Version
française – BOUCHE DE ROSE – Marco Valdo M.I. – 2008 –
révision : 2017
Chanson
italienne – Bocca di Rosa – Fabrizio De André – 1967
Une remarque d’abord avant d’aller plus loin. Donc, une remarque préliminaire. Je n’ai jamais compris pourquoi les CCG n’ont pas mis Bocca di Rosa parmi les Chansons contre la Guerre, alors qu’il existe par exemple, un « parcours » de la « guerre contre les femmes ». Je dis cela, car j’avais envoyé une traduction de Bocca di Rosa – Bouche de Rose, il y a bien longtemps. Je pense même que c’était la première ou une des premières que j’avais faites. Était-elle si mauvaise ? Je ne sais. D’ailleurs, je la représente aujourd’hui « telle quelle ». J’ai tout juste un peu plus nourri notre conversation.
Je
le fais, car notre bon Ventu vient d’insérer tout un texte de sa
main à propos de Bocca di Rosa
dans
les commentaires à une chanson de Georges Brassens : Le
Père Noël et la petite fille
.
Cela
dit… Je tiens personnellement Bocca di Rosa pour une des plus
belles chansons de Fabrizio De André et aussi, comme l’illustration
de sa complicité avec Georges Brassens, tout comme sa Chanson
de Marinelle – Canzone di Marinella.
Et
je ne comprends pas pourquoi elles sont ainsi ostracisées, renvoyées
dans les commentaires à une chanson de tonton Georges, chanson qui
est tout aussi indirectement qu’elles, une chanson contre la
guerre. Il me paraît de toute justice et de toute équité de les
replacer comme chansons – canzoni à part entière dans cette
formidable chantothèque…
Et
puis, ce portrait d’une femme libre et légère, libertine (Ah !
Voltaire, Ah ! Diderot !) est un fameux pied de nez à
toutes les bien-pensantes, à toutes les mégères, Mysogynie
à part,
à toutes les emmerdeuses et aux emmerderesses itou. Cela dit, je ne
leur fais pas la guerre à celles-là, je me contente de les écarter,
de les ignorer et tout comme toi, de poursuivre mon chemin. Sauf bien
évidemment, si comme pour Margoton,
elles s’en prennent à mon chat – là, je leur enverrai mon
fantôme pour les persécuter dans toute l’éternité.
J’insère
donc ici la traduction du texte de Riccardo Venturi :
BOCCA
DI ROSA
di Riccardo Venturi(2001)
di Riccardo Venturi(2001)
BOUCHE
DE ROSE
Riccardo
Venturi (2001)
Peut-être,
peut-être serait-ce la « bonne page» pour mettre cette
vieille histoire, écrite en son temps pour une mailing list. Une
« Bocca di Rosa » légèrement adaptée aux
« temps nouveaux », mais il y a quand même un peu
de « Marinella », surtout à la fin. Je me rappelle qu’à
l’époque, quelqu’un l’avait prise pour une vraie nouvelle ;
on voit qu’elle était entièrement plausible. Mala tempora
currunt. La « Gazette du Levant » et plus exactement, La
Gazette du Levant n’existe pas ; ou mieux, elle existe
partout. (rv)
Ils
l’appelaient Bouche de Rose, qui était – ainsi dit la « La
Gazette du Levant » – la traduction exacte de son nom en
langue yoruba : Okôbwa Gblé. Débarquée clandestinement sur
une improbable côte italienne, sortie d’un quelconque camion
roumain ou ukrainien, arrivée en avion du Nigeria avec quatre autres
filles de même pas vingt ans, avec les billets payés par l’habituel
« on ne sait qui ».
Que
leurs avaient-ils dit ? Il suffit de dire peu à une fille qui
vit dans une baraque de la périphérie de Lagos ; il suffit une
promesse vague, un travail, quelque chose à gagner pour une mère et
six frères et sœurs, dont quatre malades du SIDA. Une très belle
fille, de celles qui font tourner la tête ; violée à onze ans
et demi par un oncle petit « ras » (chef) du bidonville.
Il n’y a pas de quoi s’étonner ; ça se passe aussi chez
nous.
Et
le travail, elle l’a trouvé, Bouche de Rose ; accueillie un
métis de ses compatriotes et par des « Italiens », elle
a été affectée à sa zone. Elle lui plaisait même relativement
bien : un quartier de l’extrême périphérie du levant
génois, de Sant’Ilario, qui un temps était un village et
maintenant se confond avec les autres quartiers peuplés d’autoroutes
au cinquième étage des maisons, de viaducs et d’anciens clochers
coloriés qui paraissent vraiment des diamants dans le fumier.
