Être
au frais
Lettre
de prison 32
17
juin 1935
Carlo Levi Rome 1931 |
Dialogue
Maïeutique
Sais-tu,
Lucien l’âne mon ami, ce que veut dire l’expression « mettre
quelqu’un au frais » ?
« Mettre
au frais », en parlant d’une personne ?, dis-tu Marco
Valdo M.I. mon ami. Voyons voir ? Quand on parle de mettre au
frais quelqu’un, selon moi, c’est le mettre en prison, l’enfermer
dans un lieu sombre où précisément, il fait frais. Cette façon de
parler me semble argotique et dériver de l’idée qu’on met au
frais un poisson, un légume, une viande ou tout ce qui te passera
par la tête, pour le conserver en attendant de le manger. Pour le
prisonnier, sauf chez les anthropophages, il n’est pas primordial de
le manger.
C’est
de cette expression « mettre au frais », Lucien l’âne
mon ami, que tu peux tirer le sens du titre de la chanson, qui n’est
cependant pas tout à fait pareil : « Être au frais ».
Cependant, je pense que cette façon de dire peut aussi se référer
au fait que dans les cellules des anciennes bâtisses sombres, la
fraîcheur et souvent, l’humidité ne manquent pas. Du coup, il y
fait frais. C’est d’ailleurs, ce que confirme la chanson :
« On
dit « être au frais »
Quand
on est en prison
Et
pour moi, c’est vrai »
Dès
lors, dit Lucien l’âne, selon l’heure et la saison, être au
frais peut être un enfer ou une bénédiction. Mais à part ça, que
raconte la chanson ?
Comme
à l’ordinaire, répond Marco Valdo M.I., à première vue, elle
paraît bien banale et ans événement saillant. Mais précisément,
c’est ce qui se passe dans la vie de prisonnier. Tout se lisse,
tout glisse, tout s’étale, tout s’étend. Souvent, rien ne vient
casser la monotonie des heures et des jours qui se ressemblent,
enfermés eux aussi dans leurs routines. Mais quand même, il y a la
lettre et c’est la seule voix du prisonnier. Comme toi, l’humain
a besoin de s’exprimer et d’être en relation avec d’autres.
Cette reliance donne de l’épaisseur au tissu de la vie, elle le
rend vivant. Souvent, le prisonnier et de façon générale, toute
personne longtemps confinée en solitude se met à parler seule, à
se parler à elle-même en se dédoublant afin d’avoir un
interlocuteur. Ce n’est pas le cas ici de Carlo Levi puisque
précisément, il écrit à sa mère.
Mais
au fait, en bref, que dit-il ?, demande Lucien l’âne.
Il
dit, poursuit Marco Valdo M.I., qu’il va bientôt manquer
d’argent ; il dit le climat de suspicion dans lequel baigne
son quotidien, il se dit heureux d’être au frais tant le soleil
donne sur Rome et qu’il pense avec une certaine mélancolie à
Turin et à sa propre libération, qui ne saurait, augure-t-il,
manquer. Comme tu le vois, il n’y a là rien de fracassant.
Ah
oui, sa libération, dit Lucien l’âne, mais quel prisonnier, quel
enfermé involontaire n’y pense pas ? J’imagine que rien que
l’idée de la libération peut aider à tenir. Mais assez causé,
tissons le linceul de ce vieux monde monotone, routinier, ennuyeux,
suspicieux et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
J’ai
encore de l’argent
Pour
quelques jours.
Les
mandats mettent toujours
Plus
de temps
Que
le courrier déjà si lent.
Comme
pour tout en prison,
C’est
le règne de la suspicion.
C’est
un fait de contrôle,
C’est
un effet de censure,
C’est
une affaire de police.
On
dirait que Turin
Est
dans un pays très lointain
Très
mystérieux, très exotique,
Un
pays de rêves, très mirifique
Où
on est bien.
On
dit « être au frais »
Quand
on est en prison
Et
pour moi, c’est vrai,
C’est
même un bienfait
L’après-midi
à cette saison.
Si
on n’y va pas très tôt,
La
promenade est une chaudière
Éblouissante
de lumière.
Au
retour, la cellule paraît sombre,
Mais
on se fait aux ombres.
J’ai
encore demandé
De
pouvoir dessiner.
Va-t-on
me l’accorder ?
Ou
mieux, on me libérera
Sans
plus d’embarras.
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