dimanche 14 mars 2021

J’AI INVENTÉ UNE MONTRE

J’AI INVENTÉ UNE MONTRE


Version française – J’AI INVENTÉ UNE MONTRE – Marco Valdo M.I. – 2021

D’après la version italienne de Riccardo Venturi, Ho inventato un orologio – 2021

d’une chanson suisse alémanique en Bärndüüdsch (bernois) – I han en Uhr erfundeMani Matter – 1966



HOMME – HORLOGE – LIT

Edvard Munch – 1940





Les célèbres caractères de la Suisse, en ordre dispersé : les banques suisses, les vaches suisses, le chocolat suisse, la neutralité suisse, les fromages suisses et, naturellement, les montres suisses. Ces dernières sont même passées en proverbe, ou une façon de dire, pratiquement dans le monde entier : on dit, oui, « précis (ou ponctuel) comme une montre », mais si l’on veut renforcer le concept, on dit « précis comme une montre suisse ». En bref, pour les Suisses, marquer le temps aussi précisément que possible est une question d’orgueil national (justifié).


C’est ici qu’intervient le Suisse Mani Matter avec cette chanson qui pourrait paraître, comme du reste beaucoup de ses autres, surréaliste ; mais comme, depuis sa naissance, le surréalisme est hautement révolutionnaire, il faut dire que cette petite chanson touche aussi à un sujet aussi réel et controversé que dans tous les sens du terme, insaisissable : le temps. Occupé comme il était à démonter les mythes suisses de l’intérieur, Mani Matter ne pouvait manquer de s’occuper des horloges ; et, décidément, au temps.


Peut-être, qui sait, se souvenait-il aussi que justement, dans sa ville, Berne, avait vécu un homme, un dénommé Albert Einstein, qui, avec certaines de ses théories, avait mis cul par- dessus tête – entre autres choses – le concept même de « temps » ; l’avocat Mani Matter, certainement, n’avait pas et ne pouvait pas avoir une si grande prétention. Mais, à sa manière, sa chansonnette est tout aussi révolutionnaire. Nonobstant Einstein, les Suisses (et pas seulement les Suisses) ont continué à fabriquer des horloges et à marquer le temps et sa dictature : le temps fuit, le temps c’est de l’argent, les horaires et les temps de travail, la ponctualité, le temps est un tyran, l’aliénation du temps, le réveil-matin, les bombes à retardement, le temps de la vie et de la mort. Combien d’entre nous ont vu leur vie changer, et parfois prendre fin, pour une avance ou un retard ? Être au mauvais endroit au mauvais moment…


L’avocat suisse Mani Matter, par contre, sembla avoir trouvé la solution. Il avait inventé une horloge qui s’arrêtait toutes les deux heures, et il en était très fier, à tel point que cette invention lui rappelait souvent qu’il n’était pas, après tout, un parfait idiot et, en fait, le faisait parfois se sentir assez intelligent. Toutes les deux heures, sa montre s’arrêtait ; dès lors, ça va de soi, le temps s’arrêtait. Au bout d’un moment, il la remontait, et le temps repartait ; et au bout de deux heures, paff, nouvel arrêt. On comprend le sentiment de confiance en soi, voire de majesté orgueilleuse, que cela lui donnait : arrêter le temps. Un rêve qui, j’ose le dire, n’était pas et n’est pas seulement celui de M. Mani Matter, mais celui de toute l’humanité. Dans ces intervalles de temps suspendu et arrêté, éliminer la pire tyrannie qui puisse peser sur nos têtes.


