APPRÉHENSIONS
Version
française – APPRÉHENSIONS – Marco Valdo M.I. – 2016
d’après
la version italienne de Rob le Svizzero – Rob le Suisse d’une
Chanson
en Bärndüdsch
(alémanique
bernois) –
Hemmige
– Mani Matter – 1970
MANI MATTER – 1970 |
Quand Eicher la chante en Suisse romande de langue française, le public est désormais capable de la chanter dans l’impossible allemand bernois.
Décidément,
R.V. a raison quand il
affirme que le Schwyzertüütsch, et
a fortiori, le Bärndüdsch, version
bernoise du précédent, est une langue impossible ou presque qui
n’est pas né dedans.
On
connaît ça ailleurs, dit Lucien l’âne en souriant des yeux. Ce
n’est pas spécifique aux langues suisses alémaniques. En fait,
c’est même assez général. Que sait-on, toi et moi de la
quasi-totalité des 142 langues utilisées jusqu’à présent dans
les Chansons contre la Guerre ? Sans compter les 466 langues (la
dernière en date est le Yakkha)
dans lesquelles (à ce jour) on a traduit la Déclaration Universelle
des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948.
Oui
certainement. D’ailleurs, sorti du français, je ne connais rien.
Et même, une grande partie du français m’échappe aussi – cela
dit en toute modestie.
Mais
tu peux quand même comme le public romand le fait pour « Hemmige »,
chanter non pas en Bärndüdsch,
langue vernaculaire de la capitale de la Suisse, mais en brusseleir,
langue vernaculaire de la capitale de la Belgique, de la Flandre et
de l’Europe, al chanson du capitaine. D’ailleurs,
si tu le veux bien, chante-la-nous.
Je
vais le faire à l’instant, mais avant je voudrais préciser deux
choses. La première, c’est qu’il vaudrait mieux prévenir les
gens qu’il ne s’agit pas vraiment d’un chef-d’œuvre,
ni d’une chanson contre la guerre. C’est juste celle que je peux
chanter dans une autre langue assez proche du bernois. Ensuite, même
s’il y est question du capitaine (dont, soit dit en passant, on
cherche toujours l’âge dans les cours de mathématiques
élémentaires), le titre de la chanson est le nom de son bateau :
Le Mercator, c’est-à-dire le joli trois-mâts, navire-école de la
marine nationale belge, ainsi nommé en mémoire de l’immortel
cartographe, auteur du premier planisphère à
angles conformes. Cela précisé,
allons-y :
De
Mercator (c’est le titre)
De
Mercator
dat
is ne buut
Oleo
Van
onder zwart
Van
bove ruud
Oleo
De
kapitein fluut
Op
zen fluut
En
de buut
Ga
veruut.
Ole,
ole, oleo.
Moi,
j’applaudis, dit Lucien l’âne tout ébaubi, car j’aime
beaucoup t’entendre chanter cette chanson. C’est ton sommet dans
l’art lyrique. Mais revenons à Mani Matter et à son « Hemmige ».
Et d’abord à ce titre, car j’ai vu que sa traduction posait
certains problèmes.
En
effet, Lucien l’âne mon ami, tu as lu comme moi les remarques du
traducteur italien (Rob le Suisse) à propos du sens de « Hemmige »,
terme issu de l’allemand « Hemmung ». La chose n’est
pas sans importance. Il a préféré le traduire par « timori » :
craintes, anxiétés, effrois, peurs… au lieu d’inhibitions
(Hemmung en psychologie). Moi, de mon côté, j’ai relevé
« inhibition (psychologie), scrupule, ralentissement, peur,
interruption, gêne » et j’ai finalement opté pour
« appréhensions », assez proche de « craintes »,
mais plus avouable, plus sérieux que peur ou crainte. Et aussi,
plus ironique.
Et
avec toutes ces belles explications, Marco Valdo M.I. mon ami, je ne
sais toujours pas ce que raconte la chanson. Si tu voulais bien m’en
dire deux mots…
Que
raconte-t-elle? Eh bien, c’est une sorte d’interpellation du
chanteur adressée à ses contemporains dans laquelle il leur tend un
miroir et leur montre leur pusillanimité et leur conformisme.
D’aucuns diront que c’est très suisse, mais je pense que c’est
le lot de cette part de la population qui constitue le ventre mou de
notre société.
Part
de la population, que veux-tu dire ?, demande Lucien l’âne en
ouvrant de grands yeux si noirs, si noirs.
De
fait, c’est ambigu. La « part de la population » doit
être comprise en deux dimensions. Soit comme une catégorie de gens
(largement majoritaire) et comme une partie de la manière d’être
et d’agir de ces gens. Il me reste à faire remarquer un passage
important de cette chanson, une mise en garde à ses auditeurs :
Bien
évidemment, il convient d’interpréter de la bonne façon ce rouge
et ce noir. Il ne s’agit pas du rouge et du noir dont parlait
Stendhal, mais du sens de ces couleurs dans le champ politique de
l’époque. Je vais « traduire » cette phrase ;
Mani Matter dit en substance : « Vous avez peur des
« rouges » (socialistes, communistes, syndicalistes et
apparentés), mais ce qui nous menace, ce sont les « noirs »
(conservateurs, réactionnaires, fascistes…). Un autre élément à
considérer est la date de cette chanson : 1970. Le reflux
d’après 1968 s’annonce. Je n’en dirai pas plus que la chanson
qui n’est pas un traité de réflexion politique.
Alors,
il ne nous reste plus qu’à reprendre notre tâche et à tisser
tranquillement le linceul de ce vieux monde pusillanime, craintif,
frileux et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Il
y a des gens qui sans doute jamais
Comme
moi ici maintenant ne chanteraient,
Ils
ne chanteraient à aucun prix, certes non,
Car
ils ont des appréhensions.
Au
fond, ils se voient bien plus astucieux
Et
ils pensent que c’est un grand malheur pour eux
De
sentir toujours sur eux une terrible pression
Car
ils ont des appréhensions.
Quelle
est la différence entre l’homme et le chimpanzé
Pas l’absence de queue, pas notre peau de bébé,
Pas que nous ne grimpons pas aux arbres, non !
C’est que nous avons des appréhensions.
Pas l’absence de queue, pas notre peau de bébé,
Pas que nous ne grimpons pas aux arbres, non !
C’est que nous avons des appréhensions.
Nous les hommes, nous nous imaginons différents.
Et s’il passe une jolie fille, à ce moment,
Nous suivons discrètement sa déambulation,
Car nous avons des appréhensions.
Ce
qui menace notre horizon,
Ce n’est pas le rouge, mais vraiment le noir
Et ce qui meuble encore notre espoir,
Ce sont nos appréhensions.
Ce n’est pas le rouge, mais vraiment le noir
Et ce qui meuble encore notre espoir,
Ce sont nos appréhensions.