jeudi 8 septembre 2022

IL NE RESTE PERSONNE DANS CETTE VILLE

IL NE RESTE PERSONNE DANS CETTE VILLE




Version française — IL NE RESTE PERSONNE DANS CETTE VILLE — Marco Valdo M.I. — 2022

d’après la version italienne — NON RIMANE NESSUNO IN QUESTA CITTA' — Riccardo Venturi — 2015

d’une chanson grecque — Δε μένει κανείς σ'αυτή την πόλη — Katerina Gogou / Κατερίνα Γώγου — 1978

Poème de Katerina Gogou [1978]
D
u recueil Τρία κλικ αριστερά (Trois clics à gauche)
Musi
que et interprétation : Vangelis Kondopoulos
Dans l’album collectif Πάνω κάτω η Πατησίων — Οι όψεις της μοναξιάς στην Κατερίνα Γώγου και 20 μελοποιημένα ποιήματα της (“De haut en bas par Patision — Les visions de la solitude chez Katerina Gogou et 20 de ses poèmes mis en musique”) [2012]






CHARON ET PSYCHÉ


John Stanhope — 1883



Chaque fois qu’on se trouve confronté à un texte de Katerina Gogou, tout se dérègle. Elle sort de tout schéma et de toute réalité prédéfinie, avec pour seule colle l’immense douleur qui envahit tout. Ce poème de 1978, extrait du recueil Τρία κλικ αριστερά, reflète sans doute, comme tant d’autres, l’histoire tragique de la vie de l’autrice, actrice et poète, qui s’est suicidée à l’âge de 43 ans ; mais il ne faut pas trop se laisser emporter par l’atmosphère apocalyptique qui semble l’imprégner, surtout au début (on dirait vraiment, au début, la scène d’une ville après un tsunami). Ce poème parle de quelque chose de bien défini : le quartier d’Exarchia à la fin des années 1970. Après la fin de son véritable « âge d’or », celui de la lutte sous la dictature des colonels, celui du peuple et de l’anarchie, celui où même la terrible police athénienne osait à peine mettre les pieds, celui de l’amitié et de la solidarité. Lorsque Katerina Gogou écrit ces lignes, tout semble déjà terminé : une ville vide, morte, qui subit déjà la transformation qui a fait au fil du temps de l’Exarchia, un lieu de résistance et d’humanité, une sorte de " quartier bobo " à la mode, où vit désormais une petite bourgeoisie en quête de " lieux alternatifs ", et où les touristes se rendent à la recherche d’un " frisson " assumé ; à tel point que le fait du dernier " référendum ", celui de Tsipras, où la population de l’Exarchia a voté majoritairement pour le " oui ", est bien connu. Katerina Gogou n’était pas une simple chanteuse de ces lieux, elle en était l’âme profonde, une âme de conscience et de résistance humaine, sociale et politique. Ses vers reflètent donc à la fois son histoire personnelle et celle des lieux qui l’ont vue et vécue. L'“apocalypse” est la fin d’une époque unique et, comme cela arrivera malheureusement, d’une vie. Comme pratiquement tous les poèmes de Katerina Gogou, celui-ci est aussi devenu, bien que tardivement, une chanson ; elle a été mise en musique et chantée, de manière nerveuse et hallucinatoire, par Vangelis Kondopoulos dans l’album collectif (entièrement dédié à Katerina Gogou) Πάνω κάτω η Πατησίων — Οι όψεις της μοναξιάς στην Κατερίνα Γώγου και 20 μελοποιημένα ποιήματα της ('Up and Down Patision — Visions of Loneliness in Katerina Gogou and 20 of her poems set to music'), 2012. [RV].







Personne ne vit dans cette ville !

Il ne reste personne ?


Qu’est-il arrivé aux gens partis en vitesse ?

Laissant les portes ouvertes,

Les lumières allumées…

De grands oiseaux aveugles se cognent

De leurs ailes déployées,

Terrorisés.


