu’on vit un moment décisif
Qu’il faut agir pour ne pas être anéantis,
Pour ne pas laisser nos espoirs démentis,
Et soudain, on conclut follement,
Que d’une seule personne tout dépend,
Que toute cette diablerie est la faute de ce saboteur,
Que derrière chaque mystère se cache un conspirateur
Qui mène un diabolique complot
Pour nous plonger tous dans le fiasco,
Qui trame des plans odieux et manigance des mystères,
Qui décide de faire monter l’eau et de noyer la terre.
Alors, on sacrifie nos descendants dans un jeu menteur :
Le bien, on l’appelle le mal ; le juste, on le nomme l’erreur.
Puis, on passe la maladie aux enfants de demain,
De notre lugubre mission, les schizophrènes témoins.
Telle une immense cascade, la paranoïa nous abasourdit,
On explose à l’intérieur tandis que du passé surgit
Une senteur faible et lointaine de cerises, de camomille et d’été ;
Alors, on remet une sorcière sur le bûcher pour des raisons de sécurité.

À chaque époque, nous avons eu cette nécessité
D’inciter à l’erreur pour couvrir notre culpabilité,
Pour trouver à blâmer, pour brûler les sorcières,
Pour faire un exemple, pour punir ces mégères.
Nous avons crucifié Jésus et tant d’autres encore
Et bâti une culture sur cette métaphore.
Depuis lors, la pensée humaine est imprégnée
Du mythe d’une paix intérieure par les dieux donnée.

Ainsi, on a répondu à la honte qui nous plombe
Et mis prématurément des millions de gens dans la tombe.
Car la condition de la paix intérieure est le sacrifice sanglant
Et c’est une langue qu’on comprend aisément.
Les tout premiers chrétiens ont dû subir le châtiment de l’enfer,
On les a jetés aux bêtes féroces, on les a mis aux fers.
Puis, avec l’Inquisition, les croyants devenus majorité ont traîné
Les hérétiques au bûcher pour se faire par le Père Éternel pardonner.
Ceux qui n’étaient pas d’accord ont reçu le traitement qu’ils méritent,
Car on doit tous soutenir ceux qui mènent et ce qu’on hérite ;
Tous ceux qui pensaient innocents à de grandes choses et à la liberté
Ont été dûment récompensés par les Autorités.
Certains ont été assez futés pour revoir à temps leur position
Galilée, par exemple, malgré ses signes de dénégation,
Pour sa part, a proclamé l’immobilité de la Terre.
Et ainsi, cette fois-là, on a évité de brûler une autre sorcière.

L’évêque Brask était intelligent, c’était une exception,
Un bout de papier caché démentit sa soumission.
Cependant, les Juifs, par millions, on les a brûlés ;
Tant à se demander comment cela a pu arriver
Et brûler le dissident, ça arrive encore maintenant parfois.
Qui donc va allumer le prochain bûcher, ne serait-ce pas toi ?
Comme avant, la chasse aux sorcières réjouit nos cantons,
Pour chaque bouc émissaire abattu, on tire une salve de canon.

Si par hasard, arrive un étranger,
On lui colle à l’instant un faux nez
On croque du communiste sans ménagement
Et on regarde de travers celui qui n’est pas blanc.
Pourtant, mille formes de vie libre animent les champs
Et se glissent l’été parmi les petites fleurs des enfants.
Des voyous et des vauriens de tout acabit,
Des païens et des métis nous empestent jour et nuit,
De dangereux escrocs se faufilent dans le noir,
On regarde d’un œil noir passer des hommes noirs.
Un rossignol gringotte dans le bosquet vert,
Et pendant ce temps, on met au bûcher une autre sorcière.

Maintenant : à qui profite tout ça ? Réfléchissons un peu.
Il s’agit, voyez-vous, de gens qui sont heureux
De voir ici et là le bûcher des sorcières s’allumer,
Ravis de voir chasser des fantômes dans l’obscurité.
Ce sont eux qui se frottent les mains et sifflent un petit air,
Quand une nuit de Walpurgis, brûlent les boucs émissaires
Alors qu’eux, les mains sales s’en vont libres,
Dormir en leur maison après avoir fermé la serrure.

