samedi 21 janvier 2017

L’ÂNACORNE


L’ÂNACORNE

Version française – L’ÂNACORNE – Marco Valdo M.I. – 2017
Chanson italienne – La ballata del ciucciocornoDario Fo – 1973
Texte : Dario Fo et Franca Rame





Dialogue maïeutique


Cette fois, Lucien l’âne mon ami, je vais te faire découvrir une fable. Une fable tout à fait dans la tradition d’Ésope, de Phèdre, de Jean de Capoue et de Jean de La Fontaine, pour ne citer qu’eux, et tu dois connaître assez les fables d’avoir été si souvent sur ces scènes sollicité.

Évidemment, d’ailleurs ne suis-je pas moi aussi un animal fabuleux, étant Lucien l’âne, figure moderne de cet Âne d’Or que l’on connut autrefois, dont je me demande parfois s’il ne viendrait pas de Chine et passant par l’Inde. Peut-être, me dis-je, car j’ai en tête de lointains souvenirs de mes pérégrinations en ces pays où je fus bien avant d’arriver par ici ; il m’en reste aussi quelques idées de sagesse et de raison. Dès lors, je le sais pardi que dans les récits des fabulistes, l’âne est un personnage qu’on rencontre fréquemment.
D’ailleurs, avant même de l’entendre, j’imagine une certaine parenté entre la chanson et la fable de La Fontaine où l’âne est trompé et raillé et condamné pour avoir mangé un peu d’herbe et surtout, de l’avoir avoué, alors que les pires dévastateurs et les plus odieux criminels niant tout continuent leurs méfaits en toute équanimité.
Une fable dont Chamfort estimait qu’elle racontait l’histoire humaine. Tu sais, celle qui se termine par cette morale quasiment universelle et qui pourrait figurer parmi celles de la Guerre de Cent Mille Ans :

« Selon que vous serez puissant ou misérable,
les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir ».

Au cas bien improbable où tu ne l’aurais pas reconnue, il s’agit…

De l’une des plus célèbres du fabuliste français, « Les Animaux malades de la peste », enchaîne Marco Valdo M.I. et tu l’as pointée à juste titre, car elle me semble avoir inspiré Dario Fo et je ne pense pas que ce fut à son insu.
Dario Fo, homme de théâtre, ne pouvait ignorer les fabulistes, leurs fables et leur fabuleuse technique du récit.
Ainsi, comme tu l’auras compris, cette chanson, cette histoire est une fable. On y voit évidemment les animaux carnassiers assemblés sous la présidence du roi Lion, lesquels sont bien embêtés et empêchés de commettre leurs habituels crimes et forfaits à cause du fait que l’âne est nanti d’une redoutable corne terriblement dissuasive, d’où son nom « ciucciocorno » que j’ai rendu en français par « ânacorne », animal rappelant à l’évidence la mythique licorne, dont nul n’a encore percé le secret.
Les fauves délibèrent en Congrès d’une alliance et organisent ainsi un piège pour se débarrasser de ce défenseur des plus faibles (plus spécialement ici, des herbivores), cet empêcheur d’assassiner en rond, cet affameur de tigres, de chacals et de lions. Les conjurés l’attirent à de grandes agapes faussement végétariennes, organisées afin de prouver leur innocuité et le convainquent ainsi de se laisser scier la corne, afin – disent-ils – de les rassurer et de ne pas mettre en doute leur bonne foi.
Évidemment, ce qui devait arriver, arriva et à peine la corne coupée, ils s’en prennent à l’ânacorne (sans corne), qui réussit à s’échapper et les fauves se répandent dans les environs tuent moutons, chèvres et autres paisibles ruminants. Et le vieux bouc, animal sage et prudent, qui avait prévenu l’âne et lui avait dit de se méfier de cette embuscade et de surtout, surtout ne pas se laisser désarmer, l’accuse de négligence, de stupidité et de trahison.

Oh, dit Lucien l’âne en rigolant, je n’ai jamais eu de corne, mais j’ai de solides sabots et des dents assez dures ; de plus, j’ai un cerveau et je sais m’en servir et je connais les arcanes de la Guerre de Cent Mille Ans que les forts font aux faibles. Pour ce qui est de cette histoire, elle me semble des plus classiques, mais j’imagine qu’elle a d’autres dimensions.

