À l’Armée
Te
souvient-il, Lucien l’âne mon ami, de ce temps où les jeunes gens
(il n’était pas question d’y mêler des filles) arrivés au bel
âge étaient appelés, comme on disait alors, à peupler les
casernes et les rangs de l’armée.
Si
je m’en souviens, dit Lucien l’âne et comment donc, quelle
question ! Bien sûr que je m’en souviens ; souvent, ils
avaient même l’idée saugrenue de vouloir m’y recruter aussi
dans leur armée, mais à chaque fois que j’ai pu, je me suis
enfui.
Aujourd’hui,
dit Marco Valdo M.I., ce n’est plus pareil, depuis des années
déjà, les choses vont de manière différente. Le service militaire
obligatoire, autrement dit la conscription, a été aboli. Ils font
des armées de soi-disant volontaires, mais comme ils les rétribuent,
qu’ils leur versent un salaire, ce sont d’authentiques
mercenaires. Ils sont plus chers, mais, dit-on, ces professionnels
sont plus compétents et durent plus longtemps.
En
temps de paix, du moins je le suppose, remarque Lucien l’âne. Je
veux dire tant qu’ils ne doivent pas aller au combat, car face aux
balles et aux obus, ils sont aussi fragiles que des civils.
En
effet, Lucien l’âne mon ami, mais là aussi, ils sont beaucoup
plus chers ; il y faut des indemnités, des pensions, des
assurances et que sais-je encore ; toutes choses que ne pouvait
revendiquer l’honnête troufion. Et même en temps de paix, il se
pose des problèmes de carrière et de vieillissement ; arrivés
à un certain âge, le fantassin, ça ne marche plus. Mais laissons
ces questions d’intendance actuelles, voyons comment ç’était au
temps de la chanson, du temps du service militaire vu par un jeune
appelé qui arrive à l’armée en jeune homme sobre et bien élevé
et qui en ressort en brute avinée.
Eh
oui, dit Lucien l’âne, ça me rappelle ce qu’on disait à
l’époque au jeune homme. « Quand tu iras soldat, tu verras,
on te fera marcher droit et on fera un homme de toi. »
C’est
cette intéressante expérience que raconte la chanson, reprend Marco
valdo M.I. Au début, le brave enfant fort civil encore ne comprend
rien aux mœurs des hommes des casernes et il a du mal à s’intégrer
à un système fondé sur la bêtise. Ce jeune conscrit
[[1301]], frère ou cousin de celui de Boris Vian, finit quand même
par s’adapter à l’armée. C’est à ce moment où le temps du
dressage donne tout son rendement que le service prend fin et qu’on
rend ce beau militaire à sa famille et à la vie ordinaire. Sa
famille, ses parents, les voisins ont quelque difficulté à le
reconnaître. L’Armée l’avait définitivement déformé.
Le
pire, dit Lucien l’âne, c’est que j’entends dire un peu
partout que certains veulent réinstaurer un tel service et même,
l’étendre aux demoiselles. Il est donc utile de répandre cette
histoire chez les jeunes d’à présent avant qu’une propagande
idiote (mais y en a-t-il d’autre ?) ne vienne embrumer les
cerveaux et gâcher les jeunesses. Quant à nous, reprenons notre
tâche et tissons le linceul de ce vieux monde armé, discipliné,
formateur et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Quand
je suis arrivé, ils ont été surpris,
Mais du style futés, ils ont vite compris
À voir les cheveux longs qui me couvraient la nuque
Que j’étais un pédé, une espèce d’eunuque.
Ils ne disaient pas eunuque, le mot est compliqué ;
Ils parlaient de cerises et de dénoyauter,
Ce qu’on peut appeler de riches métaphores.
Comme quoi, on rencontre encore des esprits forts
À l’armée,
À l’armée.
Mais du style futés, ils ont vite compris
À voir les cheveux longs qui me couvraient la nuque
Que j’étais un pédé, une espèce d’eunuque.
Ils ne disaient pas eunuque, le mot est compliqué ;
Ils parlaient de cerises et de dénoyauter,
Ce qu’on peut appeler de riches métaphores.
Comme quoi, on rencontre encore des esprits forts
À l’armée,
À l’armée.
Quand
je suis arrivé, ils ont été surpris
Que dans la vie civile, on m’ait si peu appris.
J’étais un moins que rien d’un niveau inférieur ;
La preuve, je ne savais pas saluer les supérieurs.
On m’a donc enseigné à force de nuits blanches
Que les gens supérieurs, c’est marqué sur leurs manches.
Bien sûr, c’est étonnant, on s’ demande du reste
Comment on les reconnaît, quand ils ôtent leur veste.
À l’armée,
À l’armée.
Que dans la vie civile, on m’ait si peu appris.
J’étais un moins que rien d’un niveau inférieur ;
La preuve, je ne savais pas saluer les supérieurs.
On m’a donc enseigné à force de nuits blanches
Que les gens supérieurs, c’est marqué sur leurs manches.
Bien sûr, c’est étonnant, on s’ demande du reste
Comment on les reconnaît, quand ils ôtent leur veste.
À l’armée,
À l’armée.
Quand
je suis revenu, mes parents furent surpris
Que leur petit garçon soit ce grand malappris
Qui jurait, qui rotait, qui roulait sous la table
Et qui se conduisait comme dans une étable
Ils n’ont pas reconnu leur enfant innocent
Dans ce pantin kaki, braillard et indécent ;
Ils m’ont pas reconnu, mon Dieu, je leur pardonne ;
Ils avaient fait de moi à leur image un homme.
À l’armée,
À l’armée.
Que leur petit garçon soit ce grand malappris
Qui jurait, qui rotait, qui roulait sous la table
Et qui se conduisait comme dans une étable
Ils n’ont pas reconnu leur enfant innocent
Dans ce pantin kaki, braillard et indécent ;
Ils m’ont pas reconnu, mon Dieu, je leur pardonne ;
Ils avaient fait de moi à leur image un homme.
À l’armée,
À l’armée.