mardi 28 janvier 2014

MURS SECS


MURS SECS


Version française – MURS SECS – Marco Valdo M.I. – 2014
Chanson italienne – Muri a secco – Riccardo Venturi – 2009
Texte de Riccardo Venturi
Paroles et musique du prolétariat, quand il y en aura.



Mon bisaïeul maternel, Menotti Dini, était né le jour où était mort Giuseppe Garibaldi : le 2 juin 1882. Son père était expert dans l'art de fabriquer les murs à sec pour les vignes en terrasse où on faisait le vin aleatico [http://fr.wikipedia.org/wiki/Aleatico] ; et ces vignes veulent un terrain sec comme les murs, pietraie (cailloutis), et de l'air. Les meilleurs étaient sur le Seccheto, qui le nom dit déjà tout, sur le Cavoli, sur le Pomonte et le Chiessi ; et ceux encore meilleurs étaient les plus en hauteur. Il fallait prendre des sentiers raides à pic et monter jusqu'à six ou sept cents mètres.

Les enfants étaient précieux pour ce travail. Agiles, petits, avec les doigts qui s'enfilaient dans les crevasses. Quand il eut cinq ans et demi, mon aïeul dut aller travailler avec son père, à faire les murs secs. Nous sommes à l'Île d'Elbe autour de 1888, l'année où naquit celle qui ensuite serait sa femme, mon aïeule Giuseppa Dini. À Marina di Campo, ils s'appelaient presque tous Dini. Ou bien Danesi, ou bien Ditel. Un ancien nom français qui était resté peut-être comme empêtré dans ce coin. Pas d'école pour mon aïeul. Il apprit à lire et à écrire durant les trois ans qu'il passat sous les armes, à dix-huit ans.

Une vie d'enfant passée à se tuer de fatigue, et sans le sou. Les sous, seul le père en ramenait et ils devaient suffire pour toute la famille. Peu. Moins que rien. Dans les bonnes périodes pour faire les murs, il n'existait même pas de dimanches, ni de repos. Les bonnes périodes étaient celles où il faisait le plus chaud et il ne pleuvait pas ; il devait pleuvoir après, car les murs secs tiennent ensemble par l'encastrement parfait des pierres et de la terre qui se met entre. Lorsqu'il pleut, dans la terre croissent les plantes qui cimentent le mur. Maintenant, je crois, plus personne ne sait les faire ; mais bien faits, ils durent des siècles.

Ils partaient à l'aube, et ce n'était pas un réveil avec des mots gentils et des caresses. En bas du lit ; et pour se donner de la force, le petit déjeuner des hommes. Du pain trempé dans le vin fort. À six ans. Le mulet chargé de pierres et eux à pied, l'homme de trente ans et l'homme de six. Des kilomètres, dont les derniers à grimper une côte raide à faire peur.

Rater un encastrement voulait dire démolir le mur et le recommencer du début. C'était le désespoir. Si l'enfant se trompait, la leçon était donnée à coups de pied dans le cul et des coups sauvages ; ainsi il ne se trompait plus. Si le père se trompait, les coups sauvages, il se les donnait tout seul, à lui-même. Il prenait un caillou et il se tapait sur la tête, et l'enfant regardait.

Arrivaient les dix-huit ans et le moment d'aller au service militaire ; pour tous, c'était un soulagement. La période durait trois ans, mais la fatigue et la discipline du service n'étaient probablement rien en comparaison de ce qu'ils avaient connu enfants. Pour cela, ils étaient contents. Ils allaient voir le monde au-delà de l'île. Ils mangeraient. Il y en avait qui y voyaient un morceau de viande pour la première fois de leur vie. Ils apprenaient à lire et à écrire, s'ils le voulaient. Il y avait, certes, l'inconvénient de devoir aller mourir à la guerre, mais à mon bisaïeul, ça n'arriva pas pour des raisons que j'ignore. Cela arriva ensuite à un de ses fils, qui s'appelaient Mamiliano, lors d'une autre guerre. Mamiliano ne savait même pas comment on faisait les murs secs, et mon bisaieul ne voulut ensuite plus le voir. Durant toute la vie, il fut pêcheur. Je ne l'ai jamais connu ; il est mort l'année avant que je naisse.

