lundi 9 septembre 2019

MOI, JE NE M’ÉTONNE PLUS DE RIEN

MOI, JE NE M’ÉTONNE PLUS DE RIEN

Version française – MOI, JE NE M’ÉTONNE PLUS DE RIEN – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson allemande – Ich wund’re mir über gar nichts mehrOtto Reutter – 1917
Célèbre poème d’Otto Reutter (1870-1931), chanteur et acteur allemand, précurseur du Kabarett berlinois qui connut son âge d’or entre les deux guerres. Texte trouvé sur www.otto-reutter.de .




Otto Reutter n’était certainement pas un auteur politique, mais il a toujours décrit la société allemande entre les deux siècles avec sarcasme et irrévérence. Sa poésie – en couplets, distiques aux rimes croisées – devient plus amère pendant la Grande Guerre, surtout après que son fils ait perdu la vie dans la terrible bataille de Verdun (février – décembre 1916).
Dans ce « Ich wund’re mir über gar nichts mehr », Otto Reutter décrit la vie à Berlin en 1917, une vie loin du front, mais pas de la guerre…


« … Dans ces années-là, se produisait au théâtre Apollo (Berlin) Otto Reutter… Le grand artiste de cabaret s’est fait connaître avec une seule et longue chanson, Onkel Fritz (« Oncle Fritz »), qui est immédiatement devenue très populaire. Reutter était un petit homme avec un long nom, Otto Pfützenreuter (il fut bientôt abrégé en Reutter), il avait les yeux ronds un peu saillants et une grande touffe sur son front, il venait du Mecklembourg. Il a commencé à travailler dans les Tíngeltangelos de Berlin en présentant des strophes qu’il écrivait lui-même, directement inspirées des faits du moment. Sa satire était dirigée contre la double morale bourgeoise, contre les lois dépassées de l’Empire Guillaume, contre l’opacité de l’armée et l’ignorance totale du Kaiser en matière d’art. Inévitablement, ce comédien polyvalent d’une verve exceptionnelle se heurta à la censure ambiante, aux fanatiques de la célèbre Lex Heinze, mais sa carrière fut néanmoins longue et riche en succès. La censure était également devenue une source de satire dans ses strophes :



Quelle chose odieuse et quelle grande horreur !
Qui parmi les notes affole le grand censeur.
Mes compositions bien rimées
Il m’arrive de les voir effacées.
Les meilleures répliques sont marquées
D’un crayon rouge très sévère,
Quelle belle vie, on aurait pu faire
Sans cette injustice planifiée !
(« Kabarett!: Satira, politica e cultura tedesca in scena dal 1901 al 1967 » (« Kabarett ! : Satire, politique et culture allemande sur scène de 1901 à 1967 »), de Paola Sorge, Elliot, 2014.)


À l’arrêt du bus, je suis souvent là,
J’attends souvent des heures pour le A.
Au moment prévu, il n’arrive pas.
Et quand il en vient un, alors il est plein.
Et vide celui dont je n’ai pas besoin.
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


Même s’il ne vaut rien, je mange le fromage.
Je mange la saucisse de cheval et même, le saucisson.
Pour la patrie, je me mets volontiers à table,
Je mange le gâteau de sable avec le sable
Et je goûte la marmelade au goût de goudron,
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


J’ai vu un homme avant la guerre,
Qui portait des bottes déchirées,
La première année, il les a ressemelées,
La seconde, il en avait une nouvelle paire.
À la troisième, il était déjà millionnaire.
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


À huit heures, j’achète du savon, huit marks pièce,
À neuf heures, neuf marks, le prix monte.
À dix heures, dix marks, ça va encore,
À onze, onze marks, la même pièce.
À douze, douze marks, le prix monte encore.
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


D’abord, vingt-cinq pfennigs le café.
Puis trente, et le lait s’est éclipsé,
Puis trente-cinq, et le sucre est perdu,
À quarante, la chicorée est pour moitié,
À cinquante, le café a disparu.
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


Aujourd’hui, j’ai pris un bain
Et je n’ai pas l’habitude du bain.
Je tourne le robinet complètement,
Il n’en sort rien, malheureusement.
C’est dur d’avoir de l’eau chaude, maintenant.
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


J’ai vu partout un avis :
« Collecte de noyaux de fruits ».
Je l’ai lu, puis, je me suis dit :
Comme il n’y a pas de fruits et pas de noyau, sans fruit,
Cette collecte est impossible dans ce pays.
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


On fait maintenant les costumes en papier.
Moi, je n’aime pas ça pour m’habiller.
En carton, ça pourrait encore aller,
Mais le papier buvard, quel malheur !
Quand il pleut, c’est une horreur.
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


Le journal écrit : « La paix est pour demain ».
Puis il écrit : « C’est pas encore maintenant. » :
Puis il écrit à nouveau : « Elle est encore loin ! »
Puis il écrit à nouveau : « Il faut encore du temps. »
Il écrit ceci après – ils écrivaient cela avant.
Moi, je ne m’étonne plus de rien.


On n’a plus que trois faux-cols,
Et même, on ne met plus de cols,
Et les manchettes aussi se réduisent.
Bientôt, on va défaire nos cravates.
Bientôt, se promènera en chemise,
Moi, je ne m’étonne plus de rien.