mercredi 12 juin 2019

Dante, c’est Dante


Dante, c’est Dante


Lettre de prison 33
17 juin 1935






Dialogue Maïeutique

En effet, dit Lucien l’âne, Dante, c’est Dante. Il n’y a rien à dire, c’est la vérité. Pour le reste que raconte cette chanson au titre si énigmatique et si tautologique ? Ceci dit, comprends bien que je n’ai strictement rien contre Dante ; il me paraît seulement que ce n’est pas vraiment le sujet de la chanson.

Et moi non plus, reprend Marco Valdo M.I , car somme toute, ce Dante avait la même marotte que nous ; il racontait des histoires par le biais de chansons qui regroupées font une sorte de grande épopée ou d’odyssée terrestre ou souterraine, c’est selon. Un voyageur se perd dans une forêt, ne trouve plus son chemin et tout le reste s’ensuit. Logiquement.

Oh, dit Lucien l’âne, c’est toujours comme ça les contes et les récits. Ça vagabonde. Mais cependant, ça ne me dit pas ce que dit la chanson, sauf qu’elle parle de Dante, évidemment.

Exactement, Lucien l’âne mon ami. Commençons par Dante, pour en finir avec de début. Carlo Levi – chose qu’il avait déjà évoquée dans d’autres lettres – entre les interrogatoires, n’a rien grand-chose à faire qu’arpenter sa cellule, se parler à lui-même et lire ce qu’il peut trouver dans la bibliothèque de la prison ou ce qu’on veut bien lui concéder. Et une bibliothèque de prison, c’est une bibliothèque de prison ; on n’y trouve pas n’importe quoi ; il y faut des choses sûres , en quelque sorte certifiées, réputées pour leur innocuité ou instaurées par la tradition. Donc, Dante qui est à l’italien ce qu’Homère est au grec, Shakespeare à l’anglais, Cervantès à l’espagnol Montaigne, Molière au français, à moins que ce ne soit Victor Hugo ; enfin, bref, pour résumer, un classique quasiment sacralisé et dès lors, intouchable et qu’aucune bibliothèque plus ou moins officielle ne saurait ignorer, Dante répond présent quand tous les autres livres – hormis l’inévitable bible, qui n’est pas vraiment un livre, mais plutôt un objet de culte – sont absents.

Bien, dit Lucien l’âne, on trouve Dante et sans doute, Carlo Levi le lit – par défaut. Mais à mon avis, comme tous les Italiens qui – de son temps – avaient fait un minimum d’études classiques, il avait déjà dû le lire.

C’est bien là le problème, dit Marco Valdo M.I. Voici comment il exprime la situation.

« J’ai déjà relu Dante
Toute sa Divine Comédie,
À fond, avec minutie.
C’est une lecture confondante,
Mais, Dante, c’est Dante. »

Oui, dit Lucien l’âne, je comprends. Moi aussi, je ne peux tirer aucune autre conclusion de ce quintain que ce que tu viens d’en dire. Mais que raconte d’autre la chanson ?

Tout naturellement, Lucien l’âne mon ami, ou devrais-je dire, ordinairement pour ces lettres de prison, elle évoque la libération ; elle l’évoque et comme certains le font des esprits, elle l’invoque. Malheureusement, tu t’en doutes, comme toutes les prières, celle-ci n’aboutit à rien.

Je sais cela, Marco Valdo M.I. mon ami. Chez nous les ânes, il y en a aussi qui prient et qui invoquent et qui en sont toujours pour leurs frais. Leur liberté ne vient qu’avec la mort. Mais continue.

Cette lettre pourtant, Lucien l’âne mon ami, n’est pas sans intérêt, car Carlo Levi, le peintre, par le de la création comme voie d’épanouissement et en décrypte le cheminement. La peinture, dit-il, n’est pas une théorie ; la création (artistique, artisanale, intellectuelle, scientifique) se fait en se faisant. La création est essentiellement un acte. Dès lors, couper un artiste de son art revient à couper les ailes à un oiseau ; il est paralysé.

Paralysé, reprend Lucien l’âne, et si l’on n’y prend garde, si la chose persiste longtemps, il en souffre énormément. C’est probablement un des pires sévices (hormis la torture physique) qu’on puisse lui infliger. Et ça ne se voit pas. « Circulez, il n’y a rien à voir ! » est une méthode souvent usitée pour faire ignorer les choses qui doivent aux yeux des autorités rester inconnues.

Enfin, Lucien l’âne mon ami, avant que je te laisse conclure, j’aimerais attirer ton attention sur les derniers vers de la chanson et te poser une devinette, à savoir s’ils te rappellent quelque chose. Je les cite :

« Les couleurs vagabondes
Entrelacent en une ronde
Les idées qui refont le monde.
Connaissez-vous le pays
Où la peinture fleurit ? »


Oh, Marco Valdo M.I. mon ami, tu joues et tu sais que tu joues gagnant, car tu sais que je sais que : primo, les trois premiers vers renvoient à Paul Fort et à sa Ronde autour du Monde et secundo, les deux derniers renvoient à une chanson d’Erich KästnerKennst du das Land, wo die Kanonen blühn ?, dont j’avais fait la version française – CONNAIS-TU LE PAYS OÙ LES CANONS FLEURISSENT ? : qui parodiait un texte hautement classique de Johann Wolfgang Goethe que les enfants d’Allemagne doivent apprendre à l’école : « Kennst du das Land wo die Zitronen blühn ? » (Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers) – autrement dit l’Italie du Sud, dont Carlo Levi avait peut-être connaissance. Maintenant, tissons le linceul de ce vieux monde classique, naphtalisé, empesé, compassé et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Ces emprisonnements
Sont choses contre nature.
Quelle qu’en soit la mesure,
Ce sont des fractures
Dans le cours du temps.

Si cette interruption forcée
Était levée
Je peindrais à nouveau
Une peinture élaborée
De beaux tableaux.

Les tableaux, naturellement,
Se font en se faisant
On ne les pense pas
On ne peut les penser vraiment
Qu’en les faisant.

Ici, au lieu de créer
Au lit, je passe la journée
Dormant ou lisant.
Tous les livres épuisés,
Me voilà rêvant et méditant.

J’ai déjà relu Dante
Toute sa Divine Comédie,
À fond, avec minutie.
C’est une lecture confondante,
Mais, Dante, c’est Dante.

Les couleurs vagabondes
Entrelacent en une ronde
Les idées qui refont le monde.
Connaissez-vous le pays
Où la peinture fleurit ?