mercredi 4 février 2015

Le Matin du Grand Soir

Le Matin du Grand Soir

Chanson française – Le Matin du Grand Soir – Marc Ogeret – 1968
Chanson de Bertal-Maubon (ou Bertal Maubon) est le pseudonyme collectif de Marcel Bertal (1882-1953) et Louis Maubon (18..-1957), paroliers de chansons, et auteurs de monologues, vaudevilles, livrets d'opérettes, pièces de théâtre – début du siècle dernier


À dix contre un
Pour arrêter Ravachol
(À l'arrière-plan, le dénonciateur)




Évidemment, Lucien l'âne mon ami, tu as déjà entendu parler du Grand Soir, moment révolutionnaire par excellence, moment terrible où le monde va basculer…


Comme tu le dis si bien, j'en ai entendu parler et entendu chanter, bien évidemment, de ce fameux Grand Soir. D'une certaine manière et pour certains, c'est une chose terrible et sérieuse. Pour ce que j'en sais, le Grand Soir fait très peur aux riches…


Évidemment… Donc, ce Grand Soir a beaucoup troublé l'ordre bourgeois à la fin du dix-neuvième siècle, au début du vingtième, quand les anarchistes menaient la guerre aux riches à coups de bombes et d'armes diverses. Il y a là comme une utopie de révolution : le Grand Soir aurait vu les pauvres enfin se lever en masse et liquider l'ordre établi. Et la chose s'est produite, mais comme on le sait, elle n'a pas donné les résultats escomptés. En fait, les tenants libertaires du Grand Soir se sont fait avoir par les tenants des Matins radieux et des lendemains qui chantent. Comme le racontait Alexandre Zinoviev, persiflant sur le régime en place dans l'ex-URSS, « Le Communisme est l'avenir radieux du Socialisme ». En finale, il y a Poutine et son régime de services. Pendant ce temps, les tenants du Grand Soir, gens sympathiques au demeurant et généreux, en sont toujours à préparer sa venue. Ce sont des gens patients qui tissent avec une tranquille obstination…


Bref, pour résumer ton propos, ce fameux Grand Soir est un moment symbolique de la Guerre de Cent Mille Ans que les riches et les puissants font aux pauvres pour maintenir leur domination, accroître leurs richesses et leurs pouvoirs, étendre leurs privilèges et conserver leur emprise sur le monde. Le moment où l'humaine nation atteint enfin à l'humanité, débarrassée de la richesse et de l'avidité. 


C'est bien cela. Mais la chanson-elle parle du Matin du Grand Soir, c'est-à-dire le jour qui aboutira à cette soirée mémorable entre toutes : le Grand Soir. C'est évidemment plein d'ironie et de dérision. Elle est remplie d'humour et tout en faisant circuler l'idée du Grand Soir, elle en montre aussi les limites. D'ailleurs, il suffit de voir quels en sont les auteurs : ce sont des chansonniers, des auteurs d'opérettes… Ce ne sont pas des militants qui font dans le sérieux. Cela dit, tout en sachant que ce qu'elle raconte est pure imagiantion, c'est une chanson qui fait plaisir à entendre ; un peu comme le coup de pied au cul que Charlot donne à ses détracteurs suscite une certaine jubilation. Ou comme le discours d'Hynkel, apparemment aussi utopique que le Grand Soir. Pour tout dire, c'est un bienheureux pastiche d'une supposée chanson libertaire, une fameuse caricature, mais qui donne bien la mesure de ce que les bourgeois ruminaient dans leurs fantasmes d'anarchie. Cela dit, elle est carrément désopilante.


Alors, écoutons-là et de notre côté, reprenons notre tâche – quelque peu utopique elle aussi – et tissons le linceul de ce vieux monde consensuel, correct, noyeur de poissons d'eau douce, conservateur et cacochyme.



Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.




Vive Robespierre et vive Cambronne !
Je suis anarchiste parfaitement,
Vive l’Anarchie, je révolutionne
Et puis à bas le gouvernement !
J’ai des bombes remplies d’Eau de Cologne
Qui sont toutes prêtes à faire sauter
La Chambre, le Sénat, le Bois de Boulogne
Et les chalets de nécessités.

Ha ! Ha !
Bande de fripouilles et de scélérats !
Patience… Faudra voir à voir
Quand viendra le matin du Grand Soir !

Tous les gens qui nous empoisonnent
Les épiciers, les boulangers,
Tous les marchands d’eau en bonbonne,
Les herboristes, les charcutiers,
On les parquera à la Villette,
On les hachera en petits morceaux
Et en faire de jolies côtelettes
Des pieds de cochon, des fraises de veaux.

Ha ! Ha !
Nous allons mettre les pieds dans le plat
Leurs rognons seront vilains à voir
Quand viendra le matin du Grand Soir !

Les patrons qui nous horripilent
Qui nous cherchent chicane et tracas
Ce jour-là il faudra qu’ils se tiennent tranquilles
Sinon il y aura des aléas.
On les enfermera en masses
Dans une grande caisse en bois sculpté
Pour en faire de la ragougnasse
À grands coups de machine à bosseler

Ha ! Ha ! Pendant ce temps là,
L’orchestre jouera
La valse des yeux au beurre noir
Quand viendra le matin du Grand Soir !

