CERVANTÈS
Version française — CERVANTÈS — Marco Valdo M.I. — 2022
D’après la traduction italienne de Riccardo Venturi — Cervantes — 2022
d’une chanson polonaise — Cervantes — Jacek Kaczmarski — 1979
MIGUEL CERVANTÈS
Bernard Buffet — 1989
Bien que tous connaissent Don Quichotte (au point même de décider de le lire un jour), il convient de préciser que cette chanson de Jacek Kaczmarski est dédiée à son auteur, Miguel de Cervantès Saavedra. Cervantès, comme on sait, avait combattu en 1571 à Lépante (sur la galère Marquesa, qui faisait partie de la flotte de la Sainte Ligue) ; dans cette bataille, il avait été blessé par une arquebuse et, par la rupture d’un nerf, avait perdu à jamais l’usage de sa main gauche. Hospitalisé pendant des mois à l’hôpital de Messine, Cervantès a pris le nom de Saavedra (au lieu de matronyme) à partir d’un terme d’argot espagnol (dérivé de l’arabe sha'ibedraa) signifiant “manchot”. Néanmoins, Cervantès, une fois rétabli, poursuit sa carrière militaire, en Tunisie et en Grèce. En 1575, parti de Naples pour l’Espagne sur la galère Sol avec des lettres de recommandation qui auraient dû lui assurer le commandement d’une compagnie, il est fait prisonnier par les pirates du renégat albanais Arnaut Mami et retenu à Alger pendant cinq ans jusqu’à ce qu’une rançon soit versée par les missions trinitaires. Cervantès a été libéré le 24 octobre 1580.
C’est précisément à ces moments-là que se situe la chanson historique de Jacek Kaczmarski, qui pourrait être résumée par quatre mots et un point d’interrogation : « À quoi bon ? » De retour en Espagne, la vie de Cervantès n’est qu’une succession de malheurs, d’humiliations, d’épreuves et de difficultés financières ; vers 1590, il parvient même à subir non pas une, mais deux excommunications. En 1597, il est emprisonné pour banqueroute frauduleuse, et en 1602 pour des infractions administratives. Comme le lui fait dire Jacek Kaczmarski dans le dernier couplet : il est dans l’immondice (mieux dit : dans la merde) jusqu’à la taille. Et pourtant, avec ses regrets, avec sa certitude que sa carrière militaire n’a servi à rien d’autre qu’à perdre une main et à collectionner les malheurs et les emprisonnements, il part, immergé dans ces déchets, parcourir les chemins de la gloire immortelle grâce, finalement, à un gigantesque parodie de chevalerie, de gloire militaire et de vertus héroïques — même si « le monde s’en fout de rire ». Et pour finir, il se fit donc que parmi les nombreux monuments qui lui sont érigés, il y en a aussi un à Lépante. [RV]
« Ah, si les gens se divisaient seulement
Entre croyants et incroyants… »
J’ai pensé à ce moment-là,
Quand les galères allaient à leur perte
Et les Turcs criaient et nos croix
Enfumées sur la vague verte.
Mes pensées furent étouffées ;
Avec l’acier, ma main paralysée.
« Ah,
si vraie était la vérité
Que le monde va s’améliorer… »
J’ai pensé à la double garde,
À l’éclat des yatagans,
À la puanteur des cendres
À la viscosité du sang,
Aux têtes coupées en prière,
J’ai demandé de combien d’humains
S’augmentera la lignée des saints.
« Ah, si la cause que je sers
Devenait digne de ses serfs… »
J’ai pensé dans la file des prisonniers,
Marchant aux coups de fouet répétés,
Aux trafiquants d’esclaves, à leur cupidité,
À l’animalité des humiliés,
J’ai imaginé une autre vie,
J’ai rêvé dans une nuit d’insomnie.
« Ah,
le ridicule de vouloir donner
Du sérieux et du sens au destin ! »
Racheté de l’esclavage, j’ai pensé,
Sans amertume, sans chagrin,
À la grossièreté, la saleté et l’amour monnayé.
Ils ont accueilli l’héroïque spadassin
Où ce qui est, sera, était à venir
Dans le monde par des rires.
Dans la nostalgie de ma maison sombre,
L’épée rouillée s’irise,
Et les bastions font de l’ombre
Sur les plaines d’immondices
D’où chevalier enlisé jusqu’à la taille, je me carapate.
De la gloire, je suis les sentiers ;
Les tempêtes orageuses se battent
Dans mon corps estropié.