samedi 15 août 2020

LE RABIOT


LE RABIOT


Version française – LE RABIOT– Marco Valdo M.I. – 2020
d’après la version italienne RAZIONE SUPPLEMENTARE de Riccardo Venturi
d’une chanson polonaise – Repeta!Aleksander Kulisiewicz – Sachsenhausen, 1941.
Paroles : Aleksander Kulisiewicz
Musique : Anonymous (“Precz, precz od nas smutek wszelki!” 1824)



Au rabiot de soupe !

Denis Guillon


Ellrich, 19 juillet 1944, n° inv. 2019,1546,01-04
Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon





Kulisiewicz rappelait que les repas à Sachsenhausen offraient souvent aux kapos une occasion extraordinaire de tourmenter et de harceler leurs compagnons de prison. « Repeta ! » (« Portion » ou « ration supplémentaire ») présente un scénario typique : le maigre et répugnant repas du prisonnier affamé est servi avec des coups par l’assistant de cuisine. Kulisiewicz écrivit cette chanson alors qu’il était en quarantaine pour avoir attrapé le typhus, et nota à quel point elle était devenue populaire. Interprétée à la guitare, la chanson s’achevait par une « marche de parade », une sorte de promenade plaisante autour d’un chaudron rempli de soupe de navets pourris. Kulisiewicz a composé « Repeta ! » d’après une chanson d’étudiant polonais sur le thème de l’alimentation, de la boisson et du plaisir, « Precz, precz od nas smutek wszelki ! » (« Loin, loin de nous toute punition ! ») [Trad. RV]

Dialogue Maïeutique

Le rabiot, sais-tu, Lucien l’âne mon ami, ce qu c’est et sais-tu les rêves et les pensées qu’il inspire ?

Écoute, Marco Valdo M.I. mon ami, depuis le temps que je parcours le monde, souvent même, réquisitionné – contre mon gré – pour la chose militaire, pour suivre des armées, j’ai évidemment entendu parler de fameux rabiot, de ce rab, ce rabe, cette ration supplémentaire qui fait envie au soldat, au prisonnier, au vieillard tout comme à bien des enfants. C’est ce reste, ce fond de casserole, ce qui amène toujours l’expression « on ne va quand même pas laisser ça ». Chez certains, c’est une véritable et utile bénédiction ; chez d’autres, les bien nantis, c’est une gourmandise, quand ce n’est pas une indicible goinfrerie.

Dans cette chanson, comme on peut le voir, Lucien l’âne mon ami, on est loin de cette suave boulimie qui pousse souvent à finir les plats, à en reprendre jusqu’à se forcer, à mettre à mal son estomac et tout ce qui s’ensuit ; on est à l’autre extrême du spectre alimentaire, au milieu des affamés, au milieu du monde – était-ce encore un monde ? – concentrationnaire. Là où en plus d’une faim endémique, en raison du manque de nourriture et de l’exécrable qualité du peu disponible, viennent s’ajouter la discipline et son pendant, le sadisme, cette excroissance du pouvoir et de la domination.

Là, je ne suis plus, dit Lucien l’âne, j’ai dû être un peu distrait.

Soit, répond Marco Valdo M.I., c’est possible, tu avais les oreilles pendantes et le regard lointain. Donc, je disais à peu près ceci : « Dans cette chanson, comme on peut le voir, Lucien l’âne mon ami, on est loin de cette suave boulimie qui pousse souvent à finir les plats, à en reprendre jusqu’à se forcer ; en fait, on est à l’autre extrême alimentaire, au milieu des affamés du monde concentrationnaire. Là où viennent s’ajouter la discipline et le sadisme, cette excroissance de la domination. Maintenant pour te resituer l’affaire, on est en 1940 ou peut-être, juste avant 1945, dans le camp de Sachsenhausen où les nazis, dès leur arrivée au pouvoir, internaient les opposants politiques et par la suite, d’autres types ou catégories de prisonniers. En outre, au-delà du fait que, par principe en quelque sorte, la ration de l’interné était assez médiocre, il faut y ajouter la rapacité et la corruption de l’administration des camps et finalement, le pouvoir quasi-discrétionnaire des cuisiniers et des serveurs, sans compter le jeu trouble des kapos. Ainsi, on obtient un système d’extrême rareté d’où découle l’instauration d’un univers dominé par le besoin, rongé par l’envie ravageuse, la voracité inextinguible, nées de la disette et de l’inanition permanentes, qui travaillent au ventre le prisonnier. C’est là que le rabiot prend toute sa signification : celle d’une idée fixe, d’une monomanie obsédante.

Oui, dit Lucien l’âne, j’ai idée que ce contexte conduit à d’étranges et horribles comportements, à une concurrence féroce entre les affamés et à une exploitation honteuse de cette faiblesse collective.

Exactement, Lucien l’âne, et la chanson présente le prisonnier devant le responsable de la cuisine, nommément le kapo – mot dérivé de ce grade de base du militaire : le caporal, lequel kapo profite de la situation pour frapper au visage le prisonnier, qui ne peut évidemment pas répliquer et qui est ainsi contraint de ravaler sa colère et d’avaler son indignation et d’ignorer son humiliation, au moins en façade, car en lui-même, il sert au « glorieux Reich » un très expéditif compliment ; pour le repos et le bien de tes chastes oreilles, je dirai qu’il l’envoie lanlaire.

En effet, que cela est bien poliment dit, répond Lucien l’âne. Maintenant, nous aussi, tissons le linceul de ce vieux monde carcéral, pénitentiaire, emprisonneur, délirant et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane






Un prisonnier debout attend
Le rabiot, le rab de supplément :
La faim retourne son estomac et le déchire,
Et ce navet pourri – bouffe de bêtes !
De ses yeux torves le regarde.
Et ce navet pourri – bouffe de bêtes !
De ses yeux torves le regarde.
Saleté de Boche !


Le prisonnier debout dodeline,
Il pense aux navets, ronchonne, gémit ;
Jusqu’à ce que le kapo de la cuisine,
Vil serviteur servile de l’ennemi,
Le frappe avec une louche !
Jusqu’à ce que le kapo de la cuisine,
Vil serviteur servile de l’ennemi,
Le frappe avec une louche !
En plein visage !


Mère de Dieu ! En plein visage !
Au moins, ce navet n’est pas le savoureux
Fond de l’eau de rinçage
Et son estomac ronronne cette petite marche :
« Ô Reich glorieux et victorieux ! »
Son estomac ronronne cette petite marche :
« Ô Reich glorieux et victorieux,
Va te faire foutre ! »