Version
française – LE
TAMBOUR DE LA CLIQUE D’AFFORI – Marco
Valdo M.I. – 2019
de
la version italienne – IL
TAMBURO DELLA BANDA D’AFFORI (Version
italienne enregistrée par Aldo Donà, Dea Garbaccio et Nella Colombo
(1943)
de
la chanson milanaise – Il
tamburo della banda d’Affori
Texte :
Mario Panzeri / Nino Rastelli et musique : Nino
Ravasini
– 1942
Interprètes :
Aldo
Donà
– Dea
Garbaccio
– Nella
Colombo
– 1943
LE
TAMBOUR PRINCIPAL DE LA CLIQUE
DE PREDAPPIO
de Riccardo Venturi (extraits)
de Riccardo Venturi (extraits)
L’histoire
de la censure des chansons
et des chansonnettes italiennes sous le régime fasciste, il est bon
de le dire tout de suite, est une histoire qui a à voir avec le
ridicule. Non pas que ce site manque d’exemples : ça
va
de Pippo
non lo sa, considéré comme « chanson de la fronde »
et regardé avec beaucoup de suspicion, car
on y a vu
une satire
d’Achille Starace, à Maramao
perché sei morto, où était
visé l’à
peine décédé hiérarque
Costanzo Ciano (appelé à Livourne « Ir Ganascia », pour
son appétit non seulement gastronomique, et père de
Galeazzo, gendre Mussolini et par
lui
ensuite gracieusement
fusillé à Vérone en 1944).
Des étudiants de Livourne avaient
affiché
les
paroles de la chanson sur le Mausolée de Ciano,
alors en construction : cela
a suffi pour
que la chanson soit bannie de l’EIAR (radio
italienne aux temps du fascisme, ancêtre de la RAI).
On
passe à Crapa
pelada de
Gorni Kramer (l’auteur des paroles est incertain) ; mais la
liste des « chansons
de
la fronde »
est longue.
C’était
aux temps où dans ce pays amène et rieur appelé « Italie »,
déjà en 1926, le Bureau de la censure avait ordonné de modifier
quelques vers de la « Leggenda del Piave (Légende du Piave) »
de E.A. Mario, la chanson patriotique italienne la plus célèbre,
jugée inacceptable pour le bon renom de la « patrie
fasciste » ; les références à « la trahison »
et à « la honte subie à Caporetto » ne convenaient pas.
La musique étrangère en général, et la musique américaine en
particulier, est interdite. Carlo Ravasio (journaliste fasciste)
écrivait :
« Il
est néfaste et insultant pour la tradition et pour la race de mettre
des violons et des mandolines au grenier pour donner de la voix aux
saxophones et frapper les tympans selon des mélodies barbares qui ne
vivent que pour les éphémérides de la mode. C’est stupide,
ridicule et antifasciste de s’extasier pour les danses ombilicales
d’un mulâtre ou de se précipiter comme des idiots à chaque
américanade qui nous arrive d’outre-océan ».
En
1929, le Commandement général des régions des Carabiniers a publié
une série de circulaires confidentielles contenant la liste des
chants contraires à l’ordre national et nuisibles à l’autorité
établie. Il y a des hymnes nationaux (d’abord la Marseillaise et
l’Internationale, alors l’hymne de l’URSS), des chants
socialistes, communistes et anarchistes (à Milan sont également
arrêtés deux anarchistes présumés surpris en train de chanter un
motif exaltant Gaetano Bresci) et même quelques ballades sur la
malheureuse entreprise d’Umberto Nobile au pôle Nord (il est à
noter que le commandant Nobile fut dans l’après-guerre,
parlementaire au sein du parti communiste italien). Mais cela ne
s’arrête pas là. La première version de la célèbre « Faccetta
Nera (littéralement : frimousse noire) » (de
Micheli-Ruccione), écrite en romanesco (italien parlé dans la ville
de Rome) en 1935, est accusée d’« encourager le mélange des
races », de trop apprécier la « belle Abyssinienne »,
et les auteurs furent contraints de faire de lourdes modifications et
de la transposer en italien. On essaie aussi d’opposer à la
chanson (qui a un succès retentissant) une « Faccetta bianca
(frimousse blanche) » (de Grio-Macedonio), interprétée par
Renzo Mori – que l’interprète s’appelait « Mori – brun
ou maure » était certainement un comique involontaire), qui
sera cependant totalement oubliée. Entre-temps, « Faccetta
Nera » devint si populaire que le régime fut forcé de
l’inclure parmi les hymnes fascistes.