En effet, Lucien l’âne mon ami, il fallait s’y attendre avec un auteur comme Dario Fo, dont les représentations théâtrales furent plusieurs fois interdites et qui fut lui-même poursuivi et censuré.
Donc, la canzone parle du coup d’État qui eut lieu au Chili en 1972 qui mit fin à l’illusion démocratique et dévoila l’impossible union des militaires et de la démocratie, disons, évolutionniste de Salvador Allende, président élu du Chili, arrivé au pouvoir porté par une coalition des gauches chiliennes, elles-mêmes soutenues par tout un peuple.

Excuse-moi d’interrompre ton propos, mais il me semble avoir compris, Marco Valdo M.I. mon ami, qu’elle raconte aussi d’autres choses, cette canzone.

En effet, Lucien l’âne mon ami, elle va plus loin et raconte aussi une histoire italienne, celle de la démocratie imaginée dans la Résistance au fascisme et qui aurait dû se traduire dans la Constitution et abolir les lois et structures mises en place par le régime mussolinien.
Là aussi, après le référendum instaurant la République, voulu et remporté par la résistance, on allait tout changer et il y eut un grand congrès – la Constituante et comme dans la canzone, il y eut une victime des agissements stupides d’un « ânacorne » et cette victime ou plutôt, ces victimes, ce furent le peuple partisan, ces gens qui avaient donné ou risqué leur vie et celles des leurs pour liquider le fascisme, l’éradiquer jusqu’au fondement et pour établir une république généreuse et pacifique.
Aux gens d’Italie, cet ânacorne italien promit la démocratie et le peuple une fois désarmé, on lui a resservi les anciens plats et on inséra dans la Constitution les Accords du Latran, autrement dit la religion d’État, la domination de l’Église catholique, et conséquemment, celle de la démocratie chrétienne, courroie de transmission d’un pouvoir en quelque sorte théocratique.
Et sous la houlette de l’ « ânacorne », les communistes du PCI, censés être les meilleurs défenseurs du peuple lui ont raconté une histoire à la Pangloss, comme quoi tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes – imagine, Lucien l’âne mon ami, ils étaient au gouvernement. Il convenait d’y rester.
C’est ainsi que se fiant aux promesses de la démocratie chrétienne, ils ont de fil en aiguille, de compromissions en compromis « historique », été complètement laminés et ce sont les gens d’Italie qui à présent encore doivent payer le prix de cette brillante politique. C’est ce que j’ai appelé la Trahison des Clercs à l’italienne. Évidemment, comme pour toutes les fables, la vérité transcende la petite histoire.

Mais enfin, Marco Valdo M.I., tout cela est bien désolant. À la lecture de cette Trahison des Clercs en Italie, il me semble qu’il y a eu une sorte de coup de Jarnac à la dernière minute et que cette position de ralliement subit du PCI aux sirènes vaticanes est surtout le fait d’un homme et que, dès lors, ce serait donc lui cet « ânacorne » dont il est question dans ta chanson.

À la vue des événements historiques et à celle de la biographie du personnage, on peut sans crainte désigner Palmiro Togliatti, comme l’« ânacorne ». à la fin de la toute dernière séance consacrée au vote de l’article 5 de la Constitution – l’article qui insère les « Accords du Latran » dans la Constitution, C’est lui, Togliatti Palmiro, secrétaire général du PCI, qui va contrairement à toute attente et à ce qu’il avait promis au peuple, conclure son discours par le ralliement aux manigances chrétiennes et cela, à l’encontre de l’avis du peuple italien et de la Constitution elle-même, qui proclamaient l’Italie comme une république laïque. Voilà pour les événements.

Et, il me semble Marco Valdo M.I. mon ami, que tu as évoqué des éléments biographiques pour expliquer cette volte-face de Palmiro Togliatti.

