Pour me rendre à mon bureau
Version
complète : Interprétation Georges Tabet – 1943
Traction-avant 11 FFI - 1944 |
Notre
ami Georges Brassens a certes produit une excellente version de cette
chanson de Jean Boyer. Mais...
Cela
ne se discute pas, dit Lucien l'âne en ouvrant des yeux plus grands
que le ventre.
Mais
cependant, Lucien l'âne mon ami, la version de Tonton Georges n'est
pas complète. Il l'a raccourcie d'un couplet ; le dernier.
Peut-être trouvait-il la fin de la chanson originale un peu, comment
dire, triviale. D'un autre côté, il semblerait bien qu'elle – la
version originale – ait été interprétée en 1943 par Georges
Tabet. Ce sont là deux rectifications qu'il me faut apporter à ce
qui en est dit dans les Chansons contre la Guerre. Je le fais
d'autant plus volontiers que ce qui en était dit, était dit par
moi.
C'est
bien beau ton commentaire, mais dis-moi, Marco Valdo M.I. mon ami,
comment fait-on pour connaître la version originale ?
Tout
simple, tout simple, Lucien l'âne mon ami. Comme il n'y en a aucune
trace écrite sur le réseau Internet ; du moins, je n'en ai pas
retrouvé, il suffit d'écouter chanter
Georges
Tabet
et d'en retranscrire le texte intégral. Ce que j'ai fait et je vais
donc t'offrir le privilège de la première version complète,
accessible sur Internet.
Je
suis très impatient de la connaître… Mais dis-moi de quoi
parle-t-elle ?
Eh
bien, ce ne fut pas si simple, car l'enregistrement est ancien et on
ne fait que deviner le texte, couvert en partie par l'orchestre. J'ai
dû l'écouter plusieurs fois… Mais enfin, on l'a. Ce qu'elle dit ?
Tu le verras. Cependant, il te souviendra qu'à l'avant-dernier
couplet – le dernier chez Brassens – le personnage marchait sur
les mains… Et en ce temps-là, plus qu'aujourd'hui où on réprime
sévèrement la chose, les chiens étaient sortis par leurs maîtres
pour des promenades dites « hygiéniques » et laissaient
sur le trottoir certaines déjections dures ou moelleuses, c'est
selon. Donc, notre personnage finit par mettre la main sur une (ou
plusieurs) de ces « choses », comme il est dit
pudiquement dans la chanson. Et comme, un dicton dit, du moins dans
la culture française – que « marcher dedans, ça porte
bonheur... ». Le voilà qui retrouve la chance et peut racheter
sa Traction-avant…
Ah
oui, je vois… Si j'ose dire…, dit Lucien l'âne éberlué.
Mais
voilà, ce n'est pas tout, mon
ami Lucien l'âne.
Écoute
bien ce qui va suivre.
Je reviens à une interprétation de la chanson, disons plus
politique. Et là, la question de date a du sens. En gros, cette
chanson décrit
la situation de la France durant les années de guerre et la
dégradation des conditions de vie. La Traction-avant,
célébrissime voiture, avait été la
voiture française la plus moderne et la plus techniquement avancée
de l'immédiat avant-guerre et sa fabrication fut arrêtée en 1941
et ne reprendra qu'après la guerre. Donc, premier couplet :
tout va bien, il achète une traction – on est en juillet 1939.
Traduction : en France, c'est encore l'euphorie. De toute façon,
l'armée française est la plus forte du monde… Qu'ils disaient !
On entend encore le « On les aura ! ». Quelques mois
plus tard, la traction est réquisitionnée par les Allemands, qui
entre-temps, ont pris Paris et la moitié de la France et de
l'Europe. Les tractions réquisitionnées feront la guerre de l'Est
de l'Europe à l'Afrique du Nord. À la décharge de cette excellente
auto, elle fit aussi les beaux jours de la Résistance française
(F.F.I.).
Bon,
d'accord, mais que se passe-t-il ensuite ? Que raconte ton
analyse politique ? Tu commences à m'intriguer et aussi, bien
sûr, à m'amuser.
Alors,
venons-en au deuxième couplet… On passe de l'auto au vélomoteur.
En fait, il n'y a plus de carburant pour les civils… L'Occupation
continue et le blocus s'intensifie… C'est
l'ère des restrictions, qui vont aller en s'aggravant. Il
ne reste plus qu'à se rabattre sur un vélo. Mais à ce moment, un
vélo est devenu une marchandise hors de prix, quand on en trouve.
Disons au marché noir… Mais un vélo, ça se vole… Et notre
personnage se ruine à racheter des vélos… La chose n'est pas
spécifiquement française… Vittorio De Sica en fera un film en
1948 : Le
Voleur de Bicyclettes.
Et
puis, après ?, dit Lucien l'âne. Cette fois-ci, tu
m'intéresses encore plus.
Et
puis après, il ne lui reste plus qu'à prendre le métro. Ce qui
montre, Lucien l'âne mon ami, qu'on est donc bien à Paris. Lequel
métro dans la chanson finit par s'arrêter… Ce qui ne fut pas le
cas dans la réalité… C'est donc une sorte de projection. Je dis
une projection, une anticipation. Car, si l'on avait écrit la
chanson après la fin des hostilités, on aurait su cela. Passons.
Plus de métro, il ne reste à notre personnage qu'à aller à pieds.
