lundi 15 février 2016

APPRÉHENSIONS

APPRÉHENSIONS


Version française – APPRÉHENSIONS – Marco Valdo M.I. – 2016
d’après la version italienne de Rob le Svizzero – Rob le Suisse d’une
Chanson en Bärndüdsch (alémanique bernois) Hemmige – Mani Matter – 1970






MANI MATTER – 1970







Une chanson tellement fameuse qu’elle a été reprise par la plupart des principaux chanteurs suisses. On notera particulièrement l’interprétation de Stephan Eicher http://www.stephaneicher.com/?page_id=136
Quand Eicher la chante en Suisse romande de langue française, le public est désormais capable de la chanter dans l’impossible allemand bernois.

Décidément, R.V. a raison quand il affirme que le Schwyzertüütsch, et a fortiori, le Bärndüdsch, version bernoise du précédent, est une langue impossible ou presque qui n’est pas né dedans.

On connaît ça ailleurs, dit Lucien l’âne en souriant des yeux. Ce n’est pas spécifique aux langues suisses alémaniques. En fait, c’est même assez général. Que sait-on, toi et moi de la quasi-totalité des 142 langues utilisées jusqu’à présent dans les Chansons contre la Guerre ? Sans compter les 466 langues (la dernière en date est le Yakkha) dans lesquelles (à ce jour) on a traduit la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948.


Oui certainement. D’ailleurs, sorti du français, je ne connais rien. Et même, une grande partie du français m’échappe aussi – cela dit en toute modestie.

Mais tu peux quand même comme le public romand le fait pour « Hemmige », chanter non pas en Bärndüdsch, langue vernaculaire de la capitale de la Suisse, mais en brusseleir, langue vernaculaire de la capitale de la Belgique, de la Flandre et de l’Europe, al chanson du capitaine. D’ailleurs, si tu le veux bien, chante-la-nous.

Je vais le faire à l’instant, mais avant je voudrais préciser deux choses. La première, c’est qu’il vaudrait mieux prévenir les gens qu’il ne s’agit pas vraiment d’un chef-d’œuvre, ni d’une chanson contre la guerre. C’est juste celle que je peux chanter dans une autre langue assez proche du bernois. Ensuite, même s’il y est question du capitaine (dont, soit dit en passant, on cherche toujours l’âge dans les cours de mathématiques élémentaires), le titre de la chanson est le nom de son bateau : Le Mercator, c’est-à-dire le joli trois-mâts, navire-école de la marine nationale belge, ainsi nommé en mémoire de l’immortel cartographe, auteur du premier planisphère à angles conformes. Cela précisé, allons-y :

De Mercator (c’est le titre)

De Mercator
dat is ne buut
Oleo
Van onder zwart
Van bove ruud
Oleo

De kapitein fluut
Op zen fluut
En de buut
Ga veruut.
Ole, ole, oleo.


Moi, j’applaudis, dit Lucien l’âne tout ébaubi, car j’aime beaucoup t’entendre chanter cette chanson. C’est ton sommet dans l’art lyrique. Mais revenons à Mani Matter et à son « Hemmige ». Et d’abord à ce titre, car j’ai vu que sa traduction posait certains problèmes.

En effet, Lucien l’âne mon ami, tu as lu comme moi les remarques du traducteur italien (Rob le Suisse) à propos du sens de « Hemmige », terme issu de l’allemand « Hemmung ». La chose n’est pas sans importance. Il a préféré le traduire par « timori » : craintes, anxiétés, effrois, peurs… au lieu d’inhibitions (Hemmung en psychologie). Moi, de mon côté, j’ai relevé « inhibition (psychologie), scrupule, ralentissement, peur, interruption, gêne » et j’ai finalement opté pour « appréhensions », assez proche de « craintes », mais plus avouable, plus sérieux que peur ou crainte. Et aussi, plus ironique.


Et avec toutes ces belles explications, Marco Valdo M.I. mon ami, je ne sais toujours pas ce que raconte la chanson. Si tu voulais bien m’en dire deux mots…


Que raconte-t-elle? Eh bien, c’est une sorte d’interpellation du chanteur adressée à ses contemporains dans laquelle il leur tend un miroir et leur montre leur pusillanimité et leur conformisme. D’aucuns diront que c’est très suisse, mais je pense que c’est le lot de cette part de la population qui constitue le ventre mou de notre société.


Part de la population, que veux-tu dire ?, demande Lucien l’âne en ouvrant de grands yeux si noirs, si noirs.


De fait, c’est ambigu. La « part de la population » doit être comprise en deux dimensions. Soit comme une catégorie de gens (largement majoritaire) et comme une partie de la manière d’être et d’agir de ces gens. Il me reste à faire remarquer un passage important de cette chanson, une mise en garde à ses auditeurs :

« Ce qui menace notre horizon,
Ce n’est pas le rouge, mais vraiment le noir ».
Bien évidemment, il convient d’interpréter de la bonne façon ce rouge et ce noir. Il ne s’agit pas du rouge et du noir dont parlait Stendhal, mais du sens de ces couleurs dans le champ politique de l’époque. Je vais « traduire » cette phrase ; Mani Matter dit en substance : « Vous avez peur des « rouges » (socialistes, communistes, syndicalistes et apparentés), mais ce qui nous menace, ce sont les « noirs » (conservateurs, réactionnaires, fascistes…). Un autre élément à considérer est la date de cette chanson : 1970. Le reflux d’après 1968 s’annonce. Je n’en dirai pas plus que la chanson qui n’est pas un traité de réflexion politique.


Alors, il ne nous reste plus qu’à reprendre notre tâche et à tisser tranquillement le linceul de ce vieux monde pusillanime, craintif, frileux et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Il y a des gens qui sans doute jamais
Comme moi ici maintenant ne chanteraient,
Ils ne chanteraient à aucun prix, certes non,
Car ils ont des appréhensions.
Au fond, ils se voient bien plus astucieux
Et ils pensent que c’est un grand malheur pour eux
De sentir toujours sur eux une terrible pression
Car ils ont des appréhensions.

Je le sais, tu sues et ta voix tremble.
Cependant parfois ça va bien, il semble
Et c’est une grande chance, même si nous le nions,
Que nous ayons des appréhensions.

Quelle est la différence entre l’homme et le chimpanzé
Pas l’absence de queue, pas notre peau de bébé,
Pas que nous ne grimpons pas aux arbres, non !
C’est que nous avons des appréhensions.

Nous les hommes, nous nous imaginons différents.
Et s’il passe une jolie fille, à ce moment,
Nous suivons discrètement sa déambulation,
Car nous avons des appréhensions.

Ce qui menace notre horizon,
Ce n’est pas le rouge, mais vraiment le noir
Et ce qui meuble encore notre espoir,
Ce sont nos appréhensions.