En effet, Lucien l’âne mon ami, mais je ne vais pas faire sa biographie, d’autres s’en sont chargés ou s’en chargeront. Je retiendrai deux ou trois faits terriblement clairs. D’abord, en 1936, le dénommé Palmiro Togliatti lance, depuis l’exil, un « Appel aux fascistes » :
« Pour le salut de l’Italie, réconciliation du peuple italien ! La cause de nos maux vient du fait que l’Italie est dominée par une poignée de grands capitalistes. (...) Seule l’union fraternelle du peuple italien obtenue par la réconciliation entre fascistes et non-fascistes pourra abattre la puissance des requins dans notre pays. (...) Les communistes adoptent le programme fasciste de 1919 qui est un programme de paix, de liberté, de défense des intérêts des travailleurs. Peuple italien, fascistes de la vieille garde, jeunes fascistes, luttons ensemble pour la réalisation de ce programme ! »

On dirait un cauchemar, une blague, dit Lucien l’âne. Un discours digne du grand Dictateur de Chaplin ou du Big Brother d’Orwell.

C’est, en effet, une proclamation aux ordres d’un grand Dictateur. Mais il va persister dans ses attitudes conciliatrices avec les fascistes et les gens de l’autre bord et il va y pousser tout le PCI et avec lui, tous ceux qui lui ont fait confiance, c’est-à-dire une bonne part des ouvriers et des gens du peuple italiens.
Parmi ces gestes de conciliation, il y a l’inquiétante amnistie qu’il va – comme ministre de la Justice – accorder aux fascistes dès 1946. On s’étonnera après qu’il n’y eut pas de véritable défascistisation de l’Italie.
Et, bien entendu, cette allégeance au Vatican et à la démocratie-chrétienne qu’est son ralliement à l’inclusion des Accords du Latran – signés entre les fascistes et la Papauté, qui font de l’Italie un protectorat pontifical, une sorte de Catholie, de Catholand ou de Catholikistan, selon l’endroit d’où on la regarde.

Tu y vas fort, Marco Valdo M.I. mon ami. Mais il me semble bien, à voir l’Italie d’aujourd’hui et son histoire depuis la fin de la guerre, que tu pourrais avoir raison. Ce pourrait bien être la vérité vraie à voir cette désolation : un parti qui a commencé son histoire avec Antonio Gramsci et l’achève avec Matteo Renzi.
Enfin, soupire Lucien l’âne, passons et – retrouvant son sourire – voyons cette canzone de l’ « ânacorne » et reprenons notre tâche qui est de tisser sans jamais dévier le linceul de ce vieux monde ignoble, ambitieux, avide, croyant, conciliateur et cacochyme.


Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Le lion a trouvé dans un livre de la Curie
Qu’au lieu de cabri, on peut manger la pastèque ;
La pastèque rouge dite aussi melon
Sera dorénavant la pitance des lions.
Le loup est fou des pommes de terre,
Le lynx, aux poules, les choux et les raves préfère,
La hyène est folle de la salade,
La fouine raffole de céleri et de carottes.
Ah, dit le lion, pour toi et les tiens, ne crains plus rien,
Nous sommes à présent tous végétariens.
Tu pourras le vérifier à notre Congrès des fauves
Et des rapaces personnellement, je t’invite.

L’ânacorne se rend à ce congrès de brigands ;
Le croisant le vieux bouc lui dit sagement :
Attention, Ânacorne, c’est un piège !
Surtout, ne laisse pas couper ta pointe !
Car l’arme terrible de ta corne
Est notre plus sûre défense.
L’ânacorne se mit à braire
Et dit : Je suis un âne, certes ;
Je suis cornu, oui, mais ne suis pas bête !
Je la connais cette bande de gangsters.

Au Congrès, le lion et la panthère,
Lui firent grande fête,
On l’installa sur le trône du roi
Et commença le fastueux repas.
Œufs durs, aubergines au fromage,
Haricots verts et pois chiches.
Le tigre buvait de l’eau plate,
Avec un sandwich à la ricotta douce.
Étendu langoureux, un fort reptile
Léchait gourmand un sorbet à la fraise.
Le renard suçait des scorsonères,
Il criait : « Plutôt le choléra que manger de la chair ».
C’était à se pisser dessus
De voir tous ces carnassiers se gaver de légumes crus ;
Le loup grignoter le melon, boire son jus,
La hyène suçoter des choux pourris et des fruits charnus.
Et tous mangeaient avec grand plaisir,
Sauf qu’à son tour, en cachette, chacun allait vomir.
Fini le repas, le roi lion demanda :
Alors, Ânacorne, il t’a plu ce petit repas ?