Ils exploitent notre désillusion et notre culpabilité.
Pour qu’on ne s’aperçoive pas qu’ils viennent de nous voler.
Ils jouent sur nos peurs un jeu si fin
Qu’on ne sait plus ce qui est mal et ce qui est bien.
Ils savent faire tourner la meule et se faire du blé
Et se jouer de nous, pauvres corps courbés.
Nous, on ne voit rien de leurs détournements
Et on se retrouve Dons Quichotte face aux moulins à vent.

Ils profitent tranquillement quand nous regardons ailleurs,
Ils se tiennent derrière des nuages de vapeur
Et de nos efforts cumulés, font leur capital
Et alors, on condamne ceux qui n’ont fait aucun mal.
Ils ressemblent au magicien d’un spectacle de variétés.
Qui nous abuse de fausses réalités,
Qui fait des tours étonnants, sort une colombe son chapeau,
Qui fait du pain avec le gâteau et transforme le vin en eau.

Et nous, le bon public, on applaudit ses prestations :
Un lapin est sorti du néant, il est vraiment mignon.
Le monde veut être trompé et il pense à peine
À ce qu’il a payé pour toute cette scène.
Le tricheur jette une fausse carte sur la table,
Et ramène à la maison ses gains considérables.
Et nous, dépités, on s’accuse l’un l’autre.
C’est lui ! Non, c’est lui ! Non, c’était l’autre… !

On cherche un nouveau bouc et le spectacle peut reprendre.
Quelque chose clignote. Apprendrons-nous jamais à comprendre
Qu’il y a quelque chose de louche quand la banque gagne toujours,
Même si au coin de la rue, le bûcher flambe nuit et jour ?
Il ne sert à rien de chasser les sorcières dans l’obscurité,
Ce sont les règles du jeu que nous devons changer.
Jouer sans tricher, si on le veut, nous, nous pouvons le faire,
Et nous, on n’aura pas besoin de brûler une autre sorcière.

mardi 27 août 2019

LA SEMEUSE QUI SEMAIT LE GRAIN [NON À LA GUERRE !]


LA SEMEUSE QUI SEMAIT LE GRAIN
[NON À LA GUERRE !]

Version française – LA SEMEUSE QUI SEMAIT LE GRAIN [NON À LA GUERRE !] – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson toscane (italien) – La donnina che semina il grano [No alla guerra]Caterina Bueno – 1975






Extrait du concert avec le chœur étrusque (col Coro degli Etruschi), Florence 1975belle dans sa première partie de la séquence guerre / soldats / maladies / maladies / médecins / décès et dans sa deuxième partie, [on notera] le contraste entre la guerre (on mange mal on dort sur le sol) et la paix (dans un bon lit pour se reposer avec la belle brune, le champ de fleurs)
J’avoue une certaine incertitude sur le verset du champ de fleurs (bien que je sois originaire de Toscane, j’ai du mal à comprendre les mots, aussi parce que l’enregistrement n’est pas de grande qualité – les corrections sont bienvenues). Quoi qu’il en soit, le sens me paraît celui-là, et la condamnation de la guerre ne pourrait pas être plus claire


Dialogue Maïeutique


Il te souviendra certainement Lucien l’âne mon ami, que l’autre jour, on avait discuté autour et à l’entour d’une chanson de Fabrizio De André, qui s’intitulait Volta la carta[[39290]] ; une « filastrocca » qui était tirée d’une comptine populaire ancienne

Oui, oui, Marco Valdo M.I. mon ami, je m’en souviens très bien et aussi, de cette conformation particulière de cette villanelle qui prenait toutes les allures d’un tarot de divination. Ce qui, si toutefois ma mémoire st bonne, nous avait ramenés au temps de Charles VI dans le duché de Milan, au début du XVe siècle.

