lundi 1 avril 2019

DIVERGENCES


DIVERGENCES



Version française – DIVERGENCES – Marco Valdo M.I. - 2019
Chanson italienne – Differenza di ideeSocietà del Chiassobujo – 2010





C’est une belle histoire. Et je suis heureux d’être tombé dessus un premier mai ensoleillé. Sortir le disque du plastic, le mettre dans le lecteur et entendre dès les premières notes que ce n’est pas l’habituel produit. Puis les mots commencent, le chant, on réalise que les mots qui se déroulent doucement ne sont pas d’aujourd’hui, ils ne sont up-to-date (pas plus mal !), Mais ont une patine d’ancien, une naïveté de base qui est faite de bons, de simples, de beaux sentiments. Mais la langue est recherchée, aussi ancienne soit-elle, et de plus, elle se mêle à merveille à la musique qui, à son tour, sent les mélodies déjà entendues qui ont leurs racines dans la grande culture populaire. C’est le moment de s’arrêter et de mieux regarder à quoi nous avons à faire. Le titre de l’album ressemble déjà à un film de Lina Wertmuller : "Jacopo Bordoni : maçon, poète, rebelle". Mais c’est encore mieux avec l’interprète qu’est la Società del Chiassobujo Sur la couverture, il y a une vieille photo et un monsieur avec une grande moustache qui nous regarde avec des yeux attentifs.

Ce monsieur est Jacopo Bordoni, un vrai poète maçon, né le 30 août 1860 et mort le 27 novembre 1936 à Poppi, Casentino, dans la province d’Arezzo. "Jacopo Bordoni est un maçon de Poppi : un vrai et authentique maçon, aux mains rugueuses, au front brûlé, aux paupières et aux moustaches blanc de chaux, qui survit avec trente sous par jour et déjeune comme si sa truelle était inactive. Qui naît à Poppi naît poète, tout comme pour ceux qui ne sont pas complètement opposés à être dominés par le paysage, y aller le deviennent un peu plus. Poppi est la ville de la ballade, de la ritournelle, de la légende mélancolique, dont les vers dans la douceur endormie de leurs cadences se perdent entre les champs et les berges de l’Arno. Peu d’autres régions d’Italie sont aussi sensibles que le Casentino, où un esprit particulier, souvent âpre et amer, se mêle à la tristesse et à la langueur tragiques de l’âme chantante du peuple.
Et c’est ainsi que nous retrouvons entre nos mains un véritable joyau de chansons populaires qui, en partie ont été écrites maintenant, en partie à la fin du XIXième siècle et en partie il y a plus longtemps encore. Un voyage dans l’esprit sain d’une époque qui fut en un lieu qui est (encore). Mais qu’en même temps, tout en y étant, il devient aussi une potentialité : un lieu féerique et suspendu, un macondo à l’italienne, où le miracle est encore possible. Et ce disque sent le miracle.

Nous sommes dans le domaine de la grande musique populaire, où les mérites sont partagés entre beaucoup de gens : la voix de Lanini, les arrangements de Giuntini, les interventions instrumentales ponctuelles de tous les autres, la musique, encore une fois par Lanini, mais surtout les paroles de Jacopo Bordoni, un vrai maçon, un vrai poète et un vrai rebelle : un socialiste de ceux d’autrefois imprégnés d’idéaux nobles dans ces "Differenze di idee" – « Divergences » quand il décrit l’hiver du riche et celui des pauvres. Certes, des vers plutôt naïfs, mais combien vrais !
(Résumé du commentaire italien)



Et tombent tombent les flocons blancs
L
égers, silencieux, fantastiques, minces ;
Ils s’encourent loin, portées par les vents
Les
blancs flocons légers… silence.

sont les voix des rudes paysans :
Des plaines ni des monts, des monts ni des plaines,
On entend seulement la funeste cantilène,
Des pins et des sapins sous la tempête se tordant.


Le riche de son lit se lève, et s’exclame,
Regardant par la vitre : – Quel beau panorama !
Ici
au dedans, au chaud, l’hiver est délectable,
Il est plein
d’images, c’est un tableau de choix. -


Et s’en va murmurant que les lambeaux neigeux
Sont les guirlandes des mystiques amoureux ;
Les tours, les
palais lui paraissent plus beaux,
Modelés de marbre dans le
urs chapiteaux.