Tu vois, depuis longtemps, tel est notre régime ;
Nous sommes des êtres pacifiques à cette heure.
Il est temps qu’on vive ensemble en bonne entente,
Qu’on collabore pour édifier un monde de bonheur.
Le tigre entre ses dents murmure : 
Il n’y a plus rien à craindre ;
Le faucon crie en se lissant les plumes : 
 Oublions nos rancunes !
Déposons les armes, les becs, les griffes et les cornes,
Il faut la confiance pour créer un nouveau monde
Et tous le cajolaient de façon presque sincère :
L’ours embrassait Ânacorne et même la panthère,
Le python ensuite d’une telle étreinte le serre
Qu’il s’en faut de peu qu’il l’étrangle.

Eh bien, dit le lion,
Maintenant que règne la confiance,
Cette corne au front,
Que veux-tu en faire encore ?
Je la garde pour nous défendre moi et mes amis,
Mais si tu es armé où est la démocratie ?
Avec cette corne, tu nous tiens tous en respect,
Dit le renard et pleurniche le crocodile,
On dirait que tu nous trouves suspects,
La confiance et la bonne foi sont choses civiles.
Maintenant que nous sommes végétariens,
Cette corne est un comportement de vilains.
Nous te donnons notre parole de citoyens,
Parole de vrais démocrates et chrétiens :
Jamais plus les armes ne saliront nos doigts !
Parole de vieux militaire, parole de roi,
Parole de prêtre, d’évêque, de pape et de sacristain,
Ôte cette corne et nous te baiserons les mains.

Mais l’ânacorne n’était pas crétin
Pourquoi n’ôtes-tu pas ton bec, Faucon, mon ami ?
Car il me sert à picorer le raisin ;
Sans mon bec, je ne peux pas vivre ainsi !
Et pourquoi ne scies-tu pas tes dents, cher Lion ?
Avec quoi mangerais-je la pastèque et le melon ?
Sans dents, je ne peux pas me nourrir ;
Sans la pastèque, de faim, je vais mourir.
Et les fauves tous en chœur se désespèrent :
Les griffes, becs et dents ne sont pas des armes,
Ce sont des couverts ; sans eux, on ne peut manger.
Si on nous en prive, on est condamnés
Comme des enfants sans leur mère.
Ému, gêné, honteux, pleure l’ânacorne.
Alors, il plie le genou ; à la scie, il abandonne,
En baissant le front, sa longue corne.

Quand la corne fut sciée et l’âne désarmé,
Les fauves se mirent à crier :
Âne ! Nigaud ! Nous t’avons bien coincé !
Coups de patte et grandes morsures,
Blessures profondes, presqu’égorgé,
L’ânacorne fuit par le bois jusque sur la montagne
Où il arrive presque mort et sans souffle.
De là-haut, il voit lions, tigres, loups et panthères,
Happer les moutons, dépecer les vaches et les chèvres.
Il voit impuissant égorger ses enfants, ses compagnes ;
Il voit le sang et les larmes couler dans les campagnes.

Ils m’ont trahi – criait-ilcette bande de chacals,
Mont dupé le renard prêtre, le lion général
Et la louve perverse de la démocratie chrétienne.
Ils m’ont rempli la tête de fanfares,
De promesses et de louanges, ces charognards.
Ne pleure pas – dit le bouc en furie
Dorénavant à juste titre par tout le monde, tu seras appelé
L’âne cocu, cornu, décorné pour la vie
Qui par cette bande de truands s’est laissé désarmé.
Tu as cru au compromis historique, comme à la démocratie
Croient les vieux socialistes séduits par la bourgeoisie.
Tu ne mérites aucune compréhension,
Juste du mépris pour ta compromission,
Une ruade terrible de vieux bouc en colère
Et méritent pareil sort tous ceux qui s’entichent
De collaborer dans cette guerre
Avec les fauves, les puissants et les riches !