Il achète des godillots – c'est du solide, mais ils finissent par
rendre l'âme et les cordonniers n'ont plus de matière première non
plus. À moins que le cordonnier ne fut Juif et expédié vers l'Est,
à Auschwitz, par exemple ; via Drancy…
Mais
cette chanson subitement prend une autre allure, dit Lucien l'âne.
Et la suite, la suite ?
Ben,
quand on aura liquidé tous les cordonniers, il ne restera plus qu'à
marcher sur les mains… On verra le monde à l'envers… ce sera
toujours mieux qu'à l'endroit. Là aussi, vois-tu Lucien l'âne mon
ami, il faut lire entre les lignes ou comprendre le sens des mots et
les gens comprenaient tout à demi-mot dans ces périodes troubles.
Du moins, ceux qui comprenaient la langue et subtilités… Ce qui
n'était assurément pas le cas de l'occupant. Dire qu'on préfère
voir le monde à l'envers, c'est dire aussi qu'on ne le supporte pas
à l'endroit…
En
effet. Je vois bien de quoi il peut s'agir. Mais, Marco Valdo M.I.,
ne me fais pas languir… Dis-moi la suite...
Et
puis, la fin, le couplet retrouvé… avec notre ami qui marche les
mains nues dans la « chose qui porte bonheur » et
ainsi trouve la force (ça me donnera du beurre… matière
inaccessible elle aussi, sauf pour l'occupant et au marché noir,
bien évidemment) pour attendre patiemment ma future Traction-avant…
( le mot « future » a toute son importance…)
c'est-à-dire en clair la Libération et le retour de la fabrication
des Tractions… laquelle n'est concevable qu'après la disparition
des Allemands.
Mais
alors, cette chanson, c'est une véritable histoire de la guerre et
aussi, un message d'espoir, digne de Radio-Londres…, dit Lucien
l'âne en riant, cette fois. Maintenant, entre nous, penses-tu que
l'auteur avait imaginé tout ça, ce sens caché ?
Personnellement,
je suis prêt à le penser. De toute façon, comme on l'a plusieurs
fois montré ici, ce n'est pas nécessaire. La chanson, c'est un être
vivant… Une fois créée, elle échappe à son auteur. La chanson a
une vie autonome.
Voilà
qui me réjouis. Elle est comme nous, elle tisse le linceul du vieux
monde guerrier, censeur, oppresseur et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
J'avais
acheté une auto,
Une
jolie traction avant
Qui
filait comme le vent.
C'était
en Juillet 39,
Je
me gonflais comme un bœuf
Dans
ma fierté de bourgeois
D'avoir
une voiture à moi.
Mais
vint septembre,
Et
je pars pour la guerre.
Huit
mois plus tard, en revenant :
Réquisition
de ma onze chevaux légère :
"Nein
verboten" provisoirement.
Pour
me rendre à mon bureau,
Alors
j'achète une moto,
Un
joli vélomoteur
Faisant
du quarante à l'heure.
À
cheval sur mon teuf-teuf,
Je
me gonflais comme un bœuf
Dans
ma fierté de bourgeois
De
rentrer si vite chez moi.
Elle
ne consommait presque pas d'essence ;
Mais
presque pas, c'est encore trop.
Voilà
qu'on me retire ma licence,
J'ai
dû revendre ma moto.
Pour
me rendre à mon bureau,
Alors,
j'achète un vélo,
Un
très joli tout nickelé
Avec
une chaîne et deux clefs.
Monté
sur des pneus tous neufs
Je
me gonflais comme un bœuf
Dans
ma fierté de bourgeois
D'avoir
un vélo à moi.
J'en
ai eu coup sur coup une douzaine,
On
me les volait périodiquement.
Comme
chacun d'eux valait le prix d'une Citroën,
Je
fus ruiné très rapidement.
Pour
me rendre à mon bureau,
Alors,
j'ai pris le métro.
Ça
ne coûte pas très cher
Et
il y fait chaud l'hiver.
Alma,
Iéna et Marbœuf,
Je
me gonflais comme un bœuf
Dans
ma fierté de bourgeois
De
rentrer si vite chez moi.
Hélas
par économie de lumière,
On
a fermé bien des stations.
Et
puis ce fut, ce fut la ligne tout entière
Qu'on
supprima sans rémission.
Pour
me rendre à mon bureau,
J'ai
mis deux bons godillots
Et
j'ai fait quatre fois par jour,
Le
trajet à pied aller-retour.
Les
Tuileries, le Pont Neuf,
Je
me gonflais comme un bœuf,
Fier
de souffrir de mes cors
Pour
un si joli décor.
Hélas,
bientôt, je n'aurai plus de godasses,
Le
cordonnier ne ressemelle plus.
Mais
en homme prudent et perspicace,
Pour
l'avenir, j'ai tout prévu.
Je
vais apprendre demain
À
me tenir sur les mains.
Je
n'irai pas très vite bien sûr,
Mais
je n'userai plus de chaussures.
Je
verrai le monde de bas en haut,
C'est
peut-être plus rigolo.
Je
n'y perdrai rien par surcroît:
Il
est pas drôle à l'endroit.
Pour
peu que j'aie sur le trottoir la chance
De
mettre la main en plein dedans,
En
plein dans la chose à laquelle je pense,
Je
serai l'homme le plus content.
Ça
me portera bonheur
Et
ça me donnera du beurre
Pour
attendre patiemment
Ma
future Traction-avant.