Et il chante ; – L’hiver qui blanchit tout le créé,
Étend un voile candide sur les prés !
L’hiver, avec la bombance, est un charme infini,
Qu
i renforce le corps, qui entrouvre l’esprit.

L’été nous amollit les membres, et nous rend bêtes,
Une
touffeur accablante nous brise la tête ;
L’été nous cuit aux feux de l’enfer,
Notre bien-être est ici dans l’hiver. -

Le pauvre, dans sa froide bicoque,
Avec l’eau gelé
e au fond de son broc,
S’exclame :Quelle triste neigée dans le pré ;
Que
l voile funéraire, quel hiver damné !
Quelle bise coupante, quelle furie de vent,
Que
ls jours d’ineptie, quel froid, quel tourment !
S’il continue ce temps de chien
Sifflant,
neigeant, que mangerai-je demain ? -

samedi 30 mars 2019

Le Ventriloque


Le Ventriloque


Lettre de prison 17
4 mai 1934





Dialogue Maïeutique

Le ventriloque est ce monsieur qui parle du ventre ?, demande Lucien l’âne. C’est du moins ce que son nom indique. Comment fait-il ? Pour moi, c’est un mystère.

Oh, dit Marco Valdo M.I., il n’y a là rien de fort mystérieux ; c’est une question de technique et d’entraînement. Ça peut même devenir une habitude. Mais, pur ta gouverne, le ventriloque ne parle pas du ventre ; on dirait plutôt du larynx. En fait, tout comme toi ou moi, il fait vibrer ses cordes vocales. Généralement, le ventriloque exerce son art spectaculaire avec à ses côtés une marionnette, qu’il actionne et avec qui il tient la conversation. C’est un artiste de rue, de foire, de cirque ou de cabaret et par la suite, de théâtre, de cinéma ou de télévision. Mais dans le cas de notre prisonnier, c’est différent. Le Dr. Levi est seul dans sa cellule et dès lors, n'a aucun public devant lui. Non seulement, il est seul, mais il n’a pas de marionnette ; il n’en a pas besoin. En fait, il se parle à lui-même et il se répond. Cette fausse ventriloquie, ce pseudo-engastrimysme est à la fois, un effet de la solitude – en isolement, le prisonnier, l’enfant, le malade, l’anachorète, le cénobite, l’ermite, etc. parle seul et un remède à la solitude – on entend des voix.

Alors, dit Lucien l’âne en riant, ils sont deux en un.

Exactement, reprend Marco Valdo M.I., et ils pourraient être trois personnes en une.

Ou même plus encore, dit Lucien l’âne. Plus on est de fous, plus on rit.

Oh, ce serait plutôt une parade à la folie, répond Marco Valdo M.I.. Au passage, on peut aussi parler aux oiseaux ou aux rats ou aux araignées. Peu importe, l’essentiel est de tenir un langage et de ne pas être seul. À partir du moment où on peut être trois personnes en une, rien n’empêche d’être beaucoup plus nombreux. On peut aisément passer du conciliabule au concile ; de la confession au congrès. Ainsi, le Dr. Levi peut se faire la conversation, une manière assez efficace de combattre la monotonie d’une trop grande solitude, de combler l’inactivité forcée, mais aussi, une excellente façon de réfléchir et de se réfléchir.

Je vois, je vois, dit Lucien l’âne. C’est un peu comme le dialogue maïeutique. D’ailleurs, là aussi, nous sommes trois personnes en une.

Évidemment, Lucien l’âne mon ami. C’est une façon de faire philosophique, chose qui ne t’aura sans doute pas échappée. Pour le reste de la chanson, je pense que tout est dit dans le texte.

Alors, dit Lucien l’âne, il ne nous reste qu’à tisser le linceul de ce vieux monde ventriloque, solitaire, sol-i-terre, perdu dans le temps et l’espace, circumnavigant, voguant de l’infini à l’infini et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Toujours les mêmes interrogatoires,
Toujours les mêmes questions,
Toujours les mêmes histoires,
Que l’on répète sans y croire
Comme d’infinies conjurations.

Chaque fois, j’imagine ma libération ;
Chaque fois, ils veulent des explications,
Des broutilles futiles sans importance,
Sans rapport avec l’inculpation.
Ils savent pourtant mon innocence.

