NEUF NEUF NEUF
Version
française – NEUF NEUF NEUF – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson
italienne – 9 / 9 / 9 – Riccardo
Venturi – 2019
Dialogue
maïeutique
Oh,
dit Lucien l’âne, Neuf Neuf Neuf, comme c’est drôle, on dirait
une vieille auto qui démarre. Toutefois, je suppose qu’il ne
s’agit pas de ça dans la chanson.
Certes
non, Lucien l’âne mon ami, je te résume l’aspect « historique »
tel que le présente notre commentateur italien. Je résume, car je
veux aller vite et que je préfère – de loin – célébrer sa
poétique chanson « 9/9/9 ». Il dit donc notamment, en
introduction :
« Le
9 septembre d’il
y a deux mille dix ans, soit le 9 septembre de l’an
9 de notre ère, les trois légions du général Publio Quintilio
Varo furent anéanties
dans
la forêt de Teutoburg, en
Basse-Saxe (près de la colline de Kalkriese). Pour
les détails, voir La
Bataille de Teutoburg, qui est considérée comme
un événement central de l’histoire européenne, malgré son
ancienneté considérable. La civilisation romaine a pris note que,
dans le nord de l’Allemagne, il y avait des gens qui ne voulaient
pas connaître sa mission civilisatrice, un acte qui, dans
l’Histoire, s’est
répété plusieurs fois. »
Bien,
dit Lucien l’âne, moi qui ai promené mes lattes dans mille
endroits tout aussi essentiels que Teutobourg – à Tongres, par
exemple où on célèbre par une autre statue du même genre, la
victoire d’Ambiorix (trente ans auparavant et quasiment sur la
Meuse, là où elle s’apprête à rejoindre le Rhin) et le massacre
subséquent des légions romaines de Jules César. En fait, on trouve
de ces défaites des légions romaines, curieusement, partout aux
frontières de l’Empire (en Europe, mais aussi en Afrique et en
Asie – en Amérique pas, car il n’y est jamais allé) et au
moment où l’Empire, ayant atteint son acmé, commence à s’épuiser
de vouloir conquérir le monde.
Oui,
dit Marco Valdo M.I., c’est également mon idée. L’Empire avait
eu l’appétit plus grand que le ventre et n’arrivait plus à se
digérer lui-même. Si
on veut,
on peut décrire ce
phénomène – caractéristique de tous les empires, comme étant
une phase normale de la
croissance impériale,
comme la mort est une phase normale de la vie. Je
suis à peu près persuadé qu’un tel processus peut être celui
qui s’applique à tout système.
Appliqué
à l’Empire, ce
phénomène est plus ou moins rapide et tient à l’implosion du
système, épuisé
de s’être tant étendu,
plus qu’à une ou l’autre défaite locale, infligée par des
éléments étrangers. C’est une chose à retenir
quand on regarde l’histoire pour comprendre ou apprécier les temps
présents. On ne saurait par exemple fixer la fin de l’empire
hitlérien à une ou l’autre défaite locale, ni celle de l’Impero
mussolinien à telle ou telle déroute – d’abord,
laquelle ?, il
y en eut tellement, ni celle de l’Union soviétique à ses déboires
en Afghanistan, ou
à la chute d’un mur, ni expliquer la lente désagrégation des
empires coloniaux (hispanique, lusitanien, français, anglais,
néerlandais…)
par une bataille localisée ; les
Babyloniens, les Scythes, les Perses, les
Grecs, les Ottomans, les Mongols, les Chinois et
j’en passe,
ont connu les mêmes mésaventures. Quand il prend Moscou en 1815,
Napoléon a déjà perdu ; Koutousov
était sans doute un de ceux qui l’avaient compris depuis
longtemps, lui qui encaissait les défaites locales avec une
souveraine philosophie, sûr
qu’il était de l’irréversible inertie du monde.
Dès
lors, tu le comprends aisément, ces
histoires de « bataille tournant historique », c’est de
la foutaise.
Et
alors, Marco Valdo M.I., comment tu expliques cet arrêt des Romains
de l’Empire sur la rive ouest du Rhin ?