Sur
la nouvelle allée d’accès au quartier, obtenu après tant
d’années grâce à la bataille de l’habituel comité civique
(présidé par le notaire, chevalier. Tiberio Deogratias, et du
principal du collège local – on ne se rappelle pas de son nom,
mais qui était connu, assez curieusement, comme « Moustache de
Suif »), la fille nigériane Okôbwa Gblé – les accents ne
sont pas mis là par hasard ; ils indiquent des « tons »
précis de sa langue compliquée – semble avoir obtenu
immédiatement un grand « succès ». Avec d’autres
compagnes de routes – albanaises, roumaines, sénégalaises –
elle arrivait lorsque, d’été, quand il faisait encore jour. Un
travail comme un autre, se disait-elle. Mieux que mourir de faim à
la maison. Mieux que mourir du SIDA. Ici, tout au moins, tous sont
bien propres et mettent le préservatif. Le « Mal d’Afrique »,
les blancs l’ont inventé, non ?
La
« Gazette du Levant », comme tous les journaux locaux de
ce monde, accorde beaucoup d’importance aux « faits
divers » ; on ne sait peut-être pas ceux qui sont
authentiques et ceux inventés de toutes pièces, mais il faut faire
bouillir la soupe, et il faut aussi survivre à la concurrence
impitoyable du GQC (Grand Quotidien Citadin, de tendances
philogouvernementales indépendamment du Gouvernement). Il semble
donc que, pour passer une demi-heure avec Bouche de Rose, ils
arrivaient même du centre et même de l’extrême ponant. De Voltri
et d’Arenzano, en somme ; et, si vous connaissez Gênes, ça
fait une belle trotte. Inutile de dire, ensuite, que la population
masculine de Sant’Ilario formait souvent, entre onze heures et
minuit, un petit engorgement sur le boulevard. Parfois, il y avait la
régulière descente de la Police ou des Carabiniers, et puisque la
fille était en attente d’un permis de séjour, un commissaire
maigre, qui était connu pour séquestrer des valises de pendentifs,
émettait un permis provisoire. Mais Bouche de Rose, ensuite, devait
retourner à son boulevard ; ceux de la bande n’étaient pas
tendres avec celle qui traînait.
Cette
histoire a une allure singulière ; quelqu’un, qui sait,
pourrait un jour nous écrire une chanson dessus (même si,
franchement, on ne voit pas actuellement qui pourrait). Sant’Ilario,
comme nous avons dit (et comme, d’autre part, particulièrement la
« Gazette du Levant ») est un village pas fort urbanisé ;
le résultat est qu’il vit les problèmes de la grande ville et des
périphéries dégradées sans avoir perdu les caractères et les
défauts du village. Vu que maris, fiancés et amants de vingt à
soixante ans démontraient un fameux penchant à aimer s’entretenir
un peu trop avec cette « sale nègre » (ils le faisaient
même depuis longtemps avec d’autres, mais on sent bien que Bouche
de Rose devait être légèrement plus belle que la moyenne), les
commères étaient compréhensiblement et visiblement préoccupées.
« Et s’il me revient à la maison avec le SIDA, ce porc ? »,
« On devrait les rejeter toutes à la mer ! »,
« Maudites, qu’elles restent chez elles ! », « Mon
mari, je ne le touche même plus avec un doigt ! Il est
infecté ! », « Mais comment c’est possible que
l’État et la Police ne fassent rien ? »
Que
rapporta la « Gazette du Levant » ; voici un
échantillon des phrases plus fréquentes qui s’entendirent à une
assemblée publique enflammée convoquée au cinéma « Odéon »
(ou « Métropolitan » ? « Gambrinus » ?
Bof.). Il fallait faire quelque chose ; en dehors du cinéma,
stationnait une petite foule, convoquée par la section de la Ligue
d’Action Populaire (un mouvement qui commençait à avoir quelque
succès, même au niveau national). Il y avait des écriteaux jaunes
avec lettres noires (le jaune et noir sont les « couleurs
officielles » du mouvement) ; quelqu’un disait « Dehors
Bouche de Rose », ou bien « Bocca de Rosa go home » ;
quelqu’un plus audacieux que les autres, mais certain d’interpréter
correctement les sentiments de la masse, s’était hasardé à
écrire « Dehors la sale nègre de Sant’Ilario ».
(Bien
entendu, diverses personnes qui manifestaient étaient habituellement
vues – entre onze heures et minuit sur le boulevard ; mais sur
ce détail, la « Gazette du Levant » glisse légèrement).
Comme
dans toutes les assemblées du genre, on n’arrivait cependant pas à
une conclusion claire. Elle semblait être l’habituelle
manifestation de muscles qui se termine en queue de poisson, lorsque,
tout à coup, une vieille du quartier prit la parole. Jamais mariée,
sans enfant et – de l’avis unanime, laide comme la faim [laide
comme un pou, dit-on usuellement en français], elle parla peu. Il y
en avait qui continuaient à invoquer la Police et l’État ;
elle, par contre, dit simplement que « nous devons y penser
tout seuls, et d’une manière définitive ». On la laissa
partir avec des ovations, comme disait Brassens dans le Mécréant.