J’ai senti votre tristesse, hier
À me voir subir cette injuste peine.
Il ne faut pas vous en faire,
Je suis la personne la plus sereine,
La plus tranquille de la terre.

La prison est une épreuve philosophique
Sans douceur, secrète, grave, stoïque.
On s’y lève avec le soleil,
On se couche avec le soleil,
Comme des satellites microscopiques.

Les heures se suivent égales,
Réglées par le bruit des clés.
Ventriloque du théâtre de bois,
On dialogue en aparté,
On parle seul à haute voix.

Cette vie en solitaire ;
Ne m’épouvante guère.
La solitude et la patience
Sont bien plus fières
Que ces aléas de l’existence.

BELOYANNIS

BELOYANNIS



Version française – BELOYANNIS – Marco Valdo M.I. – 2019
d’après la version italienne de Gian-Piero Testa – 2011
d’une chanson grecqueΟ Μπελογιάννης (O Belogiannis) Mikis Theodorakis / Mίκης Θεοδωράκης – 1980

Te
xte de Yannis Theodorakis
(Original polytonique transcrit en monotonique)
Musi
que de Mikis Theodorakis

Pr
emière interprétation : Margarita Zorbalà1980

Nikos Beloyannis


«Πρέπει να ζήσεις. Για το παιδί, για την εκδίκηση», ήταν τα τελευταία λόγια του Νίκου Μπελογιάννη προς την αγαπημένη του Ελλη Παππά στις φυλακές Καλλιθέας.

"Il faut que tu vives. Pour l’enfant, pour me venger", ont été les dernières paroles de Nikos Beloyannis à sa chère Ellis Pappa dans les prisons de Kallithea (Athènes). Le "pedì", le fils qui porte le nom de son père et qui a confirmé ces derniers mots avec les archives de sa mère, a maintenant soixante ans.

Le 30 mars 1952, lorsque son père fut fusillé avec trois autres camarades de combat, sur ordre de l’ambassade américaine et de la "hyène de la rue Hérode Atticus", c’est-à-dire la reine consort de Grèce, Frederika, le petit Nikos avait à peine un an. J’en avais dix de plus, mais pas assez pour retenir le souvenir d’un procès pour "espionnage" mené avec une férocité sans précédent et une volonté implacable de tuer, comme ceux que l’Occident "civilisé" aimait imputer comme spécialité exclusive à la Russie stalinienne.

Pourtant, de ces mêmes années (1953), je garde très vivant le souvenir de Julius et Ethel Rosenberg, mis à mort sur la chaise électrique de Sing Sing pour le même type d’accusation. Évidemment, même dans le tourment de la même mort insensée, il y a une différence entre les pauvres Américains et les pauvres Grecs. Je me souviens encore du frisson que j’ai ressenti lorsqu’un matin j’ai entendu à la radio que les Rosenberg avaient été éliminés pendant mon sommeil, mais je n’avais jamais entendu parler de Nikos Beloyannis, qui un an auparavant en Grèce avait connu une fin similaire. L’Amérique est une chose, le reste du monde en est une autre ; pensez les Balkans et qui sait, maintenant, quelles autres parties de notre malheureuse terre. Pourtant, on ne peut pas dire que l’affaire Beloyannis n’a pas eu d’écho international, si Pablo Picasso a laissé de lui le portrait de l’"Homme à l’œillet" et si des gens comme De Gaulle, Éluard, Cocteau, Sartre, Hikmet, Chaplin et la moitié du parlement britannique sans distinction de partis se sont mobilisés pour lui sauver la vie ?

