dimanche 27 octobre 2019

LE TAMBOUR DE LA CLIQUE D’AFFORI

LE TAMBOUR DE LA CLIQUE D’AFFORI

Version française – LE TAMBOUR DE LA CLIQUE D’AFFORI – Marco Valdo M.I. – 2019
de la version italienne – IL TAMBURO DELLA BANDA D’AFFORI (Version italienne enregistrée par Aldo Donà, Dea Garbaccio et Nella Colombo (1943)
de la chanson milanaise – Il tamburo della banda d’Affori
Texte : Mario Panzeri / Nino Rastelli et musique : Nino Ravasini – 1942
Interprètes : Aldo DonàDea GarbaccioNella Colombo – 1943






LE TAMBOUR PRINCIPAL DE LA CLIQUE DE PREDAPPIO
de Riccardo Venturi (extraits)

L’histoire de la censure des chansons et des chansonnettes italiennes sous le régime fasciste, il est bon de le dire tout de suite, est une histoire qui a à voir avec le ridicule. Non pas que ce site manque d’exemples : ça va de Pippo non lo sa, considéré comme « chanson de la fronde » et regardé avec beaucoup de suspicion, car on y a vu une satire d’Achille Starace, à Maramao perché sei morto, où était visé l’à peine décédé hiérarque Costanzo Ciano (appelé à Livourne « Ir Ganascia », pour son appétit non seulement gastronomique, et père de Galeazzo, gendre Mussolini et par lui ensuite gracieusement fusillé à Vérone en 1944). Des étudiants de Livourne avaient affiché les paroles de la chanson sur le Mausolée de Ciano, alors en construction : cela a suffi pour que la chanson soit bannie de l’EIAR (radio italienne aux temps du fascisme, ancêtre de la RAI). On passe à Crapa pelada de Gorni Kramer (l’auteur des paroles est incertain) ; mais la liste des « chansons de la fronde » est longue.
C’était aux temps où dans ce pays amène et rieur appelé « Italie », déjà en 1926, le Bureau de la censure avait ordonné de modifier quelques vers de la « Leggenda del Piave (Légende du Piave) » de E.A. Mario, la chanson patriotique italienne la plus célèbre, jugée inacceptable pour le bon renom de la « patrie fasciste » ; les références à « la trahison » et à « la honte subie à Caporetto » ne convenaient pas. La musique étrangère en général, et la musique américaine en particulier, est interdite. Carlo Ravasio (journaliste fasciste) écrivait :
« Il est néfaste et insultant pour la tradition et pour la race de mettre des violons et des mandolines au grenier pour donner de la voix aux saxophones et frapper les tympans selon des mélodies barbares qui ne vivent que pour les éphémérides de la mode. C’est stupide, ridicule et antifasciste de s’extasier pour les danses ombilicales d’un mulâtre ou de se précipiter comme des idiots à chaque américanade qui nous arrive d’outre-océan ».
En 1929, le Commandement général des régions des Carabiniers a publié une série de circulaires confidentielles contenant la liste des chants contraires à l’ordre national et nuisibles à l’autorité établie. Il y a des hymnes nationaux (d’abord la Marseillaise et l’Internationale, alors l’hymne de l’URSS), des chants socialistes, communistes et anarchistes (à Milan sont également arrêtés deux anarchistes présumés surpris en train de chanter un motif exaltant Gaetano Bresci) et même quelques ballades sur la malheureuse entreprise d’Umberto Nobile au pôle Nord (il est à noter que le commandant Nobile fut dans l’après-guerre, parlementaire au sein du parti communiste italien). Mais cela ne s’arrête pas là. La première version de la célèbre « Faccetta Nera (littéralement : frimousse noire) » (de Micheli-Ruccione), écrite en romanesco (italien parlé dans la ville de Rome) en 1935, est accusée d’« encourager le mélange des races », de trop apprécier la « belle Abyssinienne », et les auteurs furent contraints de faire de lourdes modifications et de la transposer en italien. On essaie aussi d’opposer à la chanson (qui a un succès retentissant) une « Faccetta bianca (frimousse blanche) » (de Grio-Macedonio), interprétée par Renzo Mori – que l’interprète s’appelait « Mori – brun ou maure » était certainement un comique involontaire), qui sera cependant totalement oubliée. Entre-temps, « Faccetta Nera » devint si populaire que le régime fut forcé de l’inclure parmi les hymnes fascistes.