En
gros, répond Marco Valdo M.I., car un tel fleuve était – vu de
Rome, une limite facile à reconnaître et à fixer ; c’est un
point de vue d’administration. Le reste, que raconte la chanson,
c’est du romancero, c’est de la romance, c’est du roman. Même
si, la canzone serait plutôt à ranger dans les « lamentations »
– plaintes, complaintes, élégies. Cependant, Lucien l’âne mon
ami, cette plainte, cette complainte, cette élégie a tout son sens
et sa grandeur dans ce qu’elle entend pleurer les morts trop tôt –
on meurt toujours trop tôt dans ces cas-là ; même les
légionnaires égarés en forêt profonde, dans des déserts arides
ou dans des rizières lointaines.
Oh,
dit Lucien l’âne, elle vaudra encore longtemps cette
plainte, cette complainte, cette élégie ; pour
moi,
tant
que durera la
Guerre de Cent Mille ans que les riches et les puissants et les hégémoniques et les grands
et les ambitieux de ce monde mènent contre les petits, les
sans-grade, les pauvres, les miséreux, les
n’importe qui, les
tout un chacun, qui n’ont d’autre souci que de vivre leur vie, du
moins les
elkerlijks, les nobodies, les ulysses, les odysseus rejetés, sur le
rivage, ces
athées
qui
pensent et qui savent – comme
toi, comme moi – qu’ils
n’en auront jamais qu’une de
vie
et que c’est là l’ultime dimension du monde. Comme
dit Léo Ferré,
« On
vit on mange et puis on meurt
Vous ne trouvez pas que c'est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements
Y en a marre »
Vous ne trouvez pas que c'est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements
Y en a marre »
Alors,
tissons le linceul de ce vieux monde impérial, militaire, barbare
ambitieux et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Pauvre
Arminius, pauvre Varus,
Pauvres
légions
Dix-septième,
dix-huitième,
Dix-neuvième.
Pauvres
barbares, pauvres Germains,
Pauvre
forêt d’outre-Rhin,
Pauvres
Arbres, pauvres troncs
Recouverts
de viscères et d’os
Pauvres
Limes, pauvres frontières
Pauvres
inexistences
Pauvres
commandants sur les routes
Pauvres
riens sur les sentiers
Pauvre
fluctuation du néant
Pauvres
dimensions
Pauvre
naissance des symboles vides
Pauvres
dieux du sang
Pauvres
talus trompeurs,
Pauvre
héros, Lucius Eggius,
Pauvre
Ceionius, anti-héros échappé
Pour
mourir torturé.
Pauvre
jeune Calidus Celius.
Qui
se frappa d’une chaîne
Jusqu’à
faire jaillir son cerveau,
Yeux
arrachés, bouches cousues.
Pauvre
Europe déjà dans la boue,
Pauvres
conquérants inutiles,
Conquistadors
d’une mort idiote,
Réduits
à une mort insane.
Pauvre
Arminius au double jeu,
Pauvre
civilisation future,
Pauvre
Augustus qui montre au soir
Le
squelette sombre du pouvoir.
Pauvre
liberté, pauvre conquête,
Transmutées
toutes deux
En
nationalismes aux siècles derniers,
Pauvres
historiens, pauvres peintres.
Pauvres
uns et pauvres autres,
Pauvres
dates et pauvres noms :
Les
uns sur les lèvres du Duce,
Les
autres sur celles de Goebbels.
Forêt
pauvre de Teutobourg,
Acte
originaire des massacres,
Sang
originaire d’un autre sang,
Boue
originaire d’une autre boue.
Os
originaire d’autres os,
Crâne
originaire d’autres crânes
La
liberté perdue dans la trahison
Et
les envies barbares des empereurs.
Ne
leur rendez pas leurs légions !
Toi,
Varus, rends l’histoire à l’histoire.
Rends
la paix à la forêt,
Le
cri d’un Non à tout pouvoir.
Et
ne cède pas, Arminius, à la tromperie
De
celui qui a abusé de toi pour Bergen Belsen !
Ne
vous rendez pas, abattez les murs
Dans
ce brouillard épais qui s’épaissit
encore.