Dante,
c’est Dante
Lettre
de prison 33
17
juin 1935
Dialogue
Maïeutique
En
effet, dit Lucien l’âne, Dante, c’est Dante. Il n’y a rien à
dire, c’est la vérité. Pour le reste que raconte cette chanson au
titre si énigmatique et si tautologique ? Ceci dit, comprends
bien que je n’ai strictement rien contre Dante ; il me paraît
seulement que ce n’est pas vraiment le sujet de la chanson.
Et
moi non plus, reprend Marco Valdo M.I , car somme toute, ce
Dante avait la même marotte que nous ; il racontait des
histoires par le biais de chansons qui regroupées font une sorte de
grande épopée ou d’odyssée terrestre ou souterraine, c’est
selon. Un voyageur se perd dans une forêt, ne trouve plus son chemin
et tout le reste s’ensuit. Logiquement.
Oh,
dit Lucien l’âne, c’est toujours comme ça les contes et les
récits. Ça vagabonde. Mais cependant, ça ne me dit pas ce que dit
la chanson, sauf qu’elle parle de Dante, évidemment.
Exactement,
Lucien l’âne mon ami. Commençons par Dante, pour en finir avec de
début. Carlo Levi – chose qu’il avait déjà évoquée dans
d’autres lettres – entre les interrogatoires, n’a rien
grand-chose à faire qu’arpenter sa cellule, se parler à lui-même
et lire ce qu’il peut trouver dans la bibliothèque de la prison ou
ce qu’on veut bien lui concéder. Et une bibliothèque de prison,
c’est une bibliothèque de prison ; on n’y trouve pas
n’importe quoi ; il y faut des choses sûres , en quelque
sorte certifiées, réputées pour leur innocuité ou instaurées par
la tradition. Donc, Dante qui est à l’italien ce qu’Homère est
au grec, Shakespeare à l’anglais, Cervantès à l’espagnol
Montaigne, Molière au français, à moins que ce ne soit Victor
Hugo ; enfin, bref, pour résumer, un classique quasiment
sacralisé et dès lors, intouchable et qu’aucune bibliothèque
plus ou moins officielle ne saurait ignorer, Dante répond présent
quand tous les autres livres – hormis l’inévitable bible, qui
n’est pas vraiment un livre, mais plutôt un objet de culte –
sont absents.
Bien,
dit Lucien l’âne, on trouve Dante et sans doute, Carlo Levi le lit
– par défaut. Mais à mon avis, comme tous les Italiens qui – de
son temps – avaient fait un minimum d’études classiques, il
avait déjà dû le lire.
C’est
bien là le problème, dit Marco Valdo M.I. Voici comment il exprime
la situation.
« J’ai
déjà relu Dante
Toute
sa Divine Comédie,
À
fond, avec minutie.
C’est
une lecture confondante,
Mais,
Dante, c’est Dante. »
Oui,
dit Lucien l’âne, je comprends. Moi aussi, je ne peux tirer aucune
autre conclusion de ce quintain que ce que tu viens d’en dire. Mais
que raconte d’autre la chanson ?
Tout
naturellement, Lucien l’âne mon ami, ou devrais-je dire,
ordinairement pour ces lettres de prison, elle évoque la
libération ; elle l’évoque et comme certains le font des
esprits, elle l’invoque. Malheureusement, tu t’en doutes, comme
toutes les prières, celle-ci n’aboutit à rien.
Je
sais cela, Marco Valdo M.I. mon ami. Chez nous les ânes, il y en a
aussi qui prient et qui invoquent et qui en sont toujours pour leurs
frais. Leur liberté ne vient qu’avec la mort. Mais continue.
Cette
lettre pourtant, Lucien l’âne mon ami, n’est pas sans intérêt,
car Carlo Levi, le peintre, par le de la création comme voie
d’épanouissement et en décrypte le cheminement. La peinture,
dit-il, n’est pas une théorie ; la création (artistique,
artisanale, intellectuelle, scientifique) se fait en se faisant. La
création est essentiellement un acte. Dès lors, couper un artiste
de son art revient à couper les ailes à un oiseau ; il est
paralysé.
Paralysé,
reprend Lucien l’âne, et si l’on n’y prend garde, si la chose
persiste longtemps, il en souffre énormément. C’est probablement
un des pires sévices (hormis la torture physique) qu’on puisse lui
infliger. Et ça ne se voit pas. « Circulez, il n’y a rien à
voir ! » est une méthode souvent usitée pour faire
ignorer les choses qui doivent aux yeux des autorités rester
inconnues.
Enfin,
Lucien l’âne mon ami, avant que je te laisse conclure, j’aimerais
attirer ton attention sur les derniers vers de la chanson et te poser
une devinette, à savoir s’ils te rappellent quelque chose. Je les
cite :
« Les
couleurs vagabondes
Entrelacent
en une ronde
Les
idées qui refont le monde.
Connaissez-vous
le pays
Où
la peinture fleurit ? »
Oh,
Marco Valdo M.I. mon ami, tu joues et tu sais que tu joues gagnant,
car tu sais que je sais que : primo, les trois premiers vers
renvoient à Paul Fort et à sa Ronde autour du Monde et secundo, les
deux derniers renvoient à une chanson d’Erich Kästner
– Kennst
du das Land, wo die Kanonen blühn ?,
dont j’avais fait la version française – CONNAIS-TU
LE PAYS OÙ LES CANONS FLEURISSENT ? :
qui parodiait un texte hautement classique de Johann Wolfgang
Goethe que les enfants d’Allemagne doivent apprendre à l’école :
« Kennst du das Land wo die Zitronen blühn ? »
(Connais-tu
le pays où fleurissent les citronniers)
– autrement dit l’Italie du Sud, dont Carlo Levi avait peut-être
connaissance. Maintenant, tissons le linceul de ce vieux monde
classique, naphtalisé, empesé, compassé et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Ces
emprisonnements
Sont
choses contre nature.
Quelle
qu’en soit la mesure,
Ce
sont des fractures
Dans
le cours du temps.
Si
cette interruption forcée
Était
levée
Je
peindrais à nouveau
Une
peinture élaborée
De
beaux tableaux.
Les
tableaux, naturellement,
Se
font en se faisant
On
ne les pense pas
On
ne peut les penser vraiment
Qu’en
les faisant.
Ici,
au lieu de créer
Au
lit, je passe la journée
Dormant
ou lisant.
Tous
les livres épuisés,
Me
voilà rêvant et méditant.
J’ai
déjà relu Dante
Toute
sa Divine Comédie,
À
fond, avec minutie.
C’est
une lecture confondante,
Mais,
Dante, c’est Dante.
Les
couleurs vagabondes
Entrelacent
en une ronde
Les
idées qui refont le monde.
Connaissez-vous
le pays
Où
la peinture fleurit ?
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