L’ultimatum expire à une heure donnée, et une seconde avant, les deux heures expirent et l’horloge s’arrête en même temps que votre ultimatum de papier. Le 1er septembre 1939 à 5 heures du matin, Hitler a décidé d’envahir la Pologne, à 4h59 l’horloge s’arrête et adieu la Seconde Guerre mondiale. À six heures du matin, vous devez vous rendre à l’usine, à l’atelier de peinture, et à ce moment-là, l’horloge s’arrête et vous allez dormir, faire l’amour, lire ou vous promener au dam de l’atelier de peinture, car le monde pourrait aussi bien être dépouillé de sa peinture. La loi ou l’ordonnance entre en vigueur le 14 mars à minuit, et à 23h59, l’horloge s’arrête et la loi ou l’ordonnance valsent au diable (peut-être en même temps que les législateurs). Je suis convaincu que l’invention de l’avocat Mani Matter aurait non seulement été très bénéfique pour l’ensemble de l’humanité, mais aurait certainement donné à la Suisse un lustre infiniment plus grand que ses horloges très précises et si précieuses qui ne s’arrêtent jamais. Il est dommage que cette invention n’ait pas été universellement acceptée, mais c’est ainsi. Il ne nous reste plus que cette chansonnette de 1966, que je vais vous présenter ici avec sa traduction du dialecte néandertalien dans lequel elle est écrite et chantée.


Mais, pour finir, je dois peut-être une petite explication relative à l’image que j’ai choisie pour l’illustrer. Il s’agit, photographié sur la table de ma cuisine (que j’ai récemment libérée des piles de livres et de journaux qui y reposaient depuis des années), du réveil conjugal de mes parents, de marque “Cyma”. Je l’ai trouvé parmi les affaires de ma mère en vidant sa maison après sa mort ; un objet dont je me souvenais depuis mon enfance, et je pensais qu’il avait été englouti précisément par le temps. Au contraire non ; il est sorti du fond du fond d’un tiroir ; et je l’ai ramené chez moi. C’était l’un des cadeaux de mariage que mes parents avaient échangés en 1953 ; à cette époque, il était de coutume pour les jeunes mariés non seulement de recevoir des cadeaux, mais aussi de s’en échanger. Sur la photo, vous ne pouvez pas le voir, et vous ne le voyez pas ; mais, au dos, sur le boîtier contenant les leviers et les engrenages, il y a une petite inscription : « Swiss Made – 1940 ». L’horloge avait déjà treize ans lorsqu’elle a été achetée, et elle a maintenant quatre-vingt-un ans. Elle était immobile, tandis que je la retournais dans mes mains et, en même temps, que je retournais de nombreuses pensées dans le fond de mon esprit ; et je pensais qu’elle resterait arrêtée. Puis, juste pour le plaisir, et plutôt sceptique, j’ai commencé à la remonter à la main, en entendant le “cric-cric” qu’elle faisait et qui me rappelait mon enfance. Et elle a redémarré immédiatement, sans broncher une seconde. Tic-tic-tic-tic-tic-tic…… [RV]



J’ai inventé une montre

Qui s’arrête comme ça

Après deux heures

Recta.


Peut-être ne voyez-vous pas

Ce qu’il y a

De pratique à ça.


Je vous dis le pourquoi.

C’est parce que voilà :

Ma montre me rappelle à chaque arrêt

Que c’est moi, juste moi,

Moi tout seul, qui l’inventa

Et alors, il me paraît que, c’est vrai,

Je ne suis pas l’imbécile parfait.

Donc, j’ai inventé une montre

Qui s’arrête comme ça

Après deux heures

Recta.


Ma montre me rappelle à chaque fois

Que c’est moi, juste moi,

Moi tout seul, qui l’inventa

Du coup, il me paraît évident

Que je suis plutôt intelligent.


Alors, tout heureux, je la remonte,

Je la ramène à la vie pour une paire d’heures,

Et, pendant cette paire d’heures,

Elle me donne, vous comprenez bien,

Confiance en moi et de l’entrain.


Alors, j’ai inventé une montre

Qui s’arrête comme ça

Après deux heures

Recta.


Elle n’est pas très précise, pourtant

Et m’occupe de midi à minuit passé,

Elle ne me cause aucun tourment

Et, à l’inverse, me donne le sentiment

D’une fière majesté.


J’ai inventé une montre

Qui s’arrête comme ça

Après deux heures

Recta.