LE CRI
Version
française – LE CRI (d’après le tableau d’Edvard Munch) –
Marco Valdo M.I. – 2018
d’après
la version italienne – L’URLO – Riccardo
Venturi – 2015
d’une
chanson polonaise – Krzyk
– Jacek
Kaczmarski – 1978
Krzyk
- LE CRI est un album composite de
chansons écrites dans les années 1974-80, qui
est un diagnostic de l’homme dans une situation sans issue,
rendue impossible par l’histoire et la
politique, et même par ses faiblesses : l’unique
arme est l’ironie, ou le crie de désespoir.
Jacek
Kaczmarski
Cette
chanson, que
Krzysiek Wrona chantonnait (ou sifflotait) il
y a environ un an, fait
partie non
seulement d’un album publié trois ans après qu’elle
ait été écrite (la
chanson est de 1978, l’album – lui
aussi intitulé Krzyk
est de 1981) ; il fait également
partie de
toutes
celles que
Jacek Kaczmarski a
écrit en s’inspirant de
tableaux célèbres
et d’autres
œuvres
d’art. Il y a,
en
tout, vingt-sept chansons
pour vingt-sept
tableaux ou œuvres ;
il y a même
le David de Michel Ange.
Je
suis tout
à fait
convaincu que Jacek Kaczmarski est,
en
ceci, titulaire
d’un authentique « unicum » dans la chanson d’auteur
de tous
les
pays. Le lien entre
Kaczmarski
et les œuvres
d’art n’est certainement pas une
fin en
soi
ou mû
par
de simples critères esthétiques ou culturels. Les mots de Jacek
Kaczmarski que j’ai cités
au
début sont parfaitement
clairs,
et doivent être compris
exactement. S’inspirer du
Cri
d’Edvard Munch en est, du
reste,
une explication en soi. « l’homme dans une situation sans
issue,
rendue
impossible par
l’histoire et la politique » :
il s’agit d’une photographie parfaite de
celui
qui
est
forcé de
vivre dans une situation de manque total de liberté, causée par
des
circonstances historiques et politiques. Et les uniques armes à sa
disposition
sont, comme dit toujours Kaczmarski, l’ironie ou le
cri de désespoir. Ce
sont, cependant, des
armes
qui peuvent se montrer terribles, décisives ;
à la longue, elles
sont capables d’abattre les murs, ces
Murs
(Mury)avec
lequel le même
Kaczmarski avait traduit L’ESTACA
de
Lluís Llach.
La
version du Cri la plus connue est celle de la Galerie Nationale
d’Oslo ; mais, comme pour presque toutes les œuvres du
peintre norvégien, il en existe plusieurs versions : quatre en
tout, précédées d’une épure non datée et ne retenant que le
seul sujet qui hurle.
Les origines du tableau sont autobiographiques. Munch dit : « Un soir je me promenais sur un sentier, d’un côté, était la ville et sous moi, le fjord… Je m’arrêtai et regardai au-delà du fjord, le soleil se couchait, les nuages étaient teints de rouge sang. Je sentis un cri traverser la nature : il me sembla presque l’entendre. Je peignis ce tableau, je peignis les nuages comme du vrai sang. Les couleurs hurlaient. Ceci est devenu LE CRI. » Plus tard, ces impressions du peintre furent mieux précisées dans la brève poésie qu’il apposa sur le cadre de la version de 1895 : « Je marchais le long de la route avec deux amis quand le soleil se coucha, le ciel se teignit tout à coup de rouge sang. Je m’arrêtai, je m’appuyai mort de fatigue à une palissade. Sur le fjord noir-bleu et sur la ville ce n’était que sang et langues de feu. Mes amis continuaient à marcher et moi, je tremblais encore de peur… Et je sentais qu’un grand cri infini envahissait la nature. »
Il
s’agissait d’un lieu bien précis : un sentier en montée
sur la colline d’Ekberg, au-dessus d’Oslo. Souvent ce sentier est
confondu avec un « pont » (comme semble le faire aussi
Kaczmarski dans la chanson). Sur le sentier d’Ekberg, se consume le
cri lancinant, terrible de la figure qui, dans cette œuvre, acquiert
un caractère indéfini et universel, en faisant de toute la scène
le symbole du drame collectif de l’angoisse, de la douleur et de la
peur. La figure hurlante se presse la tête avec les mains et perd
toute forme, en devenant un ectoplasme difforme. La figure semble se
dissoudre en accord avec sa voix déchirée ; la bouche s’ouvre
dans un spasme innaturel, et son cri distord le paysage entier.
On
a dit et a écrit que LE CRI était l’œuvre picturale la plus
significative du pessimisme fin de siècle, fort répandu à cette
période, qui commenca à mettre en doute les certitudes de l’être
humain précisément pendant que Sigmund Freud enquêtait sur les
abîmes de l’inconscient. Dans l’optimisme insouciant et
positiviste de la Belle Époque, on pressentait les germes de la
catastrophe qui venait ; la figure du CRI semble exprimer
l’immonde abomination de la condition humaine, sur le fond d’un
ciel flambant et mourant et d’une mer pourrie et oléagineuse.
Restent droits seulement le sentier (ou le pont) et les deux
personnages à gauche, sourds tant au CRI qu’à la catastrophe :
indifférents au drame émotionnel, ils semblent presque vouloir
sortir du tableau. Edvard Munch continua à produire des versions du
tableau : la dernière est de 1910, et le CRI mondial
s’approchait.
En
y pensant, l’approche de Kaczmarski de ce tableau, dans la Pologne
entre 1974 et 1980, peut être considéré naturel. Ce n’est pas
seulement l’histoire et la politique qui mènennt l’homme sur sa
voie sans issue, mais aussi ses faiblesses, symbolisées à la
perfection par l’indifférence des personnes qui « sortent du
tableau ». Le cri de désespoir de la figure est le cri de
celui qui se rend compte du manque de tout type de débouché, et qui
emploie cette arme extrême pour se faire entendre. Mais quelqu’un
l’entendra, le comprendra ? Du reste, la figure même est
sourde à son propre cri…
Il
y a cependant une dernière annotation qu’il me plaît faire. Dans
sa chanson, avec un artifice subtil, Kaczmarski semble vouloir rendre
une propriété humaine à la figure, en lui attribuant un sexe. De
quelques formes grammaticales présents dans le texte (la forme
verbale passé zatkałam, de l’adjectif szalona), on comprend qu’il
parle d’une femme ; ce sont des formes grammaticales
féminines. En celà, Kaczmarski est « allé au-delà »
Munch, qui – intentionnellement – n’a jamais attribué un sexe
à sa figure (qui, allez savoir, est lui-même).
D’autre part, Kaczmarski n’a pas choisi le CRI de Munch pour la couverture de l’album. Il a choisi une figure dont le cri ressemble beaucoup à celui d’une personne soumise à la torture, avec la bouche déformée par des cordes tirées de façon à lui faire subir le terrible spasme du tourment imposé. C’est un hurlement qui peut rendre sourd soit celui qui l’émet, soit celui qui l’écoute ; le supplice de la douleur et l’indifférence se mélangent. Mais, un jour ou l’autre, chacun sera contraint de hurler, avec le sentiment de n’être écouté par personne. [RV]
Mon
propre cri m’assourdit !
Mon
propre cri m’assourdit !