En
1936, est promulguée la circulaire « puriste » et
« italique », obligeant la presse à traduire en italien
tous les termes étrangers contenus dans les chansons, et jusqu’à
l’optique et aux conditions météorologiques. Mais la circulaire
concerne aussi les noms des artistes eux-mêmes : Louis
Armstrong devient ainsi « Luigi Braccioforte », Benny
Goodman « Beniamino Buonomo » et Duke Ellington « Del
Duca ». En 1937, les restrictions imposées à la musique
américaine furent quelque peu assouplies et l’EIAR diffusa des
œuvres d’auteurs étrangers interprétées par des orchestres
italiens, comme celui de Pietro Rizza. Le jazz s’est répandu,
notamment grâce à l’orchestre Ramponi et à Gorni Kramer ;
EIAR s’est même doté de son propre quatuor de jazz, dont la
musique a été diffusée chaque soir à 20h40. Mais tout cela ne
dura pas longtemps. Déjà en 1938, l’année des lois raciales de
Mussolini, le jazz était à nouveau qualifié de « musique
négroïde » et avait complètement disparu des programmes de
l’EIAR.
C’est
précisément en 1938 qu’on situe le début des « Chansons de
la Fronde ». Les « Chansons de la Fronde » sont
celles qui, en raison de certaines ambiguïtés du texte
(intentionnelles ou aléatoires), se prêtent à être réinterprétés
de manière satirique et sarcastique. C’est arrivé, par exemple, à
une célèbre chanson d’amour, encore connue de nos jours, « Un’ora
sola ti vorrei – Je te voudrais une heure seulement » (de
Paola Marchetti et Bertini, 1938, interprétée par Fedora
Mingarelli), que l’on retrouve encore, par exemple, dans Les plus
grands succès de Giorgia de 2002, mais qui est célèbre dans
l’interprétation d’Ornella Vanoni en 1967.) Au moment de sa
sortie, « Un’ora sola ti vorrei » est l’une des
chansons les plus utilisées et les plus contrôlées ; il y a
plusieurs dénonciations de gens qui sont surpris de chanter le
couplet « Une heure seulement je te voudrais / pour te dire ce
que tu ne sais pas / Moi qui ne pourrai jamais oublier / ce que tu es
pour moi… » en s’adressant au portrait omniprésent du
DVCE.
A
partir de septembre 1938, avec la promulgation des tristement
célèbres « lois raciales » de Mussolini, toutes les
chansons (et la musique en général) d’auteurs juifs furent
interdites.
Mario
Panzeri était milanais et a souvent écrit des chansons en
milanais ; il en a aussi écritécrivit
une en 1942, dédiée de façon ludique à
la clique
de musique de la ville d’Affori (qui
– déjà en 1923- avait été incorporé à la ville de Milan)
et à son « tambour principal ». C’est Tamburo
della banda d’Affori. Qui
ne la
connait
pas, même aujourd’hui ? Bien sûr, Panzeri devait avoir un
véritable talent pour le double sens ; mais en 1943, rien
n’échappait à la censure solennelle du régime, surtout en temps
de guerre. Le tambour principal de
la clique d’
Affori / qui commande cinq cent cinquante
sous-fifres…
Bref,
au
censeur n’échappa
pas ce
petit détail : exactement 550 étaient les membres de la
Chambre des Fasci (faisceaux)
et des Corporations, c’est-à-dire le corps législatif qui, de
1939 à 1943, remplaça
la Chambre des députés. Et qui pouvait
être le « tambour principal », si ce n’était
le
DVCE ? Celui qui « confond le
Trouvère
avec la
Sémiramide »
et devant qui
les
tosanell (les « petites filles », c’est-à-dire les
Italiennes…) s’entimident…
Entretemps,
la chanson est
devenue
très connue et en Toscane, comme les Toscans l’avaient remarqué
avant la censure, ils chantent une variation où il est écrit « …
qui commande cinq cent cinquante bischeri (couillons,
crétins, etc) ».