La mer entre en ville,

Submerge méthodiquement la terre.

Un navire de lépreux fous

Navigue hors du port

Et s’éloigne lentement… doucement

Lentement…


Les ans de mon enfance,

Enfants inflexibles et endurcis,

Sont déterrés par un chien jaune

Qui sans fin me les rapporte.

Les eaux montent,

Mes mains d’elles-mêmes se croisent

Comme mortes.

Il n’y a personne ici ?

Personne ?

Personne.

Je regarde le chemin de sable blanc,

La barque funèbre avec son phénix de pierre

Et son nautonier de marbre.

En ce lieu, pas un seul enfant.

Broumbroum.

Un enfant ?

Viens, on joue aux voitures. Viens bébé !

Tu viens, petit oiseau ? Chip chip chip, viens !

Viens, petit oiseau…

Quel souvenir humain me retient ici ?

Georges…

Myrto…

Quelle terreur me retient ici

Pour laquelle justice n’a pas été rendue ?

Mes amis ? Mes frères ? Camarades ?

Georges…

Myrto…


De quelle planète la fin honteuse

M’a laissée ici sidérée mourir de peur…

Pourquoi je ne vais pas plus loin,

Là où le vent souffle les feux?

Je suis restée goutte d’une stalagmite.

Dans cette bouteille vide,

Jetée un été il y a longtemps,

Par mes amis.

Et y reste dedans,

Pour d’autres temps lointains

Qui reviendront,

Le dernier SOS de la solidarité

À déchiffrer.


MES AMIS À MOI

 

MES AMIS À MOI

 

 

Version française — MES AMIS À MOI — Marco Valdo M.I. — 2022

d’après la version italienne — GLI AMICI CHE HO — Riccardo Venturi — 2015

d’une chanson grecque — Εμένα οι φίλοι μουKaterina Gogou / Κατερίνα Γώγου — 1978

Poème de Katerina Gogou
(Da Τρία κλικ αριστερά, 1978)
Musi
que : Nikos Maindàs
P
remière interprétation : Magic de Spell
1998, Πάνω κάτω η Πατησίων (« Su e giù per Patisia »)
20 po
èmes de Katerina Gogou mis en musique
Autres interprètes :
Sokratis Malamas & Magic de Spell & Nikos Maindàs

 

 

 

 

LES OISEAUX NOIRS

Alekos Fassianos — 1987

 

 

 

 

 

Les banlieues athéniennes, les quartiers difficiles s’opposent un par un : Exarchia, Gyzi, Patisia, Metaxourgio. Le monde de Katerina Gogou et de son peuple, ses amis à la fin des années 1970. Si l’on pense au “dernier” de De André, les personnages de Katerina Gogou n’ont aucune aura “romantique”, pas même un milligramme. Ce sont des perdants, des gens qui ont d’abord été « pris ensemble » puis ont coulé, les amis et les petites amies de Katerina Gogou. « Oiseaux noirs et cordes à linge tendues ». Ils font n’importe quoi pour vivre, des métiers les plus courants aux plus impensables ; ils prennent des pilules et se saoulent pour dormir, mais ils ne dorment pas parce qu’ils ont des rêves (et là, dans la traduction, j’ai voulu suivre à la lettre la diction grecque originale : " ils voient des rêves "). Les amies de Katerina sont comme les cordes à linge qui pendent sur les terrasses des vieux HLM : les femmes sont attachées à tout avec des chevilles en fer. Culpabilité, blabla politique, maladies sexuelles et, surtout, violence, violence. Katerina Gogou a dédié à ses amis ces vers inoubliables, qui sont toujours écrits sur les murs. Des amis et des amis aux marges, mais ce sont des marges au-delà desquelles il n’y a que l’abîme. La même que celle qui a englouti Katerina Gogou le 3 octobre 1993, morte seule au milieu d’une rue d’une overdose et qui n’a même pas été reconnue et identifiée immédiatement (elle n’a été reconnue et identifiée que trois jours plus tard : son corps est resté tout ce temps à la morgue comme inconnu, et elle avait été l’une des actrices les plus connues de Grèce). Elle aussi n’avait plus d’espace, et elle aussi s’était mise à peindre en noir parce que son rouge avait été détruit. [RV]

 

 

Deux mots du traducteur (italien).