Très juste, Lucien l’âne mon ami, et si je te rappelle cette version française de trois « filastrocche » se renvoyant l’une à l’autre, c’est car en voici une autre. Je te disais bien qu’il devait en exister d’autres déclinaisons et je te citais notamment celle-ci.

Oui, oui, interrompt Lucien l’âne, tu disais exactement ceci : « On a ici trois versions d’une même comptine italienne – en italien, on dit filastrocca ; j’insiste sur le « ici », car il en existe forcément d’autres ; par exemple, la version de Caterina Bueno – La donnina che semina il grano [No alla guerra], très proche de CONCETTA. Sur le fond, toutes évoquent la guerre, les soldats, la mort. »

Et comme, dès lors, Lucien l’âne mon ami, cette version de Caterina Bueno n’avait pas de version française, je me suis efforcé d’en créer une. Je lui ai donné une forme légèrement modifiée, m’appuyant entre autres choses, sur le commentaire introductif et ses hésitations. De toute façon, quand on a à faire à des versions diverses d’une cantilène dont on a perdu la trace d’origine, quand on est en présence d’un thème interprété de différentes manières, farci de variantes en tous genres, il s’agit de fixer un peu les choses et de les présenter à sa manière. Ce que j’ai fait.

Passons sur tes légèretés par rapport à la forme, dit Lucien l’âne, c’est une question d’adaptation et de sens de la rime. Je sais, tu sais, il faut savoir ce qu’en disait Paul Verlaine. « Ô qui dira les torts de la rime… ». Place alors au vague et à l’imprécis, qui divaguent au gré des versions.

Tu n’as pas tort, Lucien l’âne mon ami, il y a là tout un art poétique. Le vague et l’imprécis, ainsi dans les versions italiennes : la jeune personne qui sème est successivement une donna, une donnina, une donnetta ; elle sème le grain, elle sème le lin. On a donc toujours la semeuse avec toute sa symbolique de vie et de mort, mais encore et encore le vilain bêche la terre, c’est son destin. Pour ce qui est de la guerre, elle est partout et chez Caterina Bueno, personne ne veut y aller :

Car à la guerre,
On n’a rien à manger,
Car à la guerre, on dort à terre.
Nous, à la guerre, on ne veut pas aller.

Somme toute, conclut Lucien l’âne, c’est une bonne résolution ; encore, faut-il pouvoir s’y tenir ; c’est tout le dilemme de la désertion. Quant à nous, on est trop vieux maintenant pour qu’on cherche à nous recruter pour ces jeux idiots et dangereux. Ce n’est pas à plus deux mille ans que je serai rappelé. Cependant, dans la Guerre de Cent Mille Ans, on ne sait jamais, ils seraient bien capables de forcer tout le monde à la faire – les jeunes, les vieux, les enfants, les femmes et s’ils y arrivaient, même les morts, souviens-toi de La Légende du Soldat mort – ces fauteurs de guerre, grands amateurs de profits, de puissance, de privilèges et de pouvoir. Des malades, ce sont des malades du cerveau, moi, je te le dis. Enfin, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde militaire, amateur de guéguerres, brutal, stupide et cacochyme.

Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



La semeuse sème le grain.
Tournez la carte : on voit le vilain,
Le vilain bêche la terre.
Tournez la carte : c’est la guerre,
La guerre avec tous ces soldats.
Tournez la carte : les malades sont là,
Les malades avec toutes leurs douleurs.
Tournez la carte et voici le docteur.
Le médecin soigne les douleurs.
Tournez la carte : voilà Concetta,
Concetta ferme la porte et s’en va.
Tournez la carte : la mort est là.


Non, non, à la guerre,
Je ne veux pas aller.
Non, non, à la guerre,
Je ne veux pas aller.
Car on n’a rien à manger
Et on dort à terre.
Non, non, à la guerre,
Je ne veux pas aller.
Non, non, à la guerre,
Je ne veux pas aller.


Ma belle brune, c’est le moment.
Si tu veux venir avec moi, c’est le moment
D’aller se coucher,
Dans un bon lit, pour se reposer.
D’aller se coucher,
Dans un bon lit pour se reposer.


