LE
RHUMATISME DU LIEUTENANT
Version
française – LE RHUMATISME DU LIEUTENANT – Marco Valdo M.I. –
2016
Chanson
italienne – Il
reumatismo del tenente – Wu
Ming Contingent – 2016
Texte
de
Daniele Bernardi, musique
de
Wu Ming Contingent
L’épisode raconté
ici se déroule durant les mois d’été de 1915, sur le front du
Cadore.
Dialogue
Maïeutique
Dis-moi,
Marco Valdo M.I. mon ami, ne trouves-tu pas bizarre le titre de cette
chanson-canzone ? Moi, je pense qu’il est assez inhabituel et
j’aimerais que tu me l’expliques.
Ah,
Lucien l’âne mon ami, ce « Rhumatisme du Lieutenant »
est étrange et selon moi, il est révélateur d’une méprise et
mérite une sérieuse mise au point.
Comment
ça, Marco Valdo M.I. mon ami ? J’attends avec l’intérêt
le plus vif ton explication. Il t’aurait été facile de le changer
et de le remplacer par un titre plus adéquat.
Certes,
Lucien l’âne mon ami, sauf que ce titre « Le Rhumatisme du
Lieutenant » est précisément le titre qui convient le mieux,
car c’est dans la chanson elle-même que se trouve la difficulté,
l’erreur qui m’impose de donner une explication plus fournie qu’à
l’ordinaire. Tout tient à la question du rhumatisme du lieutenant.
Je
pense que tu sais, comme tout le monde, que les rhumatismes sont –
dans le langage populaire – ces douleurs qui affectent les
personnes d’âge par temps froid et humide ; ces douleurs même
si elles rendent la marche ou le mouvement difficiles ne mettent en
aucun cas la vie du rhumatisant en danger. Ce sont des maux
relativement bénins.
Oui,
dit Lucien l’âne en faisant rouler toutes ses jointures comme s’il
craignait qu’elles ne fussent atteintes de ce fléau, je sais cela
et j’ai connu beaucoup de vieux qui s’en plaignaient et qui
éprouvaient de la peine à se mouvoir à cause de leurs
« rhumatisses », comme on dit par ici. Cependant, il me
semble qu’il n’y avait pas là – sauf peut-être plus tard,
lorsque le mal s’aggrave – de quoi les hospitaliser. Au pire, on
leur donnait une décoction de saule ou un antidouleur et on les
envoyait se reposer dans leur fauteuil.
C’est
exactement ça ; les « rhumatisses » sont une
affaire de vieux et de toute façon, quoique douloureux, ils ne
paraissent pas mettre la vie du bon vieillard en danger. Retiens, je
t’en prie, le fait qu’il s’agit de rhumatismes, même si le
parler populaire prononce « rhumatisses ».
À
présent, venons-en à la chanson et au lieutenant qu’elle accuse
de légèreté, quand ce n’est pas de lâcheté et à qui elle fait
grief d’abandonner ses hommes pour un rhumatisme, puisque tel est
le vocable utilisé par le lieutenant pour caractériser ce qui
l’oblige à quitter son poste. Et la chanson de manière ironique
est tout près de lui reprocher une désertion.
Avant
d’aller plus loin, mettons les choses au clair : je ne connais
pas ce lieutenant et je me fiche comme d’une guigne de sa
réputation.
Alors
quoi, dit Lucien l’âne qui signifie de ses yeux écarquillés sa
complète incompréhension. Qu’est-ce que ça signifie cette
insistance à dire que tu ne le connais pas et que tu te fiches
complètement de sa réputation ? On s’en doute, vu qu’il y
a de fortes chances qu’il soit mort bien avant ta naissance, dans
un autre pays.
Évidemment
que cela importe, car on pourrait me soupçonner de partialité dans
ce que je vais établir. Alors ? Alors, il y a que le lieutenant
Rossetti est relativement jeune (un vieillard ne serait pas là à
commander un peloton dans les tranchées) et qu’il ne prétend à
aucun moment souffrir de « rhumatismes », mais du
« rhumatisme » articulaire, ce qui est tout autre chose.
Ceci (la nécessité de distinguer les rhumatismes du rhumatisme et
d’exposer les effroyables conséquences du rhumatisme articulaire)
montre que le lieutenant avait plus que raison d’expliquer son état
et ses antécédents ; lui savait ce dont il parlait et par ces
explications, il voulait lever la confusion entre « rhumatismes »
et « rhumatisme ».
