mardi 10 septembre 2019

NEUF NEUF NEUF

NEUF NEUF NEUF


Version française – NEUF NEUF NEUF – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson italienne – 9 / 9 / 9 – Riccardo Venturi – 2019

Massacre (Carlo Levi)


Dialogue maïeutique

Oh, dit Lucien l’âne, Neuf Neuf Neuf, comme c’est drôle, on dirait une vieille auto qui démarre. Toutefois, je suppose qu’il ne s’agit pas de ça dans la chanson.

Certes non, Lucien l’âne mon ami, je te résume l’aspect « historique » tel que le présente notre commentateur italien. Je résume, car je veux aller vite et que je préfère – de loin – célébrer sa poétique chanson « 9/9/9 ». Il dit donc notamment, en introduction :

« Le 9 septembre d’il y a deux mille dix ans, soit le 9 septembre de l’an 9 de notre ère, les trois légions du général Publio Quintilio Varo furent anéanties dans la forêt de Teutoburg, en Basse-Saxe (près de la colline de Kalkriese). Pour les détails, voir La Bataille de Teutoburg, qui est considérée comme un événement central de l’histoire européenne, malgré son ancienneté considérable. La civilisation romaine a pris note que, dans le nord de l’Allemagne, il y avait des gens qui ne voulaient pas connaître sa mission civilisatrice, un acte qui, dans l’Histoire, s’est répété plusieurs fois. »

Bien, dit Lucien l’âne, moi qui ai promené mes lattes dans mille endroits tout aussi essentiels que Teutobourg – à Tongres, par exemple où on célèbre par une autre statue du même genre, la victoire d’Ambiorix (trente ans auparavant et quasiment sur la Meuse, là où elle s’apprête à rejoindre le Rhin) et le massacre subséquent des légions romaines de Jules César. En fait, on trouve de ces défaites des légions romaines, curieusement, partout aux frontières de l’Empire (en Europe, mais aussi en Afrique et en Asie – en Amérique pas, car il n’y est jamais allé) et au moment où l’Empire, ayant atteint son acmé, commence à s’épuiser de vouloir conquérir le monde.

Oui, dit Marco Valdo M.I., c’est également mon idée. L’Empire avait eu l’appétit plus grand que le ventre et n’arrivait plus à se digérer lui-même. Si on veut, on peut décrire ce phénomène – caractéristique de tous les empires, comme étant une phase normale de la croissance impériale, comme la mort est une phase normale de la vie. Je suis à peu près persuadé qu’un tel processus peut être celui qui s’applique à tout système. Appliqué à l’Empire, ce phénomène est plus ou moins rapide et tient à l’implosion du système, épuisé de s’être tant étendu, plus qu’à une ou l’autre défaite locale, infligée par des éléments étrangers. C’est une chose à retenir quand on regarde l’histoire pour comprendre ou apprécier les temps présents. On ne saurait par exemple fixer la fin de l’empire hitlérien à une ou l’autre défaite locale, ni celle de l’Impero mussolinien à telle ou telle déroute – d’abord, laquelle ?, il y en eut tellement, ni celle de l’Union soviétique à ses déboires en Afghanistan, ou à la chute d’un mur, ni expliquer la lente désagrégation des empires coloniaux (hispanique, lusitanien, français, anglais, néerlandais) par une bataille localisée ; les Babyloniens, les Scythes, les Perses, les Grecs, les Ottomans, les Mongols, les Chinois et j’en passe, ont connu les mêmes mésaventures. Quand il prend Moscou en 1815, Napoléon a déjà perdu ; Koutousov était sans doute un de ceux qui l’avaient compris depuis longtemps, lui qui encaissait les défaites locales avec une souveraine philosophie, sûr qu’il était de l’irréversible inertie du monde. Dès lors, tu le comprends aisément, ces histoires de « bataille tournant historique », c’est de la foutaise.

