Le
Soleil
ivre
Lettre
de prison 31
14
juin 1935
Dialogue
Maïeutique
Il
te souviendra, Lucien l’âne mon ami, que nous avions laissé le
prisonnier nouvellement transféré dans sa prison modèle,
gastronomique et ennuyeuse.
Certes,
Marco Valdo M.I. mon ami, il en vantait même les petites fraises
parfumées et le poulet à la menthe. Je me souviens aussi et il me
semble que ça contredit cette vision idyllique des lieux
pénitentiaires romains que dans sa nouvelle résidence, le jour
pénétrait à peine et qu’il lui était impossible de jouïr du
paysage touristique qu’il espérait.
En
effet, répond Marco Valdo M.I., comme on pouvait le pressentir
l’auberge magnifique au pied du Janicule était une fantasmagorie ;
c’était de la dérision à l’état pur. Cette fois-ci, la
canzone s’intitule « Le Soleil ivre ».
Le
soleil ivre ?, qu’est-ce encore (kesaco?) que ce titre
pharaonique ?, dis-moi Marco Valdo M.I.
Tu
as raison, Lucien l’âne mon ami, il pourrait faire penser à un
pharaon qui aurait trop bu, ce joli titre, mais il n’en est rien.
Si le soleil rouge de Levi est ivre, c’est que comme les oiseaux de
la Brise marine, il est libre quand le prisonnier « a lu tous
les livres » de la prison et ne peut même pas dessiner ou
peindre. Regarde ce qu’écrivait Mallarmé :
« La
chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! »
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! »
C’est
étonnant, dit Lucien l’âne, on pourrait croire que c’est ce que
dit le prisonnier, mais peut-être, connaissait-il ce poème et le
ressassait-il en silence.
Ainsi,
mon ami l’âne Lucien, ce soleil ivre est un juste un souvenir
fugace de ce qu’il a pu apercevoir en haut des hautes fenêtres du
couloir quand on le ramenait à sa cellule au moment du coucher de
soleil. Il revenait des interrogatoires qui se poursuivaient
systématiquement – pour lui, depuis deux journées entières
d’affilée ; mais il n’est pas seul à subir ces questions,
on interroge également les autres membres du groupe de Turin.
Pour
ce que j’en sais, Marco Valdo M.I. mon ami, ces méthodes
policières sont des méthodes assez universelles chez les humains.
Cependant, à voir ce qu’en disent ces chansons, elles restent dans
des limites pas trop violentes.
C’est
là, Lucien l’âne mon ami, une conclusion incertaine, car je te
rappelle que ces chansons reflètent des lettres envoyées par un
prisonnier à sa famille et que ces lettres commencent toujours leur
voyage par un passage entre les mains des censeurs. Certaines ne vont
d’ailleurs pas plus loin et n’arrivent jamais à leur
destinataire. Il y a donc une précaution d’autocensure
qu’appliquent à la lettre les prisonniers qui veulent aussi
rassurer leurs proches. Il y a des choses qu’on ne peut pas dire
dans ces courriers. Cela étant, le régime fasciste tient encore à
son image qu’il a déjà du mal à tenir propre et il n’aimerait
pas aggraver sa réputation de dictature. Avec la guerre, les choses
changeront, les échanges d’idées seront nettement plus musclés.
La pudeur démocratique du temps de paix sera reléguée au placard.
C’est
toujours ainsi que ça se termine, dit Lucien l’âne. Et la
canzone ?
Dans
cette chanson-lettre, Carlo Levi termine avec une dernière petite
notation un peu nostalgique où il évoque l’équipée cycliste –
très à la mode à ce moment, qu’il fit avec son frère Riccardo
lorsqu’ils étaient des étudiants en vacances. C’était aux
temps heureux de l’adolescence vers 1920 – après la guerre et
avant la furieuse montée de la vague noire. Entretemps, l’espoir
d’après-guerre s’était évanoui et l’ère nouvelle n’annonce
toujours rien de bon.
C’est
le moins qu’on puisse en penser, dit Lucien l’âne, mais on y
réfléchit maintenant avec un fameux recul. On sait où tout ça a
mené. Au règne des petits hommes, disait Reich. Mais au fait,
n’est-on pas à nouveau dans une ambiance similaire, ne voit-on pas
un peu partout les « forts en gueule » s’agiter à
nouveau, des « égos imbéciles » se pousser du col et
user de la puissance absurde des médias pour manipuler les peuples
émotifs et des idiots éblouis les porter au pouvoir. Et pour ce que
j’en sais, on y peut peu, comme face à une épidémie de peste
bubonique dans un monde sans antibiotiques ; il faut attendre
qu’elle se dissipe. Pour l’heure, tissons le linceul de ce vieux
monde malade de la peste, véreux, vérolé, violent et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.
J’aimais
mieux Turin,
Mais
ma nouvelle prison,
Finalement,
me va bien.
Rome
est trop loin
De
vous et de la maison.
Comme
on se trompe parfois,
Même
de bonne foi.
On
est soupçonné,
On
est questionné,
On
est emprisonné.
Mon
interrogatoire a duré
Deux
jours entiers
Et
avant de me libérer,
Ils
doivent encore interroger
Tous
les amis arrêtés
Ici,
je n’ai rien à faire
Que
de patienter.
Comme
il y a moins de livres,
Si
je pouvais dessiner,
Ce
serait revivre.
Le
ciel est invisible de ma cellule,
Du
couloir, j’ai aperçu la mince cime
Des
arbres le long du Tibre.
Au
clair crépuscule,
Le
soleil rouge était ivre.
Je
pense à la via Appia antica
Quand
en vacances, l’autre fois,
Je
passais joyeux comme tout
En
vélo, dans la lumière d’août.
C’est
déjà fort loin tout ça.
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