Vois-tu,
Lucien l’âne mon ami, le rhumatisme articulaire est très
invalidant et en état de crise, il empêche vraiment de se mouvoir ;
on en reste véritablement paralysé pendant des semaines et quand on
en réchappe, il faut souvent réapprendre à d’abord se tenir
debout, puis à marcher. Mais il y a plus encore. Le rhumatisme
s’attaque aussi aux artères, au cœur et de ce fait, est la cause
de ce que l’on connaît sous le nom d’ « angine de
poitrine » ; à ce stade, il tue.
Mais
enfin, Marco Valdo M.I. mon ami, la vraie question est de savoir si
ce lieutenant ne tentait pas tout simplement de fuir le combat.
Eh
bien, Lucien l’âne mon ami, tout démontre le contraire. Et tous
les éléments de cette démonstration sont dans la chanson
elle-même. D’abord, le lieutenant est un officier « volontaire »,
c’est-à-dire quelqu’un qui n’était pas légalement tenu de
faire la guerre, c’est un homme mûr, qui a déjà été militaire
et qui s’est réengagé, probablement pour la durée de la guerre.
Sur le plan moral, c'est un patriote actif. Considère également le
fait qu'il n’avait aucune obligation de se trouver dans la
tranchée.
Ensuite,
il y a les symptômes, la description de son état ; il dit
exactement ceci :
C’est
très clair : son visage est un visage d’ascète : mince,
les traits creusés, blême et reflète une profonde douleur, il
arrive à peine à marcher et il n’a pas son air habituel
d’officier ; il déclare nettement ce qu’il ressent ;
et il prend soin de raconter la précédente attaque du rhumatisme,
deux ans auparavant… Cet homme est en pleine crise d’ « angor »
(on l’appelle souvent « infarctus »), il comprend très
bien ce qui lui arrive, il connaît le terrible danger qui le menace
en l'absence de soins spécifiques et face à cela, il agit de
manière tout à fait responsable : il remet le commandement au
sergent ; ne pas le faire aurait été criminel vis-à-vis de
ceux qu'il commandait.
Dès
lors, on ne peut qu’approuver sa démarche. Qu’aurait-on fait
d’un lieutenant quasi-mort et qu’aurait-il pu faire, ce
lieutenant affaibli, pour assumer sa mission de commandement ?
Par ailleurs, sentant se développer cette « crise cardiaque »,
il demande du secours, il sait qu’il est urgent de se faire
soigner. Il était intelligent de l’envoyer à l’hôpital et il
aurait été encore plus intelligent de ne pas l’incorporer et de
ne pas l’envoyer au front.
Et
comment l’affaire s’est-elle terminée ?, dit Lucien l’âne.
On
n’en sait rien. La chanson ne le dit pas. Tu comprends maintenant
pourquoi il fallait en passer par cette explication et défendre le
lieutenant Rossetti des accusations infondées qui sont lancées
contre lui. C’est juste une question de justice.
Maintenant,
c’est fait. Alors, reprenons notre tâche et tissons le linceul de
ce vieux monde fauteur de guerres, belliqueux, injuste et
cacochyme.
Heureusement !
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Je
passe d’un blessé à l’autre
Les jambes tremblant de fatigue,
Les jambes trempées de sang humain
Aux genoux, avec mes mains
Qui connaissent la chair à vif, il me semble
Impossible de secourir tous les soldats :
Les garrots, les bandes, les attelles,
Que j’ai avec moi n’y suffiront pas.
Les jambes tremblant de fatigue,
Les jambes trempées de sang humain
Aux genoux, avec mes mains
Qui connaissent la chair à vif, il me semble
Impossible de secourir tous les soldats :
Les garrots, les bandes, les attelles,
Que j’ai avec moi n’y suffiront pas.
Et
voilà que vient à ma rencontre
La figure ascétique du lieutenant Rossetti,
Le pas traînant et avec l’air ébahi, il me dit :
La figure ascétique du lieutenant Rossetti,
Le pas traînant et avec l’air ébahi, il me dit :
« Je
suis mal ! Je me tiens debout avec peine.
J’ai
laissé le commandement
Du peloton au sergent ».
Puis, il me raconte la longue histoire
Du peloton au sergent ».
Puis, il me raconte la longue histoire
Du
rhumatisme articulaire
Qui le frappa, il y a deux ans
Qui le frappa, il y a deux ans
Et
il conclut sérieusement :
« Ne
faudrait-il pas prévenir ce mal,
En m’expédiant à l’hôpital ? »
En m’expédiant à l’hôpital ? »
Je
regardai alentour :
Le sang des soldats coulait à terre,
Le sang des soldats coulait à terre,
La file des
blessés s’étendait toujours
Et
cet officier volontaire
Choisissait
cet instant
Pour
abandonner son contingent
Pour aller faire soigner préventivement
Pour aller faire soigner préventivement
Un
éventuel rhumatisme.