Nikos Beloyannis est né en 1915 à Amaliada, une petite ville de l’Élide, dans le Péloponnèse. Très tôt, il fut communiste et très tôt, il connut la prison d’Akronauplia, sous la dictature de Metaxas. Sous l’Occupation, il a été remis comme prisonnier par la justice grecque à la juridiction allemande, mais a réussi à s’échapper et à rejoindre Aris Velouchiotis dans la résistance aux envahisseurs. Pendant la guerre civile, il fut commandant de la 10e division de l’Armée populaire et fut l’un des derniers à quitter la Grèce après la défaite en 1949. Mais déjà l’année suivante, il rentre clandestinement au pays avec une centaine de camarades pour reconstruire le parti qui semblait alors dissout ; il est capturé et accusé d’appartenir à une organisation déclarée illégale par la loi 509/1947 et d’avoir mené des activités d’espionnage en faveur de l’URSS. En octobre 1951, un tribunal militaire spécial commence le procès de Beloyannis et de près de cent autres prévenus. Il n’est pas surprenant de trouver parmi les juges "spéciaux", le même Yorgos Papadopoulos qui a mis la Grèce aux fers en 1967 ; mais il est surprenant qu’il ait été le seul militaire à voter, à l’endroit de Beloyannis, pour une peine non capitale. Comme toute condamnation devait être pardonnée sous la pression de la communauté internationale, il avait été décidé de mettre fin au bain de sang qui avait éclaté en Grèce à la suite de la guerre civile ; pour Beloyannis et quelques autres, les accusations d’espionnage ont été reformulées en termes plus sévères et différents, afin qu’ils puissent encore être jugés et condamnés, cette fois par le Tribunal militaire permanent d’Athènes. À cette fin, ils ont profité de la découverte soudaine, à ce moment précis..., de liaisons radio entre certaines maisons d’Athènes et l’extérieur. Nikos Ploumidis (1902-1953), un membre influent du parti, qui devait être arrêté peu de temps après, jugé et passé par les armes, écrivit une lettre dans laquelle il revendiquait des liaisons radio, disculpant ainsi Beloyannis et les autres et proposait de se rendre à la place des accusés ; mais le secrétaire du P.C., Zahariadis, s’est empressé de dénoncer de l’étranger la lettre comme un montage policier. La question de savoir si, par rivalité, Zahariadis a fait tout son possible pour sauver Beloyannis et si Ploumidis était ou non un "hafiès", c’est-à-dire un collaborateur de la police, est une de ces disputes rétrospectives qui surgissent périodiquement dans les rangs des partis communistes et à ce sujet, le fils de Zahariadis et celui de Beloyannis ont récemment encore apporté des témoignages familiaux opposés.

Beloyannis, qui pendant toute la semaine que dura le procès s’est présenté chaque jour à l’audience avec un œillet frais à la boutonnière, a nié toute accusation et revendiqué son rôle pendant l’Occupation lors de la libération de la Grèce. Une mobilisation internationale s’est manifestée autour de lui, et l’archevêque d’Athènes lui-même a reconnu en lui quelque chose de plus élevé que les premiers martyrs chrétiens, qui ont affronté la mort pour un prix éternel, tandis que Beloyannis, tout en témoignant de sa foi, n’en attendait rien dans l’au-delà. Le tribunal militaire a décidé à l’unanimité de la mort de Beloyannis et de trois autres, malgré les pressions internationales et la dissidence du Premier ministre, le général Plastiras, qui avait fait de la réconciliation le programme de son gouvernement. La logique de la guerre froide imposée par l’ambassadeur américain et la Cour dominée par l’intrigante et implacable Frederika a prévalu. Il est triste, mais intéressant, de constater que les collègues centristes de Plastiras, Sofoclìs Venizelos et Yorgos Papandreou, le père d’Andreas, futur fondateur de Pa.So.K., étaient des partisans de l’assassinat de ces espions communistes. Contre tout usage grec, et peut-être aussi allemand, les quatre furent fusillés de nuit et le dimanche 30 mars 1952, dans la caserne de Goudì, où ils avaient été transférés à cette fin.
À propos de Beloyannis, Yannis Ritsos a écrit dans le recueil intitulé "L’homme à l’œillet".
Sous le même titre en 1980, le réalisateur Nikos Tzimas a produit un film, pour lequel Mikis Theodorakis a composé la musique, et son frère Yannis les paroles de la chanson.
Mais beaucoup d’autres chansons sont nées en l’honneur de "l’homme à l’oeillet" : tapez "Μπελογιαννης" dans Youtube et écoutez. (gpt)



Beloyannis pleut sur la campagne
sur le toit de notre maison, sur la pierre, sur le grain,
Au fond de nos sillons, tu étreins
La liberté fermement par la main
Feu de soleil, œillet rouge.