En 1936, est promulguée la circulaire « puriste » et « italique », obligeant la presse à traduire en italien tous les termes étrangers contenus dans les chansons, et jusqu’à l’optique et aux conditions météorologiques. Mais la circulaire concerne aussi les noms des artistes eux-mêmes : Louis Armstrong devient ainsi « Luigi Braccioforte », Benny Goodman « Beniamino Buonomo » et Duke Ellington « Del Duca ». En 1937, les restrictions imposées à la musique américaine furent quelque peu assouplies et l’EIAR diffusa des œuvres d’auteurs étrangers interprétées par des orchestres italiens, comme celui de Pietro Rizza. Le jazz s’est répandu, notamment grâce à l’orchestre Ramponi et à Gorni Kramer ; EIAR s’est même doté de son propre quatuor de jazz, dont la musique a été diffusée chaque soir à 20h40. Mais tout cela ne dura pas longtemps. Déjà en 1938, l’année des lois raciales de Mussolini, le jazz était à nouveau qualifié de « musique négroïde » et avait complètement disparu des programmes de l’EIAR.
C’est précisément en 1938 qu’on situe le début des « Chansons de la Fronde ». Les «  Chansons de la Fronde » sont celles qui, en raison de certaines ambiguïtés du texte (intentionnelles ou aléatoires), se prêtent à être réinterprétés de manière satirique et sarcastique. C’est arrivé, par exemple, à une célèbre chanson d’amour, encore connue de nos jours, « Un’ora sola ti vorrei – Je te voudrais une heure seulement » (de Paola Marchetti et Bertini, 1938, interprétée par Fedora Mingarelli), que l’on retrouve encore, par exemple, dans Les plus grands succès de Giorgia de 2002, mais qui est célèbre dans l’interprétation d’Ornella Vanoni en 1967.) Au moment de sa sortie, « Un’ora sola ti vorrei » est l’une des chansons les plus utilisées et les plus contrôlées ; il y a plusieurs dénonciations de gens qui sont surpris de chanter le couplet « Une heure seulement je te voudrais / pour te dire ce que tu ne sais pas / Moi qui ne pourrai jamais oublier / ce que tu es pour moi… » en s’adressant au portrait omniprésent du DVCE.
A partir de septembre 1938, avec la promulgation des tristement célèbres « lois raciales » de Mussolini, toutes les chansons (et la musique en général) d’auteurs juifs furent interdites.
Mario Panzeri était milanais et a souvent écrit des chansons en milanais ; il en a aussi écritécrivit une en 1942, dédiée de façon ludique à la clique de musique de la ville d’Affori (qui – déjà en 1923- avait été incorporé à la ville de Milan) et à son « tambour principal ». C’est Tamburo della banda d’Affori. Qui ne la connait pas, même aujourd’hui ? Bien sûr, Panzeri devait avoir un véritable talent pour le double sens ; mais en 1943, rien n’échappait à la censure solennelle du régime, surtout en temps de guerre. Le tambour principal de la clique d’ Affori / qui commande cinq cent cinquante sous-fifres… Bref, au censeur n’échappa pas ce petit détail : exactement 550 étaient les membres de la Chambre des Fasci (faisceaux) et des Corporations, c’est-à-dire le corps législatif qui, de 1939 à 1943, remplaça la Chambre des députés. Et qui pouvait être le « tambour principal », si ce n’était le DVCE ? Celui qui « confond le Trouvère avec la Sémiramide » et devant qui les tosanell (les « petites filles », c’est-à-dire les Italiennes…) s’entimidentEntretemps, la chanson est devenue très connue et en Toscane, comme les Toscans l’avaient remarqué avant la censure, ils chantent une variation où il est écrit «  qui commande cinq cent cinquante bischeri (couillons, crétins, etc) ».
Mario Panzeri a toujours été un antifasciste. C’était aussi une personne très aimable et très sincère : il jurait et rejurait qu’il n’avait jamais voulu intentionnellement écrire une chanson qui se prêtait au « double sens », mais que le double sens, pour ainsi dire, était naturel et était perçu comme tel. Alors vous savez que même les gens les plus sincères se voient concéder un petit mensonge. [RV]