Mario
Panzeri a toujours été un antifasciste. C’était
aussi une personne très aimable et très sincère :
il jurait et rejurait
qu’il n’avait jamais voulu intentionnellement écrire une chanson
qui se prêtait au « double sens », mais que
le
double sens, pour ainsi dire, était naturel et était perçu comme
tel. Alors vous savez que même les gens les plus sincères se voient
concéder
un
petit mensonge. [RV]
Dialogue
Maïeutique
Car,
mon ami Lucien l’âne, j’imaginais bien que tu me poserais mille
questions à propos de cette chanson, comme tu dois t’en poser à
propos de plein d’autres choses, j’ai pris la peine de e faire
une version française – quoique quelque peu raccourcie – du
commentaire de Riccardo Venturi. Je n’y reviendrai pas et je te
laisserai découvrir ce que notre ami raconte (en italien) à propos
notamment des « chansons de la Fronde », de la Fronde au
sens où il y eut une Fronde des gentilshommes en France, il y a
quelques siècles, dans les débuts de Louis XIV ; il faut donc
comprendre cette fronde, non comme la cime des arbres, mais comme une
rébellion contre un pouvoir ; en l’occurrence, d’un pouvoir
dictatorial, celui de Benito Mussolini. Il faut asii tenir à
l’esprit en même temps que la fronde est aussi – dans
l’imaginaire biblique – l’arme de David qui lui permit d’avoir
raison du géant Goliath et que par ailleurs, la fronde est une arme
discrète qu’on peut utiliser pour frapper à distance, sans même
être vu et que c’est aussi une arme de ceux qui ne sont
habituellement pas armés militairement ; c’est une arme de
civils, une arme d’insurrection, une arme de résistance. Tout un
symbole, en quelque sorte. Mais il y a d’autres choses que je me
dois de t’exposer que le texte d’introduction n’explique pas du
fait que pour un Italien ces indications sont évidentes.
Ah,
dit Lucien l’âne, je me demande quoi, vu l’ampleur de
l’introduction.
Eh
bien, reprend Marco Valdo M.I., pour commencer je te ferai remarquer
que le titre mérite à lui seul un petit lexique. D’abord, le
Tambour est bien ce qu’iol désigne : à la fois, l’instrument
– la caisse sur laquelle on frappe pour faire du bruit en cadence
et en même temps, celui qui en joue. Cependant, il semblerait que ce
Tambour de clique soit aussi le chef de la clique – c’est-à-dire
ici de la fanfare et du fait que c’est lui qui donne le rythme et
qui fait le plus de bruit, qui déploie un véritable tintamarre,
c’est lui qu’on remarque le plus. Je te rappelle au passage que
le mot italien que j’ai traduit « la clique » est « la
banda » ; et naturellement, il rappelle le mot français
« la bande » – ici, compris comme : la bande de
bandits, d’escrocs, de délinquants en tous genres. Ensuite, la
clique est cette fanfare principalement composée de tambours, de
fifres et de clairons ; elle fait beaucoup de bruit et entraîne
les badauds au son de son charivari. Et enfin, Affori est une
localité dans la banlieue de Milan ; j’en profite pour
préciser que Cantù est un autre localité plus au nord, située sur
la route qui mène de Milan à Côme. Ainsi, le titre indique que la
chanson raconte tout simplement que la fanfare d’Affori s’en va à
Cantù, tambour battant.
Ah
merci !, souffle Lucien l’âne, me voilà renseigné ; je
vais tout comprendre.