Voix de Beloyannis dans les rues
Rendez-vous d’amour dans chaque quartier
Remets ta veste de combattant.
La liberté sur les branches en fleurs
Feu de soleil, œillet rouge.

jeudi 28 mars 2019

Le Temps des Rides



Le Temps des Rides


Lettre de prison 16
1 mai 1934









Dialogue Maïeutique


Comme tu le précises si souvent, Lucien l’âne mon ami, j’espère que tu as conservé ta mémoire d’âne et que tu te souviens de la fin de la précédente chanson qui s’intitulait « Les Cartes-lettres ».

Parfaitement, Marco Valdo M.I. mon ami. Elle évoquait la Grammaire de l’Académie française dont elle disait qu’elle était un monument d’érudition et concluait « nous y reviendrons ».

Précisément, reprend Marco Valdo M.I., nous y voilà, on y revient avec un de ces petits morceaux d’humour à l’acide ironique dont le docteur Levi est coutumier. Constatant que la décision de faire cette grammaire avait été prise en avril 1634 et que sa première (et dernière encore à présent) édition datait de 1932, soit qu’il s’était écoulé à peu de chose près, trois siècles, le Dr. Levi indique la patience comme principale vertu de l’Académie française. Et en vérité, il n’avait pas tort. Par ailleurs, c’est également le cas du dictionnaire de la même académie qui avance à une allure d’académicien ; pour tout dire, un mot après l’autre, chaque mot faisant l’objet de savantes discussions. Sachant para ailleurs que la langue française comporte plusieurs dizaines de milliers de mots…

Mais au fait, Marco Valdo M.I. mon ami, où en est-il ce dictionnaire ?

Eh bien, Lucien l’âne mon ami, il me faut te faire une réponse articulée en trois points. Premièrement, il faut savoir que l’Académie procède avec méthode et par ordre alphabétique et que quand elle termine un dictionnaire, elle s’élance immédiatement, mais lentement, dans l’élaboration de l’édition suivante. C’est pour elle, une course sans fin contre la langue. Deuxièmement, la dernière édition en date est la huitième et elle remonte à 1934, comme la grammaire. Troisièmement, l’édition suivante – la neuvième – est en cours de rédaction. En décembre 2018, on en était au mot « savoir ».

« Savoir », la belle affaire, dit Lucien l’âne, au train où vont ces personnages savantissimes, c’est pas demain qu’on verra cette édition dans sa version complète. Pendant ce temps, la langue court les routes et les rues. À quel dictionnaire se fier alors ?

Là, Lucien l’âne mon ami, c’est une question à laquelle je peux répondre. Je te conseille de consulter le portail lexical du CNRTLF, soit le Centre National de Ressources textuelles et lexicales (www.cnrtlf.fr), c’est l’instrument le plus complet que je connaisse et de surcroît, très pratique. Ceci dit, il existe évidemment d’autres excellents dictionnaires plus usuels en version papier.

Oh, dit Lucien l’âne en souriant, j’irai consulter ce portail lexical pas plus tard que tout à l’heure. Remarque que le titre de la chanson s’applique parfaitement à la grammaire et au dictionnaire de l’Académie. Pour le reste que dit la chanson ?

Je ne t’en dirai rien de particulier, Lucien l’âne mon ami. Il te suffira de la lire, tout est dans le texte.

Très bien, faisons ainsi, Marco Valdo M.I. mon ami et tissons le linceul de ce vieux monde lent, pondéré, trop mûr, haletant, savant et cacochyme.

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


La grammaire de l’Académie de France
De 1932 est la première édition.
Elle est conforme à la décision
D’avril 1634. À l’Académie de France,
La patience est de première importance.

Mais où est mai ? Mais où est ma libération ?
Toujours ce gris, mais où est le printemps ?
Dans ma chambre à paiement,
Je ne suis plus en isolement.
Mais je reste seul en prison.

Je suis un prisonnier modèle et comme
N’importe quel honnête homme
Je lis tout et même mieux que ça :
Le chapelain m’a donné la Somme.
Je sortirai d’ici thomiste, je le crois.

Je ne sais de quoi on m’accuse,
À qui, sert-il de me serrer ici, à quoi ?
Que veut-on de moi ?
Croit-on que mon innocence s’use
De m’interroger tant de fois ?

