mercredi 13 novembre 2019

La Renonciation


La Renonciation


Chanson française – La Renonciation – Marco Valdo M.I. – 2015

ARLEQUIN AMOUREUX – 21

Opéra-récit historique en multiples épisodes, tiré du roman de Jiří Šotola « Kuře na Rožni » publié en langue allemande, sous le titre « VAGANTEN, PUPPEN UND SOLDATEN » – Verlag C.J. Bucher, Lucerne-Frankfurt – en 1972 et particulièrement de l’édition française de « LES JAMBES C’EST FAIT POUR CAVALER », traduction de Marcel Aymonin, publiée chez Flammarion à Paris en 1979.

Uniformes
Régiment Colloredo 1806


Dialogue Maïeutique 


Pour finir, demande Lucien l’âne, où en est-on avec cet Arlequin déserteur ?

Aux dernières nouvelles, dit Marco Valdo M.I., il était rentré chez lui, c’est-à-dire à la maison familiale, qu’il avait quittée des années plus tôt, il y a certainement plus de onze ans ; probablement selon mes calculs, treize ans. C’était une petite maison, une de ces petites fermes couverte d’un toit de chaume, un lieu d’une grande pauvreté, là-bas quelque part en Bohème.

Si je me souviens bien, Marco Valdo M.I. mon ami, et n’hésite pas à me corriger si je me trompe, Matthias avait découvert à son retour que sa sœur aînée Katerina était morte et son mari l’avait précédée et que Lukas, leur frère cadet, nanti d’une forte veuve fiancée, occupait les lieux en entier propriétaire. Et si j’ai bien compris la situation, il y avait là un conflit en préparation et la tension était telle que le revenant, cédant à l’humeur ambiante, avait envisagé un instant de repartir le soir-même. Il y avait eu une conversation entre les deux frères et une sorte d’accord était intervenu, renvoyant le nouveau départ de Matthias au printemps. On en était là dans une sorte d’armistice ou de trêve, mais il n’y avait, semble-t-il, rien de certain. Bref, je ne sais plus trop où en est toute cette histoire du retour du soldat-déserteur.

Et là, Lucien l’âne mon ami, tu as mis le doigt sur le point le plus douloureux de cette fraternelle affaire. Soit Matthias est revenu, mais la question se pose en termes plus rudes. Il y a une guerre qui s’installe, car du point de vue des occupants, qui s’y sentent à demeure, Matthias est un gêneur ; on le croyait mort, tous comptes soldés en quelque sorte, et le voilà revenu. Et somme toute, à bien y regarder et conformément au droit, Matthias l’aîné a des droits sur les biens familiaux. Certes, il a déclaré qu’il s’en irait avant l’été, mais est-ce si certain ? Pour finir, on n’a jamais que sa parole, des mots et pas de témoins, autant dire rien. Car, cela est possible, entretemps, il pourrait toujours changer d’avis ; on ne sait jamais. Cependant, les paroles s’envolent, les écrits restent. Partant de là, il importe que Matthias mette par écrit son intention, sa renonciation.

On imagine aisément, dit Lucien l’âne, tous ces conciliabules entre Lukas et Rosalie, sa puissante dulcinée. J’en perçois jusqu’au bout des tous mes ongles toute la mesquine cupidité. Pourtant, il faut être lucides : qu’auraient pu ambitionner d’autres ces gens auxquels le destin avait fait un cadeau si empoisonné ? Donc, je suppose que Matthias, Arlequin subtil et peu enclin à s’ancrer en terre de Bohême à portée des recruteurs de son ex-régiment de Colloredo, va leur signer ce foutu papier et sur cela, je lui donne par avance mon absolution.

Absolution d’âne est absolution absolue, mais absolution asinesque ou pas, reprend Marco Valdo M.I., Matthias signe la renonciation.

« Moi, Matĕj Kŭre, fils de Josef, mon père,
Renonce à tout en faveur de Lukas, mon frère. »

Sans me faire l’avocat du Diable, je te ferai remarquer, dit Lucien l’âne, que cette renonciation, tout écrite qu’elle est, n’a qu’une valeur très relative et peut être contestée par le signataire, lequel peut toujours faire valoir qu’il a changé d’avis ou que les conditions ne sont plus réunies, qu’on l’a trompé et ainsi de suite. Je t’accorde pourtant qu’il s’agit là d’une sorte d’acte de trêve.

Je vois, Lucien l’âne mon ami, que tu sens très bien les nuances de cette situation difficile et de cet accord précaire. D’ailleurs, nostalgie, retour à l’enfance, rêve d’amoureux, Matthias balance encore : un peu, beaucoup, plus du tout et puis, on recommence. Toute cette méditation, tout ce monologue est une part du dialogue secret que mène Arlecchino depuis longtemps avec Arlecchina. L’affaire est complexe, car il faut remarquer que la personnalité de notre héros est composite : si Matthias, Matĕj Kŭre, fils de Josef, est lié à ce lieu familial, Arlequin, Arlecchino, Luigi, Sevastiano, quant à lui, n’a pas d’attache terrestre, pas de lieu.
En somme, Marco Valdo M.I. mon ami, Arlequin n’est pas Matthias, même s’il partage avec lui (et d’autres comme on a vu) le même corps et le même cerveau. Ce qui ne saurait nous surprendre, nous qui sommes trois en un. Suffit, on n’est pas là pour théoriser ces épais brouillards théologico-psychologiques. Alors, tissons le linceul de ce vieux monde fumeux, propriétaire, cupide et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Un homme averti en vaut deux !
Pollo, ne va pas t’enraciner ici
Entre les poules et les œufs,
À mener à paître les vaches, à tâter leur pis !

Lukas, mon propre frère,
Soupire sans cesse et espère.
Je sais ce qu’il attend,
Que je reparte, tout bonnement.

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.

Moi, je ne bougerai plus d’ici, Arlecchina !
Dans la soupente, Matthias restera.
Mais Lukas, le bien aimé, veut sa maison
Et Rosalie sa douce veuve fiancée tient le bâton,

Moi, Matĕj Kŭre, fils de Josef, mon père,
Renonce à tout en faveur de Lukas, mon frère.
Papier signé, dans le coffret caché,
Matthias gêne, Matthias ne peut rester.

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.

Sur le banc façonné du matin
D’une planche d’épicéa et de deux rondins,
Bouder le village, se tenir loin des gens,
C’est prudent, mais pas suffisant.

Matteo Pulcino soupire rêveur :
« Arlecchina, il est divin ce petit bonheur. »
« Le bonheur ? Ô tu me tentes, mon cœur.
Mais vois-tu, Pollo, tu es déserteur. »

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.