Dialogue Maïeutique

Car, mon ami Lucien l’âne, j’imaginais bien que tu me poserais mille questions à propos de cette chanson, comme tu dois t’en poser à propos de plein d’autres choses, j’ai pris la peine de e faire une version française – quoique quelque peu raccourcie – du commentaire de Riccardo Venturi. Je n’y reviendrai pas et je te laisserai découvrir ce que notre ami raconte (en italien) à propos notamment des « chansons de la Fronde », de la Fronde au sens où il y eut une Fronde des gentilshommes en France, il y a quelques siècles, dans les débuts de Louis XIV ; il faut donc comprendre cette fronde, non comme la cime des arbres, mais comme une rébellion contre un pouvoir ; en l’occurrence, d’un pouvoir dictatorial, celui de Benito Mussolini. Il faut asii tenir à l’esprit en même temps que la fronde est aussi – dans l’imaginaire biblique – l’arme de David qui lui permit d’avoir raison du géant Goliath et que par ailleurs, la fronde est une arme discrète qu’on peut utiliser pour frapper à distance, sans même être vu et que c’est aussi une arme de ceux qui ne sont habituellement pas armés militairement ; c’est une arme de civils, une arme d’insurrection, une arme de résistance. Tout un symbole, en quelque sorte. Mais il y a d’autres choses que je me dois de t’exposer que le texte d’introduction n’explique pas du fait que pour un Italien ces indications sont évidentes.

Ah, dit Lucien l’âne, je me demande quoi, vu l’ampleur de l’introduction.

Eh bien, reprend Marco Valdo M.I., pour commencer je te ferai remarquer que le titre mérite à lui seul un petit lexique. D’abord, le Tambour est bien ce qu’iol désigne : à la fois, l’instrument – la caisse sur laquelle on frappe pour faire du bruit en cadence et en même temps, celui qui en joue. Cependant, il semblerait que ce Tambour de clique soit aussi le chef de la clique – c’est-à-dire ici de la fanfare et du fait que c’est lui qui donne le rythme et qui fait le plus de bruit, qui déploie un véritable tintamarre, c’est lui qu’on remarque le plus. Je te rappelle au passage que le mot italien que j’ai traduit « la clique » est « la banda » ; et naturellement, il rappelle le mot français « la bande » – ici, compris comme : la bande de bandits, d’escrocs, de délinquants en tous genres. Ensuite, la clique est cette fanfare principalement composée de tambours, de fifres et de clairons ; elle fait beaucoup de bruit et entraîne les badauds au son de son charivari. Et enfin, Affori est une localité dans la banlieue de Milan ; j’en profite pour préciser que Cantù est un autre localité plus au nord, située sur la route qui mène de Milan à Côme. Ainsi, le titre indique que la chanson raconte tout simplement que la fanfare d’Affori s’en va à Cantù, tambour battant.

Ah merci !, souffle Lucien l’âne, me voilà renseigné ; je vais tout comprendre.