Parfois, assis ici sur mon lit,
Je pense avoir vécu un temps infini.
Je ne suis pas si vieux, ni si perclus :
Il y faudra plus de tourments, plus de soucis ;
Le temps des rides n’est pas encore venu.

Demain, je passe devant la Commission,
La Commission provinciale de Relégation.
Il pleut aujourd’hui, il pleut depuis deux mois.
Demain, le soleil sortira
Et moi aussi, et on se retrouvera.

mercredi 27 mars 2019

AU BORD DU FLEUVE



AU BORD DU FLEUVE


Version française – AU BORD DU FLEUVE – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson allemande – Am FlußFranz-Josef Degenhardt – 2003










Dialogue Maïeutique


On attribue, dit Marco Valdo M.I., à bien des gens et sous bien des formes, l’idée ou la réflexion ou la pensée, c’est selon, qu’on peut résumer par : « Si tu t’assieds au bord du fleuve, il suffit d’attendre pour voir le cadavre de ton ennemi passer. »

On peut mettre le mot ennemi au pluriel, dit Lucien l’âne. Il me semble avoir entendu Xénophon lui-même, tenir pareil propos. En tout cas, il parlait d’ennemis et de fleuve. C’était déjà il y a un certain temps. Pareil pour Lao-Tseu que j’avais croisé courant la montagne sur son bœuf. Mais bref, l’idée est la même. C’est une idée fort philosophique et consolatrice. Elle est surtout pacifique. Cependant, elle suppose d’avoir des ennemis et aussi, un fleuve, sans compter qu’il faudrait en plus que les ennemis tombent dans le fleuve et qu’on soit présent lors du passage de leurs cadavres. Ça fait quand même beaucoup de conditions.

Évidemment, Lucien l’âne mon ami, mais si la chanson parle elle aussi d’un fleuve et de morts qui passent au fil de l’eau, elle ne dit rien qui permette de penser qu’il s’agit d’ennemis. Ce peut tout aussi bien être des amis. Cependant, on peut en déduire quand même qu’il doit y avoir des massacres, en amont et que le témoin, celui qui chante, n’est pas impliqué dans les combats ou les massacres tout comme ceux – les gens du pouvoir – auxquels il s’adresse ; ceux-là, les gens du pouvoir, envoient les autres se faire massacrer et glisser vers la mer sous forme de cadavres.


Allons nous asseoir au bord de l’eau et attendons, Marco Valdo M.I., peut-être qu’à la longue, il ne descendra plus d’assassinés, que le temps des grands jeux de massacre sera écoulé. Mais, entre nous, dans cette Guerre de Cent Mille Ans que les riches et les puissants font chaque jour aux pauvres et aux hommes tranquilles, pour bêtement s’enrichir et avoir le pouvoir, il y a bien d’autres choses et manières que la guerre ouverte, les armes et les armées qui oppriment et détruisent la vie : la faim ou le manque de nourriture, la maladie ou le manque de soins, la sécheresse ou le manque d’eau… J’arrête là, mais tu vois ce dont il s’agit : cette guerre est sournoise et a mille visages. Et elle n’envoie pas tous les cadavres descendre les fleuves. Alors, tissons encore le linceul de ce vieux monde gangrené, autodestructeur, malade du pouvoir et de la richesse et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Avez-vous gagné la guerre qui dure depuis plus de 200 ans ?
Mesdames, Messieurs au pouvoir ?
Ou même juste une bataille ?
Une grande, même une très grande, mais la dernière bataille ?
Alors, abandonnez l’espoir de tituber ivres de victoire.
Recommandez à vos chanteurs,
Les anciens, mais surtout les nombreux nouveaux qui rampent vers vous :
Attention – pas de chants jubilatoires trop haut !
Vous espérez seulement avoir finalement gagné le pouvoir.
Pas vraiment désespérés, mais quand même plein de scepticisme.
Vous connaissez votre propre histoire,
Au moins les plus intelligents d’entre vous.
Et je m’assois près du fleuve, comptant les morts qui passent :
Des écrevisses dans le ventre mou,
Les yeux ouverts, sans queue, scalpé.
Le butor crie dans la roseraie.
Mais seulement quand la lune sera visible derrière les nuages de soufre
Et le silence sera encore plus insupportable,
Je crierai peut-être ma chanson par-dessus la marée montante.