Tu dormiras tout à l’heure
Dans un champ de fleurs
Avec quatre belles, pour te consoler ;
Avec quatre belles, pour te consoler.


Ma belle brune, c’est le moment.
Si tu veux venir avec moi, c’est le moment
D’aller se coucher,
Dans un bon lit, pour se reposer.
D’aller se coucher,
Dans un bon lit pour se reposer.


Car à la guerre,
On n’a rien à manger,
Car à la guerre, on dort à terre.
Nous, à la guerre, on ne veut pas aller.


dimanche 25 août 2019

TOURNEZ LA CARTE

TOURNEZ LA CARTE




Version françaiseTOURNEZ LA CARTE – Marco Valdo M.I.2019, augmentée de deux autres versions CONCETTA et ARLEQUIN.
Chanson italienne – Volta la cartaFabrizio De André – 1978
Texte et musique : Fabrizio De André et Massimo Bubola






Dialogue Maïeutique


Ici, Lucien l’âne mon ami, je vais d’abord te poser une devinette à propos de ces comptines, car sous la chanson de De André, se cachent des comptines populaires plus anciennes. Voici la devinette : qu’évoquent pour toi – qui est familier des arcanes les plus secrets – la carte, la mort, la guerre le vilain bêcheur, le valet de cœur, l’amoureux.


Oh, dit Lucien l’âne, c’est une devinette bien simple. C’est le tarot.


Eh bien exactement, cette comptine, c’est un tarot. Mais, dit Marco Valdo M.I., un tarot divinatoire évidemment, comme en avait fait fabriqué un le premier de la lignée des Visconti-Sforza, prolongeant ainsi l’existence d’un jeu milanais du siècle précédent (sans doute le XIVe). La comptine doit être lue – dans toutes les versions – comme une séance de tirage de cartes, destinée à prédire l’avenir. Comme ici, il y a trois versions et que celle de Fabrizio De André porte le titre de « TOURNEZ LA CARTE », j’ai donné un titre aux autres versions pour m’y retrouver. Il y a donc trois versions : TOURNEZ LA CARTE (Angiolina) ; CONCETTA et ARLEQUIN. Cela dit, tu connais mon goût pour les comptines et pour Arlequin. J’ai d’ailleurs commencé une série (actuellement inachevée) de chansons dont le principal personnage est Arlequin, conçues sous la forme de comptines où la ritournelle est d’ailleurs tirée d’une comptine enfantine du répertoire des enfants :


« Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle. »


Je m’en souviens très bien, Marco Valdo M.I. mon ami, elle commençait à Marengo et présentait notamment, « L’Amoureuse d’Arlequin ». J’attends d’ailleurs la suite avec une certaine impatience. Mais, je t’en prie, poursuis.


Donc, Lucien l’âne, on a ici trois versions d’une même comptine italienne – en italien, on dit filastrocca ; j’insiste sur le « ici », car il en existe forcément d’autres ; par exemple, la version de Caterina Bueno – La donnina che semina il grano [No alla guerra], très proche de CONCETTA. Sur le fond, toutes évoquent la guerre, les soldats, la mort. J’ajouterais volontiers que souvent les cartes sont sollicitées quand il s’agit de connaître le destin de celui qui part à la guerre, même si tous savent que cartes ou pas, on revient de là que si on le doit ou pour mieux dire encore – car il n’est pas de destin écrit par avance – si on le peut. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils se donnent de l’espoir avec les cartes, mais les cartes – si belles et si futées soient-elles, ne peuvent rien contre le hasard, seul guide de la destinée. Évidemment, derrière tout ça, court l’angoisse et la superstition qui en découle. Enfin, pour ce qui est de mes versions, elles se démarquent quelque peu de la version italienne dont elles sont chacune respectivement issue. Il y a par exemple, certaine allusion à une certaine Annie, bien connue de Serge Gainsbourg – La chanson s’intitule naturellement « Les sucettes » et c’est, à sa façon, une comptine, mais comme toutes les comptines, elles a au moins un double sens.