Et alors, Marco Valdo M.I., comment tu expliques cet arrêt des Romains de l’Empire sur la rive ouest du Rhin ?

En gros, répond Marco Valdo M.I., car un tel fleuve était – vu de Rome, une limite facile à reconnaître et à fixer ; c’est un point de vue d’administration. Le reste, que raconte la chanson, c’est du romancero, c’est de la romance, c’est du roman. Même si, la canzone serait plutôt à ranger dans les « lamentations » – plaintes, complaintes, élégies. Cependant, Lucien l’âne mon ami, cette plainte, cette complainte, cette élégie a tout son sens et sa grandeur dans ce qu’elle entend pleurer les morts trop tôt – on meurt toujours trop tôt dans ces cas-là ; même les légionnaires égarés en forêt profonde, dans des déserts arides ou dans des rizières lointaines.



Oh, dit Lucien l’âne, elle vaudra encore longtemps cette plainte, cette complainte, cette élégie ; pour moi, tant que durera la Guerre de Cent Mille ans que les riches et les puissants et les hégémoniques et les grands et les ambitieux de ce monde mènent contre les petits, les sans-grade, les pauvres, les miséreux, les n’importe qui, les tout un chacun, qui n’ont d’autre souci que de vivre leur vie, du moins les elkerlijks, les nobodies, les ulysses, les odysseus rejetés, sur le rivage, ces athées qui pensent et qui savent – comme toi, comme moi – qu’ils n’en auront jamais qu’une de vie et que c’est là l’ultime dimension du monde. Comme dit Léo Ferré,



« On vit on mange et puis on meurt
Vous ne trouvez pas que c'est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements
Y en a marre
»

Alors, tissons le linceul de ce vieux monde impérial, militaire, barbare ambitieux et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane






Pauvre Arminius, pauvre Varus,
Pauvres légions
Dix-septième, dix-huitième,
Dix-neuvième.


Pauvres barbares, pauvres Germains,
Pauvre forêt d’outre-Rhin,
Pauvres Arbres, pauvres troncs
Recouverts de viscères et d’os


Pauvres Limes, pauvres frontières
Pauvres inexistences
Pauvres commandants sur les routes
Pauvres riens sur les sentiers


Pauvre fluctuation du néant
Pauvres dimensions
Pauvre naissance des symboles vides
Pauvres dieux du sang


Pauvres talus trompeurs,
Pauvre héros, Lucius Eggius,
Pauvre Ceionius, anti-héros échappé
Pour mourir torturé.


Pauvre jeune Calidus Celius.
Qui se frappa d’une chaîne
Jusqu’à faire jaillir son cerveau,
Yeux arrachés, bouches cousues.


Pauvre Europe déjà dans la boue,
Pauvres conquérants inutiles,
Conquistadors d’une mort idiote,
Réduits à une mort insane.


Pauvre Arminius au double jeu,
Pauvre civilisation future,
Pauvre Augustus qui montre au soir
Le squelette sombre du pouvoir.


Pauvre liberté, pauvre conquête,
Transmutées toutes deux
En nationalismes aux siècles derniers,
Pauvres historiens, pauvres peintres.


Pauvres uns et pauvres autres,
Pauvres dates et pauvres noms :
Les uns sur les lèvres du Duce,
Les autres sur celles de Goebbels.


Forêt pauvre de Teutobourg,
Acte originaire des massacres,
Sang originaire d’un autre sang,
Boue originaire d’une autre boue.


Os originaire d’autres os,
Crâne originaire d’autres crânes
La liberté perdue dans la trahison
Et les envies barbares des empereurs.


Ne leur rendez pas leurs légions !
Toi, Varus, rends l’histoire à l’histoire.
Rends la paix à la forêt,
Le cri d’un Non à tout pouvoir.


Et ne cède pas, Arminius, à la tromperie
De celui qui a abusé de toi pour Bergen Belsen !
Ne vous rendez pas, abattez les murs
Dans ce brouillard épais qui s’épaissit encore.