Sans doute non, Lucien l’âne mon ami, et il te faut écouter encore un peu de mon commentaire ; c’est indispensable, car le titre de la glose italienne est différent de celui de la chanson et incite à penser à d’autres choses. En vérité, comme tu le verras, tout l’arrière-plan, tout le contexte, tout le double sens s’en trouvent lumineusement éclaircis. Comparons donc les deux titres : le Tambour devient le principal Tambour ; en quelque sorte, le Tambour des Tambours, le chef des caisses vides. Sautons au nom de la ville qui d’Affori est devenu Predappio. Kesako Predappio ? Predappio est une petite localité qui serait fort inconnue et tranquille si pour son malheur, elle n’était la ville natale de Benito Mussolini. Certes, elle n’en peut rien, mais c’est ainsi et elle se passerait volontiers de cette renommée gênante. À la même époque, ce Tambour de Predappio avait un homologue dans un autre pays, un dirigeant qui pour les mêmes raisons de résonance malsaine était surnommé « le Tambour » ; il s’agit évidemment d’Adolf Hitler. Günter Grass en fit un monumental roman, Volker Schlöndorff en fit un film retentissant, que j’avais rappelés dans « Le Tambour et mon grand Amour, Nosferatu le Vampire ». Quant au sens caché de la chanson, on pourrait l’interpréter comme l’évocation de la fuite du régime fasciste en ruines vers la frontière autrichienne et le désamour qui frappa les admiratrices de sa clique. Je laisse à ton imagination le champ libre pour faire le reste et crois-moi, il y a encore beaucoup de grain à moudre, comme souvent dans les chansons quand on veut bien y prendre attention.

Tel l’âne à la meule, je vais le faire de ce pas, Marco Valdo M.I., n’en doute pas un instant. Pourtant, il nous faut arrêter ici cette palabre et tisser le linceul de ce vieux encore trop imbibé de la lymphe fasciste, stupide, hypnotique et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



La clique arrive, la clique arrive, la clique arrive, la clique arrive avec ses musiciens,
Avec ses musiciens (avec ses musiciens)
Oh Caterina, Caterina, quelle chamade !
(Oh Caterina, Caterina, quelle chamade !).
Le chef, le chef, le chef a des boutons dorés, il sourit tout le temps (quelle ballade !)
Oh Catherine, le chef est ton grand amour.
(Oh Caterina, le chef est ton grand amour).


Les voici, ils sont tous là.
Sol la sol mi, do ré mi fa
Et avec ses bâtons rantanplan,
Le tambour arrive en grondant.


C’est lui (c’est lui), c’est lui (c’est lui), oui, c’est vraiment lui !
C’est le tambour principal de la clique d’Affori,
C’est le commandant en titre
De ces cinq cent cinquante sous-fifres.
Quelle passion, quelle excitation, quand il fait pan pan pan.
Regardez ça, tandis que les oies font can-can.
Les filles à le voir s’entimident,
Lui, il confond le Trouvère avec la Sémiramide.
Belle fille de l’amour,
Esclave je suis, je suis esclave de tes atours !


Passe la clique, passe la clique, passe la clique, puis s’en va à Cantù
(Puis s’en va à Cantù)
Oh, Caterina, mais ton amour n’est plus.
(Oh Caterina, mais ton amour n’est plus).
Allez Luigi, allez Luigi, allez Luigi, voilà le tram,
Voilà le tram (voilà le tram)
Lui avec son pied sur la voie est dans l’embarras.
(Lui avec son pied sur la voie est dans l’embarras.)


Arrêtez le tram, descend
Du tram celui qui fait ce boucan.
Lui avec calme et flegmatique
Cherche où est passée sa clique.


C’est le tambour principal de la clique d’Affori
Celui qui commande cinq cent cinquante bandits,
Quelle passion, quelle excitation, quand il fait pan-pan-pan.
Regardez ça, tandis que les oies font can-can.
Les filles à le voir s’entimident,
Lui confond le Trouvère avec la Sémiramide.
Belle fille de l’amour,
Esclave je suis, je suis esclave de tes atours !