Et les chameaux de propriétaires,
Fabricants de quittance de loyers,
Qui nous fichent comme des locataires
Quand on n’a pas de quoi les payer,
Eux autres, on en fera des eunuques,
On leur coupera leurs prétentions
Et si jamais leurs femmes nous reluquent,
Ça sera nous qui les embrasserons !

Ha ! Ha ! Ha !
Elles auront toutes un ventre comme ça
Et leur maris tiendront le bougeoir
Quand viendra le matin du Grand Soir !

Et les huissiers,
Toutes ces limaces
Qui nous flanquent du papier timbré,
Ha, ils pourront faire la grimace
Mais pour eux nous serons sans pitié.
Nous les installerons sur des chaises
Et pour bien qu’ils s’avouent vaincus,
On les poussera dans la fournaise
En leur fichant le feu au cul.
On leur grillera les poils sous les bras !
Ha !
Ça sera vraiment joli à voir
Quand viendra le matin du Grand Soir !


BLUES DES RÉFUGIÉS

BLUES DES RÉFUGIÉS

Version française – BLUES DES RÉFUGIÉS – Marco Valdo M.I.– 2015
d'après la version italienne de Rossella Poli

d'une chanson anglaise – Refugee BluesW.H. Auden1939


Les vieux passeports ne peuvent pas le faire, ma chère, les vieux passeports ne peuvent pas le faire.






Dans les mois précédant immédiatement le déclenchement de la seconde guerre mondiale, Auden écrivit quelques poèmes contre le nazisme et l'horreur qui se profilait à l'horizon, et même, qui était déjà clairement manifeste, du moins pour qui voulait garder les yeux ouverts. Sa composition la plus célèbre de cette période est sûrement « September 1, 1939 », dédiée à l'invasion de la Pologne. Dans ce « Refugee Blues », Auden décrit de façon claire, sèche et dramatique la condition des Juifs dans l'Europe secouée par la fureur de Hitler, en mettant aussi le doigt dans une plaie encore aujourd'hui ouverte, celle de l'indifférence et même du refus que les Hébreux se virent opposer des « démocraties » de l'époque dans leurs tentatives désespérées de trouver refuge et asile, chose qui contribua beaucoup alors à sous-estimer l'ampleur de l'Extermination et qui contribue encore aujourd'hui à alimenter les honteuses thèses négationnistes ou réductionnistes.




Mettons qu'il y ait dix millions d'habitants, dans cette ville-ci;
Certains habitent des maisons, d'autres habitent des taudis.
Mais pour nous, il n'y a pas de place, ma chère, mais pour nous, il n'y pas de place ici.

Autrefois, nous avions un pays et on y était bien, dans celui-là.
Regarde dans l'atlas et tu le trouveras.
Maintenant, on ne peut plus y aller, ma chère, on ne peut plus y aller, là-bas.

Un vieil if se dresse dans le cimetière du village.
À chaque printemps, il bourgeonne.
Les vieux passeports ne peuvent pas le faire, ma chère, les vieux passeports ne peuvent pas le faire.

Le consul tape du poing sur la table et dit, en hurlant :
« Si vous n'avez pas de passeport, vous êtes officiellement morts » : officiellement !
Mais nous sommes encore vivants, ma chère, mais nous sommes encore vivants.

Je me présentai à un comité : ils m'écoutèrent : poliment.
Ils m'invitèrent à revenir l'an prochain : aimablement.
Mais aujourd'hui où irons-nous, ma chère, mais où irons-nous en attendant ?

Au meeting public, un orateur debout déclara :
« Si nous les laissons entrer, ils voleront notre pain », ceux-là.
Il parlait de toi et de moi, ma chère, il parlait de toi et de moi.

Il me sembla entendre le tonnerre qui dans le ciel grondait.
Hitler dominait toute l'Europe, « Ils doivent mourir » qu'il disait.
Hélas, c'est à nous qu'il pensait, ma chère, à nous qu'il pensait.

J'ai vu un caniche avec manteau blanc.
J'ai vu s'ouvrir une porte et un chat entrer au dedans.
Mais ils n'étaient pas Juifs allemands, ma chère, mais ils n'étaient pas Juifs allemands.‎

Descendu sur le port, je m'arrêtai sur le quai.
Je vis les poissons nager en liberté
À seulement trois mètres du bord, ma chère, à seulement trois mètres du quai.

Je traversai un bois, je vis les oiseaux dans les arbres,
Ils ignoraient la politique et chantaient à tue-tête.
Ils n'étaient pas de la race humaine, ma chère, pas de la race humaine.

Je vis en rêve un immeuble de mille étages,
Mille fenêtres et mille portes ;
Pas une n'était la nôtre, ma chère, pas une n'était la nôtre.

J'étais dans une plaine immense, il neigeait.
Dix mille soldats s'avançaient.

Ils nous cherchaient, toi et moi, ma chère, ils nous cherchaient.