La
nuit d’après – et ici la « Gazette du Levant » se
fait vague, parce qu’il y a une enquête en cours et le procureur
n’admet pas de fuites – il semble qu’une auto avec à bord
trois hommes se soit rendue à l’endroit où Bouche de Rose avait
coutume stationner en attente des clients. Enlevée avec la promesse
d’une substantielle compensation, la fille nigériane Okôbwa Gblé
de 19 ans, une clandestine en attente de régulariser son permis de
séjour, est emmenée sur un viaduc de l’autre côté de la ville.
Peut-être pressentit-elle quelque chose, peut-être non ; à un
certain moment, elle sortit un couteau de cuisine. Il y eut, comme on
lit toujours dans la gazette, un « bref corps-à-corps » ;
et il était forcé qu’il soit bref. Une fille seule contre trois
énergumènes. Elle en a même reconnu un ; c’était celui qui
demandait toujours un « pissing ».
Ils la prennent de force. Elle est déjà assommée. Il est quatre heures du matin, il n’y a pas une âme alentour. Quatre-vingts mètres de vol; et personne ne l’a vu voler.
Ils la prennent de force. Elle est déjà assommée. Il est quatre heures du matin, il n’y a pas une âme alentour. Quatre-vingts mètres de vol; et personne ne l’a vu voler.
L’a
trouvée, à sept heures et demi du matin, un garçon qui allait à
école ; il a tout raconté la police ; mais à la
« Gazette du Levant », il ne voulut rien dire. Vous le
comprendrez. Avez-vous jamais vu quelqu’un qui est balancé de la
moitié ou du tiers de ces (80) mètres ? Moi oui, au moins une
dizaine ; et je vous assure que c’est un spectacle auquel on
ne s’habitue jamais. Plus on voit la mort, et moins on s’y
habitue.
Donc,
adieu Bouche de Rose. Quelqu’un t’a fait un enterrement de
troisième catégorie, sans vierges aux premiers rangs. Tu as fini
dans un cimetière quelconque, avec ton nom et ton âge. Pas de
photo. La célèbre « pitié anonyme » de temps en temps
dépose une fleur sur ta tombe, qui d’ailleurs se fane rapidement.
Tu penses quelle affaire : un chanteur d’ici, tant d’années
avant, sur un fait du genre, nous avait vraiment écrit une chanson.
À propos d’une qui « s’était envolée au ciel sur une
étoile ». Malheureusement, ce chanteur est mort, il y a
quelques années ; pour toi aucune chanson, aucune étoile. Tu
ne t’es pas envolée au ciel, mais seulement d’un viaduc dans une
nuit sans lune.
Dialogue
Maïeutique
Ah,
Lucien l’âne mon ami toujours très porté sur les choses de
l’amour, tu vas aimer cette chanson. C’est une chanson d’amour,
c’est évident, mais une chanson qui relate un épisode de guerre,
tout aussi clair. Elle s’intitule Bouche de Rose.
Oh,
oh !, dit Lucien l’âne en rougissant du bout des lèvres,
voilà qui me paraît passionnant et tout à fait dans mes
préoccupations, moi qui, comme tu le sais, suis ensorcelé et ne
pourrai retrouver mon apparence originelle que si j’arrive à
manger certaine rose. Peut-être, vais-je enfin la rencontrer. Mais
que raconte au juste cette chanson et de qui est-elle ?
Dans
l’ordre : c’est une chanson de Fabrizio De André, grand
auteur-compositeur-interprète italien. On lui connaît plus d’une
centaine de chansons. Il est aussi connu comme celui qui a fait
connaître Georges Brassens au public italien. Cette chanson-ci,
Bouche de Rose est d’ailleurs à mon sens une chanson qui irait
très bien dans l’univers de Tonton Georges. Une sorte de variante
de Margoton, mais en plus explicite cependant. Je suis même à peu
près sûr de la filiation : on y retrouve les gendarmes, tous
les hommes de la commune, les femmes coalisées, jalouses et
rancunières contre la jeune et jolie bergère, qui plaît tant aux
hommes. C’est quasiment un archétype. D’ailleurs, va lire À
l’Est d’Éden
du bon Steinbeck. Dans un certain sens, c’est une critique féroce
du groupisme, du panurgisme et du « Il faut être comme tout le
monde », qui est le fondement de tout fascisme. Car à quoi
crois-tu que sert la mode ? Bien sûr, à développer le chiffre
d’affaires de commerçants, mais aussi et je pense même surtout, à
tenir le troupeau.
