jeudi 31 janvier 2019

Le Temps libre

Le Temps libre


Chanson léviane – Le Temps libre – Marco Valdo M.I. - 2019


Lettre de prison 8
3 avril 1934

Carlo Levi 1920


Dialogue Maïeutique

Cette chanson « Le Temps libre », est ici datée du 3 avril 1934, ce qui est la date de la lettre de laquelle est tiré le premier quintain, d’où provenaient aussi des éléments de la chanson précédente, par exemple, ce qui concerne la cravate, la « Gazetta dello sport ». Le reste, les éléments qui constituent les cinq autres quintains sont extraits de la lettre du 6 avril 1934.

Pourquoi tout cet embrouillamini ?, Marco Valdo M.I. mon ami.

Je dois te dire, Lucien l’âne mon ami, que je reconnais volontiers que ces lettres sont quelquefois entremêlées, car je me suis laissé guider par le cours de la poésie plus que par l’exacte adéquation à ces lettres en apparence banales. Elles ressemblent vraiment à des lettres comme n’importe qui pourrait en envoyer dans les mêmes circonstances. Il faut en extraire un récit ; c’est précisément mon travail.

Ce seraient donc des lettres banales, demande Lucien l’âne.

En apparence, en apparence, oui, certainement, dit Marco Valdo M.I. ; cependant, la vérité me commande de dire qu’elles ne le sont pas du tout comme cette revisitation poétique le montre. Un élément important à prendre en compte, c’est le fait que ces lettres de prison s’inscrivent dans un mouvement continu à l’intérieur d’un temps circonscrit (le temps de la prison) où les jours se ressemblent, d’où ce sentiment de banal, et où elles se cristallisent en un seul chant allant et revenant sans cesse sur lui-même. C’est une complainte.

Je comprends maintenant l’impression que j’ai eue jusqu’ici, dit Lucien l’âne pensif. Alors, qu’y a-t-il dans ce Temps libre ?

Qu’y a-t-il dans ce Temps libre ?, pour répondre à cette question, Lucien l’âne mon ami, je vais reprendre la démarche que j’ai suivie jusqu’ici, une démarche vaguement didactique et passablement ordonnée. Le premier quintain montre un Carlo Levi calme, tranquille, sûr de lui et homme de culture et même, de culture classique italienne. Ce n’est pas aussi innocent que cela puisse paraître, car ainsi – par-dessus la tête de la censure, le prisonnier s’adresse aux magistrats en jouant sur la connivence des lettrés : « Nous avons lu les mêmes livres » et au-delà des circonstances du moment, nous partageons certaines valeurs – sous-entendu : que le régime ne partage pas, mais ne peut contester.

« Libre de tout souci judiciaire,
En compagnie de Dante et de Pétrarque,
Je relis le Canzoniere. »

Comme je l’ai déjà expliqué, ce sont là des axes forts de sa défense par censure et cabinet noir interposés. Les trois quintains suivants décrivent la prison, vue de l’intérieur de la cellule (et accessoirement, à quoi on réduit un artiste). C’est un tableau précis à la manière du peintre et du conteur qu’il est.

« Par ma fenêtre, un trou de lumière grise,
On ne peut voir les oiseaux, ni les avions.
Face au mur vague, mon œil brille.
Le ciel à travers les grilles »

Puis, les deux dernières strophes ont l’habituelle vocation double : informer l’extérieur et apporter encore des éléments de défense dans cette plaidoirie lancée vers les autorités. Le prisonnier met – l’air de rien – les magistrats et leur conscience, même mauvaise, face à face avec l’usage des dénonciations et des informateurs et il met en cause la validité des renseignements que ces mouchards peuvent rapporter. En filigrane, il en appelle à l’homme – qui devrait exister en chaque juge – contre les pratiques nauséeuses du fascisme.

« Que sans préjugés, ils ne se laisseront pas guider
Par de faux renseignements
Et qu’ils vont me libérer. »

Pour une fois, Marco Valdo M.I. mon ami, laisse-moi, avant de conclure, te donner connaissance de mon impression sur ton travail, sur cette chanson (et les précédentes et par avance, sur les suivantes, si elles suivent la même voie – et que feraient-elles d’autre ?)

Va-z-y, Lucien l’âne mon ami, va-z-y, je suis très curieux et très désireux de la connaître. Et surtout, n’aie crainte de me dire les choses directement.

Oh, il n’y a rien d’exceptionnel à ma réflexion, reprend Lucien l’âne, c’est ce que je pense amicalement et je ne voudrais pas que mon avis – quelque peu biaisé par l’amitié, mette à mal ta légendaire modestie. Je voulais juste te dire que je trouve cette transmutation de langue et de forme (de l’italien au français, de la prose à la poésie), terriblement réussie. C’est un monument poétique que tu dresses à Carlo Levi. C’est l’étrange résultat d’une alchimie passionnée. C’est particulièrement sensible quand on lit ces chansons pour elles-mêmes sans se soucier ni de l’histoire, ni des dates. Voilà tout ! Enfin, tissons le linceul de ce vieux monde aux arrières-goûts de fascisme, bruyant, gris, morfondu, sombre et cacochyme.

Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Avec ce calme qui entoure
Le temps libre
Libre de tout souci judiciaire,
En compagnie de Dante et de Pétrarque,
Je relis le Canzoniere.

Les voix des gardiens nous épuisent.
Des bruits indistincts font diversion :
Rumeurs d’usine et de circulation.
Par ma fenêtre, un trou de lumière grise,
On ne peut voir les oiseaux, ni les avions.

Face au mur vague, mon œil brille.
Le ciel à travers les grilles
Se morfond nuageux.
D’un soupir profond et oiseux,
Le vent le déplie.

Ici, la veille se réduit à la lumière,
Le sommeil se terre dans les ténèbres :
Ici, la nuit est sans mystère,
Elle se meut dans le sombre
À la poursuite des ombres.

Depuis que je suis là,
J’ai rencontré deux fois les fonctionnaires,
Chargés de mon cas.
Ils n’ont fait état
D’aucune accusation particulière.

À présent, tranquillement, sereinement,
Patient, j’attends et j’espère
Que sans préjugés, ils ne se laisseront pas guider
Par de faux renseignements
Et qu’ils vont me libérer.