Je
profite de l'occasion pour faire remarquer cette numérotation
particulière que je viens d'introduire : (Ulenspiegel
– I, I), laquelle signifie
très exactement ceci :
Ulenspiegel :
La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses
d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs,
dans le texte de l'édition de 1867.
Le
premier chiffre romain correspond au numéro du Livre – le roman
comporte 5 livres et le deuxième chiffre romain renvoie au chapitre
d'où a été tirée la chanson. Ainsi, on peut – si le cœur vous
en dit – retrouver le texte originel et plein de détails qui ne
figurent pas ici.
C'est
une fort bonne idée, dit Lucien l'âne. Je me demandais d'ailleurs
comment savoir où trouver tous ces renseignements… Pour le reste
que dit la chanson…
Comme
tu t'en souviens certainement, Till et Philippe – il s'agit du roi
Philippe – ont un rôle capital et antagoniste dans le récit
imaginé par Charles De Coster, il y a près de 150 ans, déjà. Ils
sont les deux pôles qui vont orienter toute cette histoire,
elle-même assez complexe, tant elle entremêle de récits, de
personnages et d'événements divers. On peut la lire de mille
façons, sans doute. Mais ici, dans Ulenspiegel le Gueux, il s'agit
essentiellement de l'affrontement entre le pouvoir et la liberté ;
il est question aussi du véritable combat que mène l'Église contre la libre-pensée. Quant à Till et Philippe,
ils seront cette fois encore
les acteurs principaux. J'ai dit « cette fois encore »,
car il t'en souviendra, la première fois qu'on les mit en présence
ici, c'était pour leurs naissances respectives et la chanson
s'intitulait : « Till et Philippe ». Revoici donc
une nouvelle rencontre, mais elle est bien différente, car Till et
Philippe vont se voir et même, se parler.
Si
c'est bien la rencontre à laquelle je pense, je crois bien que
c'était à Anvers et figure-toi, que j'étais moi-même présent et
bien placé pour en connaître.
Je
me disais justement que ce devait être toi, cet âne qui
accompagnait Till dans ses déambulations anversoises. Je pensais en
écrivant cette chanson que cette entrée de Till à Anvers sur le
dos d'un âne semblait avoir inspiré le peintre ostendais James
Ensor pour son Entrée du Christ à Bruxelles,
scène elle-même manifestement aussi liée à l'Entrée du Christ à
Jérusalem, toujours sur le dos d'un âne.
J'y
étais, j'y étais… Dans tous les cas, on ne saurait nier
l'importance de l'âne en cette folle journée. Personnellement,
j'en ai gardé un merveilleux souvenir. On a traversé la ville de
part en part et je me vois encore allant rigolard avec Till sur mon
dos et le valet qui court à mes côtés, tenant la bride. Et puis,
ce qui s'est finalement passé sur la place avec tous ces gens.
Écoute,
Lucien l'âne mon ami, laisse-moi quelques instants pour recadrer
cette scène d'anthologie et en exposer les tenants et les
aboutissants. Au début, on a donc, d'un côté, Till qui joue au fou
à Bois-le-Duc, d'où sa réputation l'avait précédé jusqu'à
Anvers, d'où on envoya le chercher. D'autre part, on a Philippe –
entretemps, marié à la Reine d'Angleterre est devenu roi consort,
sans aucun pouvoir personnel, ne « régnant » que par
l'entremise de sa femme. Un fait difficile à accepter pour un Très
Grand d'Espagne… Il s'en est d'ailleurs
plaint à son père Charles Quint et ce dernier lui
a promis qu'il se retirera bientôt et lui cédera
sa place. En attendant, Philippe fait le tour de ses futures
possessions. Il est reçu en grande pompe partout et partout,
il promet ce qu'on voudra et qu'il en tiendra pas. Son entrée à
Anvers condense donc toute cette équipée. Mais
à Anvers, c'est le sens de la chanson, Till va lui montrer en même
temps qu'au peuple assemblé combien leur jeu de dupes est ridicule
et fonctionnez sur une immense crédulité (du peuple) et sur une
immense hypocrisie (du futur roi). Et la chanson raconte fort bien
tout ça…
Alors,
passons à la chanson et puis, reprenons notre tâche et tissons le
linceul de ce vieux monde prometteur de beaux jours, d'avenirs
radieux, de paradis futurs, crédule, croyant et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
« Pèlerin
pèlerinant ne peut follier de séjour
Seulement
par auberges et chemins »
Être
fou, je veux bien, mais sans aucun détour,
Car
pluie ou soleil, chez moi, me ramène mon destin.
Philippe,
triste roi consort d'Angleterre,
S'en
vînt visiter son prochain héritage :
Hainaut,
Brabant, Hollande, Zélande et Flandres.
Il
vivait à ce moment en son plus bel âge.
Froid
était son royal visage,
Roide
était sa tête louche,
Étroit
son torse et torses ses jambes,
Roide
son parler pâteux de laine en bouche.
Partout, ce ne fut que festoiement,
Partout,
il jura de maintenir les libertés civiles,
Mais
on vit bien à Bruxelles son faux serment:
Sa
main se croqua soudain sur l'évangile.
À
Anvers, pour un triomphe et force fêtes,
On
dépensa tant et plus et plus encore.
Pour
le roi, on fit carnavals et cortèges.
Rien
n'y fit, Philippe tirait une tête de mort.
La
ville fit quérir un fol à Bois-le-Duc.
Connais-tu
un tour pour faire rire Philippe le roi ?
Heer
Markgrave, j'en tiens plus d'un trempé dans le suc.
Que
comptes-tu faire ? Voler en l'air, une fois.
Par
les rues, les places, les carrefours, on clama
Sonnant
clairons, battant tambours, à haute voix
Aux
signorkinnes, aux signorkes, on annonça :
Le
fol Ulenspiegel sur la place volera.
Till
sur son âne, toute la ville, traversa
En
robe cramoisie donnée par la commune.
Till
et son âne, ornés de grelots et de soie,
Saluèrent
bien bas le roi sur son estrade.
Till
sur le toit, corneille sur la corniche,
Battait
l'air de ses bras, mais il ne volait pas.
Là,
il déclara à la foule et au roi :
Je
me croyais seul fou, la ville en est pleine.