Nous
les ânes, on n’est pas trop portés sur le troupeau et moi qui te
parle, Marco Valdo M.I. mon ami, moi qui te parle, je serais plutôt
partisan de la mauvaise
herbe ;
bien entendu, de celle qui se broute et se mâche au bord des chemins
de traverse.
Je
sais, je sais, je te connais assez, Lucien l’âne mon ami, pour
savoir que tu as – comme moi d’ailleurs et tonton Georges et
Fabrizio et Riccardo et Bouche de Rose et des millions d’autres
(heureusement !) – « mauvaise
réputation »
ou cette autre réputation
mauvaise
elle aussi – celle des chômeurs.
Comme
aurait dit Michel Simon à propos de sa gueule et il en avait une
fameuse et laide avec ça : « Mieux vaut avoir mauvaise
réputation que pas de réputation du tout ».
Donc,
je te disais une histoire de guerre, une dénonciation d’une forme
de guerre sournoise que les femmes de bien mènent contre les femmes
qui répandent le bien. Une guerre féroce, parfois même carrément
atroce dans laquelle on retrouve les pires coups tordus, jusque et y
compris le meurtre. La femme libre – tout comme l’homme libre,
d’ailleurs – est souvent mise au ban, reléguée en quarantaine,
écartée, puis, poursuivie, chassée – c’est le cas de Bouche de
Rose ou franchement poussée à la mort, c’est le cas de Clara
la pazza,
celle qui ne pouvait dire que Hou
hou !
Alors,
dit Lucien l’âne, il n’y a pas que les hommes à être d’aussi
exécrables tueurs.
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
On
l’appelait Bouche de Rose,
Elle
mettait l’amour au-dessus de tout.
On
l’appelait Bouche de Rose,
Elle
mettait l’amour par-dessus tout.
Dès
son arrivée à la gare
Du
village de Saint Hilaire,
Tous
s’aperçurent d’un regard
Qu’elle
n’avait rien d’un missionnaire.
Y
en a qui font l’amour par ennui,
Y
en a qui en font une profession,
Bouche
de Rose ni l’un ni l’autre,
Elle
le faisait par passion.
Mais
la passion souvent conduit
À
satisfaire ses propres envies
Sans
chercher si le bien-aimé
A
le cœur libre ou est marié.
Il
fallut que cela un jour advienne,
Bouche
de Rose s’attira
La
colère funeste des chiennes
Auxquelles
elle avait piqué leur plat.
Mais
les commères du village
Ne
brillaient pas par l’initiative ;
Leurs
répliques à cet outrage
Se
limitèrent à l’invective.
On
sait que les gens donnent de bons conseils,
Discourant
comme Jésus au Temple,
On
sait que les gens donnent de bons conseils
Quand
ils ne peuvent donner le mauvais exemple.
Ainsi
une vieille jamais mariée,
Sans
enfant et sans désir,
S’efforça
avec plaisir
De
donner à toutes le conseil approprié.
S’adressant
à ces cornues, elle dit
Sur
un ton sans réplique :
« Le
vol d’amour doit être puni
par
les autorités publiques ».
Elles
s’en allèrent trouver le commandant
Et
lui dirent sans barguigner :
« Cette
salope a déjà plus de clients
Que
tout un supermarché ! »
On
envoya quatre gendarmes
Avec
leur plumet, avec leur plumet,
On
envoya quatre gendarmes
Avec
leurs armes et leur plumet.
Le
cœur tendre n’est pas du métier
Que
pratiquent les carabiniers,
Mais
cette fois au train,
Ils
l’emmenèrent sans trop d’entrain.
Cette
nouvelle originale
N’eut
besoin d’aucun journal.
Comme
une flèche décochée,
Partout,
elle s’est envolée.
À
la gare, tous étaient là :
Du
commandant au sacristain.
À
la gare, tous étaient là :
Les
yeux rouges, le chapeau à la main.
Pour
saluer celle qui,
Sans
aucune prétention,
Pour
saluer celle qui
Importa
l’amour dans le canton.
Sur
le quai, une pancarte jaune,
Avec
un écrit au mitan,
Disait :
« Adieu Bouche de Rose,
Avec
toi, s’en va le printemps ».
Et
à l’arrêt suivant, à la gare,
L’attendaient
plus de gens qu’à son départ.
Celui-ci
lançait un baiser, celui-là une fleur,
Ce
dernier la réservait pour deux heures.
Jusqu’au
curé, qui ne déteste pas,
Entre
un Miserere et un Ave-Maria,
La
beauté sans concession,
Qui
la voulut dans sa procession.
On
promena l’un menant l’autre, dans tout le pays,
Les
deux amours : le sacré et le mécréant.
Bouche
de Rose en surplis
Et
la Vierge au premier rang.