On l'appelle « mémoire d'homme ». Ça veut dire avoir entendu raconter des histoires de la voix de celui qui les a vécues, ou qui les a à son tour entendues directement. Ma bisaïeule, Dini Giuseppa, née en 1888 comme j'ai dit, les avait entendues de son mari. Son mari était cet enfant qui faisait les murs secs. Elle la racontait toujours cette histoire des murs à sec, du réveil à l'aube, du petit déjeuner au pain et au vin, du mulet et des coups de pied. J'ai eu le temps de l'écouter, avant qu'elle ne meure d'un coup le 4 Juillet 1968. J'avais cinq ans. Personne ne me réveillait pour me dire d'aller travailler. Le petit déjeuner, je le faisais avec le lait et les biscuits. Moi, je recevais une claque si je faisais des espiègleries, mais pas car je me trompais quand j'insérais une pierre dans le mur

Je ne sais pas si je serai la dernière partie de la mémoire d'homme, pour cette histoire-là. N'ayant pas d'enfant, c'est probable. La mémoire faut se la dire, pas l'écrire ; ce que je fais est un artifice qui ne vaut pas tant. Je n'aurais sûrement pas été un bon père. Je n'ai pas de grands instincts paternels. Cependant, une chose pour laquelle il me déplaît de ne pas avoir d'enfant, c'est de ne pas pouvoir les lui passer oralement, ces histoires. Mais peut-être, ça ne l'aurait pas du tout intéressé.

Il y a eu des enfants qui ne l'ont jamais été. La pauvreté les réveillait à l'aube, hurlait et mettait le vin dans la tasse. Il y en a encore, dans mille parties du monde, et sans même le vin. [R.V.]

Dédié à Lucien Lane, à Marco Valdo et à tous les ânes de ce site



Il m'est arrivé, dans ce site, de raconter parfois des histoires de ma famille, ou bien entendues raconter par ma mère et par ma tante. Les ânes n'y sont pas rares.

Un soir, il y a peu, ma mère a eu l'envie de tirer une vieille photographie d'un tiroir ; et elle est apparue celle qu'on voit ci-dessus.

Île d'Elbe, année 1948. En plein été sur un sentier très raide quelque part au-dessus d'une plage déserte. Il faut tous se couvrir la tête, le soleil n'est pas une petite plaisanterie dans des caillasses.

À gauche : ma grand-mère, Maria, née le 19 avril 1911 à Marina di Campo. Auprès d'elle, une enfant dont ma mère ne se rappelle pas qui c'est. L'enfant a la tête découverte.

Ensuite ma tante Clara, née le 14 août 1927 Marina di Campo. Auprès d'elle, très grande, ma mère Luciana, née à Portoferraio le 16 octobre 1933. Sur la photo, elle a 15 ans

À droite, l'âne de famille, nommé Gustavo. Toutes les familles avaient un ou plusieurs ânes ; même lui, à juste titre, porte son bon canotier. Et malgré la montée, personne ne le monte. Même pas l'enfant. Elles l'avaient emmené avec elles pour prendre un bain, comme membre de la famille.

Je suis très fier de venir de ce monde disparu.

Salut.


Riccardo Venturi





Il y a déjà un bon bout de temps que j'avais mis de côté cette canzone de Riccardo Venturi, dans ma grande armoire électronique appelée « À faire »... Car comme tu le sais, comme tu le vois, en ne tenant compte que des Chansons contre la Guerre, il y en a des choses à faire, à traduire. Et une chose entraînant l'autre, un jour prenant la place de l'autre, tout s'éloigne doucement dans le temps et l'armoire se remplit de ce qui n'a pas pu être fait et qu'on fera demain, plus tard, quand il n'y aura rien d'autre en cours. Donc, j'avais envoyé, plein de bonne volonté, cette chanson sur une voie de garage. Elle attendait son tour dans un brouillard de plus en plus profond. Mais heureusement, Riccardo l'a relancée dans le jeu infini des CCG, grâce à un commentaire d'une très intéressante photo où l'on découvre une partie de sa famille, avant même sa naissance. Une photo historique, en quelque sorte. Tu imagines : sa grand-mère, sa tante, sa mère, une enfant et Gustavo... Mais ce n'est pas tout, il nous la dédie cette chanson... Oui, à toi et à moi...


Mais c'est superbe... Une chanson pour nous..., dit Lucien l'âne en agitant les oreilles tout réjoui. Il te faut donc la traduire et de plus, le faire bien...


Mais, Lucien l'âne mon ami, tu as parfaitement compris... Cependant, il y a une chose que je voudrais dire, c'est que je n'aurai aucune difficulté à en faire une bonne traduction, car le texte de Riccardo est vraiment très réussi... Enfin, je suis un peu optimiste, car rien ne dit que je réussirai à faire aussi bien qu'il pourrait le souhaiter... Et sans vouloir lui lancer des fleurs, autrement dit en disant exactement ce que j'en pense, c'est une excellente canzone... Tiens, elle m'a fait penser à certains textes de Rocco Scotellaro, pour lequel tu sais que j'entretiens une certaine admiration et je ne suis pas le seul. D'ailleurs, cela me fait penser qu'il faudrait aussi en faire connaître plus ici dans les CCG des poèmes de Rocco.