Sans
doute non, Lucien
l’âne mon ami, et il te faut écouter encore un peu de mon
commentaire ; c’est indispensable, car le titre de la glose
italienne est différent de celui de la chanson et incite à penser à
d’autres choses. En vérité, comme tu le verras, tout
l’arrière-plan, tout le contexte, tout le double sens s’en
trouvent lumineusement éclaircis. Comparons donc les deux titres :
le Tambour devient le principal Tambour ; en quelque sorte, le
Tambour des Tambours, le chef des caisses vides. Sautons
au nom de la ville qui d’Affori est devenu Predappio. Kesako
Predappio ? Predappio est une petite localité qui serait fort
inconnue et tranquille si pour son malheur, elle n’était la ville
natale de Benito Mussolini. Certes, elle n’en peut rien, mais c’est
ainsi et elle se passerait volontiers de cette renommée gênante. À
la même époque, ce Tambour de Predappio avait un homologue dans un
autre pays, un dirigeant qui pour les mêmes raisons de résonance
malsaine était surnommé « le Tambour » ; il s’agit
évidemment d’Adolf Hitler. Günter Grass en fit un monumental
roman, Volker
Schlöndorff en
fit un film retentissant, que j’avais rappelés dans « Le
Tambour et mon grand Amour, Nosferatu le Vampire ». Quant
au sens caché de la chanson, on pourrait l’interpréter comme
l’évocation de la fuite du régime fasciste en ruines vers la
frontière autrichienne et le désamour qui frappa les admiratrices
de sa clique. Je laisse à ton imagination le champ libre pour faire
le reste et crois-moi, il y a encore beaucoup de grain à moudre,
comme souvent dans les chansons quand on veut bien y prendre
attention.
Tel
l’âne à la meule, je vais le faire de ce pas, Marco Valdo M.I.,
n’en doute pas un instant. Pourtant, il nous faut arrêter ici
cette palabre et tisser le linceul de ce vieux encore trop imbibé de
la lymphe fasciste, stupide, hypnotique et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
La
clique arrive, la clique arrive, la clique arrive, la clique arrive
avec ses musiciens,
Avec
ses musiciens (avec ses musiciens)
Oh
Caterina, Caterina, quelle chamade !
(Oh
Caterina, Caterina, quelle chamade !).
Le
chef, le chef, le chef a des boutons dorés, il sourit tout le temps
(quelle ballade !)
Oh
Catherine, le chef est ton grand amour.
(Oh
Caterina, le chef est ton grand amour).
Les
voici, ils sont tous là.
Sol
la sol mi, do ré mi fa
Et
avec ses bâtons rantanplan,
Le
tambour arrive en grondant.
C’est
lui (c’est lui), c’est lui (c’est lui), oui, c’est vraiment
lui !
C’est
le tambour principal de la clique d’Affori,
C’est
le commandant en titre
De
ces cinq cent cinquante sous-fifres.
Quelle
passion, quelle excitation, quand il fait pan pan pan.
Regardez
ça, tandis que les oies font can-can.
Les
filles à le voir s’entimident,
Lui,
il confond le Trouvère avec la Sémiramide.
Belle
fille de l’amour,
Esclave
je suis, je suis esclave de tes atours !
Passe
la clique, passe la clique, passe la clique, puis s’en va à Cantù
(Puis
s’en va à Cantù)
Oh,
Caterina, mais ton amour n’est plus.
(Oh
Caterina, mais ton amour n’est plus).
Allez
Luigi, allez Luigi, allez Luigi, voilà le tram,
Voilà
le tram (voilà le tram)
Lui
avec son pied sur la voie est dans l’embarras.
(Lui
avec son pied sur la voie est dans l’embarras.)
Arrêtez
le tram, descend
Du
tram celui qui fait ce boucan.
Lui
avec calme et flegmatique
Cherche
où est passée sa clique.
C’est
le tambour principal de la clique d’Affori
Celui
qui commande cinq cent cinquante bandits,
Quelle
passion, quelle excitation, quand il fait pan-pan-pan.
Regardez
ça, tandis que les oies font can-can.
Les
filles à le voir s’entimident,
Lui
confond le Trouvère avec la Sémiramide.
Belle
fille de l’amour,
Esclave
je suis, je suis esclave de tes atours !