mardi 16 mars 2021

LA VACHE AU BOIS

LA VACHE AU BOIS


Version française – LA VACHE AU BOIS (peinture) – Marco Valdo M.I. – 2021

d’après la version italienne Vacca al bordo della foresta – Riccardo Venturi – 2021

d’une chanson suisse alémanique en Bärndüüdsch (bernois) – Chue am WaldrandMani Matter [1972]






On parlait des fameux mythes suisses que la version nocturne de l’avocat Hans Peter Matter détruisait scientifiquement d’une main surréellement et méchamment douce. Et voilà donc, impossible de faire sans, les vaches. Cette chanson parle de la révolte d’une vache suisse qui ne veut se laisser peindre par un peintre de tableaux idylliques ; peins-toi, sacrebleu, tes petites montagnes, la belle prairie, la forêt et les petites fleurs, mais moi non. Au moins, si tu avais eu la courtoisie de me le demander, vu que je suis un être vivant et animé : Madame la vache, s’il vous plaît, puis-je vous peindre ? Rien.

Un élément du paysage, rien d’autre, sans autre dignité que celle d’en faire partie avant d’être traite ou abattue. Et donc, la vache joue un vilain tour au peintre du dimanche : elle s’en va. Disparaît. Le peintre est assis là, à attendre qu’elle revienne pour finir le tableau, qu’une vache revienne, mais rien. Les autres vaches du pré ont relevé le défi de leur compagne, et s’en sont allées elles aussi, dans un acte exquis de solidarité prolétarienne – on pourrait presque dire. Ils ont affirmé leur dignité d’êtres vivants et sensibles : exploitées pour le lait, exploitées pour la viande, et exploitées même pour les tableaux. Ça suffit, cochonne de vache !

En Suisse, comme on le sait peut-être, tout est immatriculé. Les bicyclettes sont immatriculées : et sont aussi immatriculées les vaches. Dans les oreilles, avec deux petites plaques cantonales réglementaires. Les chansons de Mani Matter sont souvent ainsi : elles visent, avec un surréalisme bien éduqué, les petites choses de son petit pays (souvent plus surréel que ses chansons) avec une adaptation admirable et irréprochable de l’esprit «  brassensien » dont elles sont généralement pénétrées. Définir l’« esprit brassensien » n’est cependant pas facile ; mais, si je devais le synthétiser en quelques mots, je dirais : une chanson est “brassensienne” lorsque, partant d’un petit détail, d’une petite histoire insignifiante, vraie ou inventée, d’une broutille, d’une imagette apparemment innocente, elle ouvre à la fin sur des considérations qui touchent à l’immensité infinie du monde, de ses mécanismes et de ses injustices.

Comme le dit Mani Matter dans le dernier couplet de cette chanson :

« le monde est perfide, rarement il se plie

Voire jamais, aux sublimes représentations

Qu’on fait de lui » ;

des images et des tableaux, des extérieurs, des beautés limitées à la surface et jamais à la profondeur de la réalité. Certes, Mani Matter précise que les vaches sont “ignares” de tout cela, réservant une part de hasard ; mais sommes-nous vraiment si sûrs que tout cela est entièrement dû au hasard ?

Peut-être que je vais un peu trop loin ? Après tout, ce n’est rien de plus qu’une chansonnette de cabaret comique, écoutez comment les gens rient sur l’enregistrement pendant que Mani Matter la chante dans son dialecte bernois. La vache est partie, le peintre est resté là avec sa tache blanche sur la toile, l’art suisse a perdu un chef-d’œuvre figuratif… mais il a acquis une chanson, l’une des nombreuses de cet homme de loi très sérieux qui a subverti les lois en écrivant des chansons et en les chantant dans une langue restreinte, ancienne, mystérieuse qui, entre ses mains, est devenue la voix du monde entier. Les lois, après tout, ressemblent beaucoup à des tableaux idylliques avec des prairies, des bois et des vaches suisses : elles ne sont que des représentations superficielles du monde perfide, qui imposent son image. Et il faut croire que Mani Matter le savait si bien qu’il s’est senti presque obligé de les renverser.

La chanson date de 1972 ; c’est l’une de ses dernières. Elle est sortie, la même année, sur un album intitulé Ir Ysebahn, c’est-à-dire : « À la gare ». Le 24 novembre 1972, Mani Matter prit un train sans retour. [RV]






Un dimanche, un peintre s’en allait avec son chevalet

Par la campagne à la recherche d’un sujet

Quand son œil d’artiste repéra à l’orée du bois,

Une vache, il pensa, voilà un chef-d’œuvre pour moi.



Il peint le bois, à gauche, au fond de la prairie,

Il peint une colline à droite, en haut, il peint le ciel.

Il peint l’herbe à l’avant, très fleurie,

Enfin, il arrive à la vache, à l’essentiel.


Avec soin, il mêle les bruns sur la palette.

De son pinceau, il étale les couleurs sur la toile.

Alors, quand un dernier regard, il jette,

Sangdieu ! La vache a mis les voiles.



Elle est sortie de son cadre, la belle vache ;

On ne sait qui l’a chassée, il ne la retrouve pas.

Il crie comme un fou, mais elle ne revient pas

Et sur la toile, il n’y a qu’une blanche tache.



Ce dimanche-là, il reste longtemps,

Assis devant son tableau, il attend

Une vache pour meubler la pâture,

N’importe quelle vache pour finir sa peinture.


Mais le monde est
perfide, rarement il se plie

Voire jamais, aux sublimes représentations

Qu’on fait de lui ; et ainsi, sur la prairie,

Ces vaches ignares avortent une œuvre d’exception.