Houla, tu places la barre bien haut. Moi, je serais Riccardo, je ne saurais plus trop comment me mettre. Si, si, ce n'est pas rien et moi, en tous cas, j'en serais fort aise... Mais parle-moi un peu de la canzone elle-même.


Tu vois, Lucien l'âne mon ami, cette canzone dit combien les ânes et les hommes (les pauvres, bien entendu – Noi, non siamo cristiani, siamo somari) ont des destins semblables et des œuvres communes. Ce peut être de mouliner le blé ou n'importe quoi, de porter de lourdes charges, de faire de périlleux transports. Et elle dit aussi combien ils sont mêlés dans leur existence ; du moins, dans les civilisations paysannes. Et tu apprendras – mais c'est dans ses commentaires Riccardo l'évoque – que dans sa famille, l' âne – en l'occurrence, Gustavo – était considéré comme un membre à part entière ; au point de l'emmener à la plage pour prendre un bain avec les dames..C'est la photo du commentaire...


Alors, ça, c'était une belle vie d'âne, dit Lucien.


Pour revenir un instant à la canzone, elle évoque la dureté des conditions de vie sur l'île d'Elbe, il y a un demi-siècle et plus et de ce difficile et éreintant métier de ceux qui faisaient les murs à sec ou murs secs, comme on dit en France. Ce mur sec, c'est celui qui est façonné de pierres encastrées, qui tiennent les unes sur les autres ; ce genre de murs qui bordent les champs en terrasse ou qui soutiennent les vignes sur les versants pentus. Ils ont servi aussi à faire bien d'autres choses, évidemment. Le principe consiste pour ces murs secs à les mouiller après les avoir farcis de terre. Autrement dit, le mur sec a besoin d'eau... Il faut le tremper, tout entier. Pour que s'y glissent mille racines, ce qui est le secret de leur résistance aux intempéries et à l'usure du temps.


Si tu crois que je ne le sais pas... J'en ai fait de ces murs-là... Je suis un âne quand même et puis, j'en ai vus tellement. Il y en a partout dans le monde. Mais assurément, c'est du solide. Enfin, car il faut bien conclure, nous qui ne connaissons plus pareilles conditions, il nous revient de tisser le linceul de ce vieux monde encore rongé par l'avidité, l'ambition, l'argent, l'ardeur guerrière et en bref, borné, brutal et cacochyme.



Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




À l'aube, aucun coq ne chantait
Il n'y avait ni caresses ni lait.
Juste un hurlement, un commandement :
Au travail, en avant !

Au matin, pas d'école
Il fallait grimper
Le mulet portait les pierres
Les hommes allaient à pied.

Debout, réveille-toi, faut y aller,
La tasse, le pain et le vin.
Sur le chemin escarpé
On ne disait rien.

Le père a les souliers foutus
Le fils va pieds nus
Le soleil monte implacable
L'âne avance imperturbable.

On croise des autres qui marchent,
Un signe, un salut en silence.
Et puis, on commence à monter,
Au sommet, à peine arrivés.

Il faut encastrer les pierres
Y mettre aussi la terre.
Le mur sec, il faut bien le tremper
Les plantes doivent s'y attacher.

Les plantes cimentent le mur
Le mur dur toujours dure.
Les pierres ne sont pas égales,
On les gratte aux autres pierres.

La terre doit être trempée
Et il y a peu d'eau à boire.
Le soleil est déjà haut, faut manger
En silence, un bout de pain noir.

On ne peut se reposer
La vigne s'impatiente.
Une pierre mal posée
Il faut tout refaire.

Si le père se trompe, jurons,
Il se tape la pierre sur la tête.
Si le fils se trompe, jurons,
Il lui tape la pierre sur la tête.

Et vient le soir et on rentre,
Fatigue, et puis faim, et fatigue
À la maison, les femmes attendent la fin
D'un jour de faim, de fatigue, et de faim.

On mange la soupe, la même
Et le lit pas la peine de le faire.
Le sommeil est sans rêve
À l'aube, un cri, un ordre.

Debout, il faut y aller, c'est le matin
La tasse avec le pain et le vin.
On grimpe le chemin
Et on ne dit rien.