LA FILLE AVEUGLE
Version française – LA FILLE AVEUGLE – Marco Valdo M.I. – 2018
d’après la version italienne de Riccardo Venturi – LA BAMBINA CIECA – 2018
d’une chanson tchèque – Nevidomá dívka – Karel Kryl – 1969
Album : Bratříčku, zavírej vrátka
1969, LP, Panton, ČSSR
De
l’album et de la chanson « Bratříčku,
zavírej vrátka »,
on a déjà beaucoup
parlé : c’est
le premier album publié par Karel Kryl, en 1969, peu après
l’invasion d’août 1968, très peu après le geste de Jan Palach,
et juste
avant que
l’auteur-compositeur ne
fuie
en Allemagne. Il y
était allé pour participer à un festival à Dommershausen, en
Rhénanie,
mais il savait que, s’il
rentrait en
Tchécoslovaquie,
il serait
arrêté.
Je
suis convaincu
que, sans « La
Fille
aveugle », on ne peut
pas avoir une idée complète de cet album, d’autant
plus si on accepte mon
impression personnelle :
à savoir que, derrière l’image, ou le tableau, de la
fille
aveugle qui joue calmement
dans le pré,
se cache une
délicate métaphore sur la Tchécoslovaquie
d’alors.
Une
« fille
aveugle » qui ne verra jamais le soleil
et qui
joue avec fantaisie, malgré tout, dans un climat
oppressant
et sombre. Je ne sais pas naturellement si mon hypothèse est
juste, et c’est
pour ça que j’insère
cette chanson dans les « Extras », en m’en
tenant
à l’histoire simple
qui
vous est racontée, une histoire qu’on pourrait définir
« andersenienne ».
Et une chanson stupéfiante, comme plus ou moins toutes celles
écrites par
Karel Kryl. Tant
que pour
en donner une idée, j’ai
tenté
une traduction italienne, aussi parfaitement conscient de mon tchèque
euphémiquement imparfait et en me confrontant
en
outre face à la langue de Karel Kryl, que je ne crois même pas très
simple pour
les Tchèques
de langue maternelle. J’élèverai naturellement une prière à
Sainte
Stanislava pour qu’elle
veuille
satisfaire mes souhaits
et me
fasse
tôt ou tard apprendre le tchèque « comme
il
faut ». [RV]
Dialogue
maïeutique
Ah,
Lucien l’âne mon ami, voici une chanson de Karel Kryl, qui est un
chanteur tchèque qui était né dans la foulée de la « libération »
de son pays par les Ivans, ces grands frères depuis tant aimés par
l’immense majorité des habitants du pays, à l’exception notable
des nouveaux notables du Parti, qui eux, dans l’ensemble, les
appréciaient vraiment ; ils leur devaient leur pouvoir.
Oh,
j’imagine assez bien l’ambiance dans laquelle, comme je suppose,
la jeune fille aveugle, il a grandi. En somme, on peut être certain
que Karel Kryl chante d’expérience. Ce serait donc l’histoire
des enfants de ce pays aveuglé, aux yeux bandés derrière un rideau
de fer.
Cette
fille aveugle de la
chanson de
Karel Kryl est assurément une métaphore de la Tchécoslovaquie de
son temps et probablement, d’autres temps encore ; ce pays a,
comme tu le sais, subit depuis des siècles les invasions étrangères
et sauf peut-être la période Masaryk, il ne pouvait être qu’une
« fille aveugle », par force. C’était la seule manière
d’échapper au réel. Il me paraît que tout comme Karel
Čapek, Jaroslav Hašek,
Franz
Kafka, Josef Škvorecký, Jiří
Šotola et tant d’autres – j’arrête là, je ne
fais pas un cours de littérature tchèque, le poète et chanteur
Kryl s’engageait souvent sur la voie mystérieuse de la métaphore.
Et c’est nécessairement le cas ici ; les tankistes venaient à
peine de s’installer. Pour qu’ils repartent, disait le rabbin, il
faudra un miracle.
Il
me semble aussi, dit Lucien l’âne. C’est à la fois une
tradition de ce pays où tout le peuple est littéralement entraîné
à comprendre à demi-mot, à penser en images anodines, en contes de
village, en récits nébuleux une réalité indicible, sous peine de
sanctions diverses de la prison à la pendaison, en passant par les
baignoires de la torture, les camps de « méditation » ou
les travaux éducatifs. Dès lors, il faut regarder cette chanson
comme une ballade qui racontait l’histoire de ceux qui
l’écoutaient.
Certes,
Lucien l’âne mon ami. Quant aux cavaliers rêveurs d’avoir
consommé les fleurs de jusquiame, la fleur des sorcières – une
opiacée en quelque sorte, qui ont la tête tournée par l’amour,
est-ce une allusion à ces jeunes femmes et jeunes filles
tchécoslovaques qui mini-jupes au vent et poitrines triomphantes se
précipitèrent en août 1968 au-devant des tankistes étrangers,
stupéfaits face à une telle armée ? « Idite domoï
rouskje faschisty ! » (« Allez à la maison,
fascistes russes !), disaient ces jolies demoiselles.
Traduction : Laissez-nous jouer au soleil, même si (à cause de
vous) on ne le voit pas. Enfin, c’est ainsi que je sens cette
chanson, mais comme il se doit s’agissant d’un univers de
métaphores, ce qui est dit, est dit pour ceux qui peuvent
l’entendre.
Arrêtons
ici ces supputations, Marco Valdo M.I. mon ami, et reprenons notre
tâche et tissons le linceul de ce vieux monde envahisseur,
dominateur, avide, arrogant et cacochyme.
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Puis,
elle souffle les plumes
de cirses
Récité :