« Tournez la page : voici les sucettes à l’anis,
Elles sont si bonnes les sucettes d’Annie. »




Oui, j’imagine, Marco Valdo M.I., que les soldats aussi ; surtout, si on lit « Tournez la page » au second degré ; autrement dit, la page est tournée, la guerre est finie. Enfin, je conclus ainsi, car on n’en finirait plus avec cette comptine. Quant à nous, cartes ou pas cartes, nous poursuivons notre tâche et nous tissons le linceul de ce vieux monde superstitieux, croyant, crédule et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane






Une femme sème le grain.
Tournez la carte, on voit le vilain ;
Le vilain qui bêche la terre.
Tournez la carte, arrive la guerre ;
Plus de soldats pour la guerre,
Tous ont fui les pieds à l’air.


En chaussures bleues, marche Angiolina
Le carabinier est amoureux,
Tournez la carte : il n’est plus là.
Le carabinier est amoureux,
Tournez la carte : il n’est plus là.


Un enfant escalade la grille,
Il vole des plumes et des cerises.
Jetez des pierres, il n’a pas peur.
Tournez la carte : c’est le valet de cœur,
Le valet de cœur est un feu de paille ;
Tournez la carte : le coq s’éraille.


À six heures du matin, Angiolina
Tresse ses cheveux de bouts de bois.
Elle tourne un collier de noyaux de pêche
Trois fois entre ses doigts.
Elle tourne un collier de noyaux de pêche
Trois fois entre ses doigts.


Ma mère a un moulin et un fils bonhomme,
Elle tartine son nez de tarte aux pommes,
Ma mère et le moulin tournent en riant.
Tournez la carte, un pilote blanc,
Pilote blanc en uniforme noir,
Sourire d’athlète, chapeau de renard.


Assise dans la cuisine, Angiolina pleure
Et mange de la salade de mûres.
Un garçon étrange met un disque
Qui tourne vite en parlant d’amour ;
Le garçon étrange est un disque ;
Il tourne, tourne et parle d’amour.


Madameadorée a perdu six filles
Dans les bars du port et ses tortilles.
Madameadorée voit son chat qui meurt.
Tournez la carte et payez votre dû,
Payez le dû avec des pleurs
Pleins de photos de rêves perdus.


Angiolina lit les nouvelles du front,
S’habille en mariée, chante la victoire,
Elle appelle ses souvenirs par leur nom,
Tournez la carte : c’est la gloire,
Elle appelle ses souvenirs par leur nom,
Tournez la carte : c’est la gloire.


CONCETTA


La petite dame sème le grain.
Tournez la carte : on voit le vilain,
Le vilain bêche la terre.
Tournez la carte : c’est la guerre,
La guerre avec tous ces soldats.
Tournez la carte : les malades sont là,
Les malades avec toutes leurs douleurs.
Tournez la carte et voici le docteur.
Le médecin soigne les douleurs.
Tournez la carte : voilà Concetta,
Concetta court et s’en va.
Tournez la carte : voilà Lucia,
Lucia fait quelques pas.
Tournez la carte : le coq est là,
Et le coq donne le la.
Tournez la carte : voici la mort,
La mort pour tous les humains.
Tournez la carte : on ne voit plus rien !


ARLEQUIN


La petite dame sème le lin
Tournez la page : voici un bambin.
L’enfant joue par terre
Tournez la page : c’est la guerre,
La guerre avec tous ces soldats.
Tournez la page : les malades sont là,
Les malades avec toutes leurs douleurs.
Tournez la page : voilà le docteur,
Le médecin qui passe entre les lits
Tournez la page : voici les sucettes à l’anis,
Elles sont si bonnes les sucettes d’Annie.
Tournez la page : voilà les pavés ;
Les pavés sur le chemin empilés.
Tournez la page : voilà Lucia ;
Lucia dans sa robe de lin
Tournez la page : voici Arlequin ;
Arlequin marche sur les mains.
Tournez la page : le coq est là,
Et le coq donne le la.
Tournez la page : voici les portes d’airain,
Par les portes passent les humains.
Tournez la page et il n’y a plus rien !