 

L’album de 1998 Πάνω κάτω η Πατησίων est un hommage collectif à Katerina Gogou contenant 20 de ses poèmes mis en musique par différents artistes grecs (les Magic de Spell ainsi que Sokratis Malamas et l’auteur de la musique, Nikos Maindàs), qui lui sont consacrés. Les quartiers populaires mentionnés dans le texte sont ceux que Katerina Gogou fréquentait vraiment : tout le monde connaît Exarchia pour être le « quartier anarchiste » athénien par excellence (celui-là même où Alexis Grigoropoulos a été assassiné, celui-là même des émeutes quasi quotidiennes dans la Grèce en crise), tandis que les autres ne seront connus que de ceux qui y (sur)vivent ou de ceux qui sont allés à Athènes pour ne pas voir le Parthénon ou pour se promener dans la fausse vie nocturne des clubs de la Plaka. Mais, là encore, ce serait comme aller à Rome pour visiter la Tor Bella Monaca ou le Laurentino 38, ou à Florence pour faire une visite des Piagge ou de la Case Minime. La séquence consacrée à ses amis, terrible fatras d’images allant des maladies infectieuses à la violence consommée dans l’indifférence, comporte même l’énonciation de la bactérie responsable de la vaginite, qui porte le nom de Trichomonas vaginalis. Après tout, le nom est grec : il signifie quelque chose comme « entité vaginale poilue ». Katerina Gogou, après tout, a écrit « dans sa propre langue parce que la vôtre ne sert qu’à lécher des culs ».

 


 


 


 

Mes amis à moi sont des oiseaux noirs ;

Mes amies à moi sont des cordes tendues.

 

Mes amis à moi sont des oiseaux noirs ;

Ils se balancent sur les toits des maisons en ruine.

Exarchia, Patisia, Metaxourgio, Mets.

Ils font ce qu’ils peuvent, ils vendent au porte à porte.

Des almanachs et des encyclopédies,

Ils font des routes, ils relient les déserts,

Ils chantent dans les clubs de la rue Zeno,

Révolutionnaires professionnels,

On les a ramassés, on les a brisés.

Maintenant, ils prennent des pilules et de l’alcool pour dormir.

Mais ils rêvent et ne dorment pas.

 

Mes amis à moi sont des oiseaux noirs ;

Mes amies à moi sont des cordes tendues.

 

Mes amies à moi sont des cordes tendues

Sur les toits des vieilles maisons

Exarchia, Victoria, Koukaki, Gyzi

Vous leur avez mis des pinces en fer.

La culpabilité,

Les décisions de la Junte,

Des habits empruntés,

Des marques infamantes,

Des migraines bizarres,

Des silences menaçants,

Des vaginites,

Des amours homosexuelles,

Des trichomonas,

Des retards menstruels —

Téléphone, téléphone, téléphone,

Verres cassés,

Ambulance,

Personne…


Mes amis à moi sont des oiseaux noirs ;

Mes amies à moi sont des cordes tendues.


Ils font tout de travers.

Mes amis voyagent tous,

Car ici, on ne leur laisse pas assez d’air

Mes amis peignent en noir, tous,

Car vous avez ravagé leur rouge.

Ils écrivent en une langue codée

Car la vôtre n’est bonne qu’à lécher

Mes amis sont des oiseaux noirs et des cordes

Sur vos nuques, pour vos mains

Mes amis…

 

Mes amis à moi sont des oiseaux noirs ;

Mes amies à moi sont des cordes tendues.