lundi 25 mars 2019

Les Cartes-lettres


Les Cartes-lettres


Lettre de prison 15
28 avril 1934




Dialogue Maïeutique


Tiens, Lucien l’âne mon ami, avant de parler des cartes postales, je reviens un instant à l’avocat de Rome dont il était question précédemment et dont Carlo Levi avait refusé les services. En revenant au texte de la lettre d’origine On dit que je suis cultivé et cherchant un peu, j’ai découvert diverses choses qui donnent à penser que le prisonnier était plus méfiant et plus avisé qu’il ne semble l’être dans ces lettres somme toute banales et qu’il avait trouvé le moyen de faire passer ses mises en garde. Je m’explique : l’avocat de Rome est un certain Vittorio Ambrosini, et à moins d’un homonyme, il y avait un avocat et journaliste du nom de Vittorio Ambrosini qui gravitait dans des eaux troubles depuis un certain temps : entre le socialisme, version communiste et le fascisme ; en 1925, il déclarait lui-même : "politicamente mi trovo tra Lenin e Mussolini, cioè per l’uno e per l’altro per quel tanto di rivoluzionario che entrambi hanno, e ritengo che dai due debba venire la sintesi di nuova vita politica e sociale" (http://www.quinternalab.org/lavori-in-corso/materiale-storico/180-appunti-per-un-lavoro-su-vittorio-ambrosini)« Politiquement, je me trouve entre Lénine et Mussolini, c’est-à-dire pour les deux à cause de la nature révolutionnaire des deux, et je crois que les deux doivent être la synthèse d’une nouvelle vie politique et sociale ».

Oh, dit Lucien l’âne, on retrouve ce même genre de situation aujourd’hui où en France, par exemple, des convergences apparaissent et s’affirment entre le Rassemblement National et La France Insoumise, qui entretiendraient certains liens, y compris financiers, avec la Russie de Poutine.

De plus, ajoute Marco Valdo M.I., il semblerait qu’au moment qui nous occupe, il était un des informateurs de l’OVRA (N° 532). Et selon la même source citée ci-dessus, à partir de 1931, « Negli anni successivi sarà un informatore della polizia; l’amicizia stretta con alcuni antifascisti al confino gli permetterà di inviare su di loro puntuali rapporti ai "superiori". » – « Dans les années suivantes, il sera un informateur de la police ; son amitié étroite avec certains antifascistes en exil lui permettra d’envoyer sur eux des rapports détaillés à ses « supérieurs ». Après la guerre, il continuera ses cabotages politiques et on le retrouvera dans l’affaire de la Piazza Fontana à Milan en 1969. Il a fini « suicidé » contre son gré en 1971. Dès lors, dans sa prison en 1934, Carlo Levi avait plus que raison de poser la question : d’où il tombe cet avocat de Rome ? Est-il recommandé par notre avocat de Turin ? Qui l’envoie ? Et il ajoute : « J’imagine que cette mission lui a été confiée avant que je sois déféré à la Commission de Relégation… »

Bonnes questions, dit Lucien l’âne, car normalement, l’avocat est tenu à la plus stricte confidentialité, au secret professionnel pour tout ce que pourrait lui dire celui qu’il assiste ; il peut aussi sous ce couvert demander à l’accusé de lui révéler certaines choses qu’il devrait taire pour mieux le défendre. Il vaut mieux refuser d’être défendu par un avocat sur lequel on a des doutes.

Mais aussi, Lucien l’âne mon ami, il est probable que Carlo Levi savait qui c’était, car Ambrosini était un personnage connu des milieux politiques à la fois pour son rôle de premier plan chez les « Arditi », mais aussi comme membre du PNF (Parti National Fasciste) et comme journaliste.

Maintenant, Marco Valdo M.I. mon ami, pour parler d’autre chose, revenons aux cartes postales et tout d’abord, qu’est-ce qu’une carte-lettre ?

La carte-lettre, Lucien l’âne mon ami, était – je dis bien « était », car elle n’existe plus. Donc, c’était une carte-postale, pré-timbrée, ornée d’une image, d’un côté, et de l’autre, d’une moitié pour écrire, d’une moitié, pour indiquer l’adresse du destinataire. Du coup, il restait fort peu de place pour écrire et de plus, ce qu’on écrivait était en quelque sorte à l’air libre. La carte-lettre était aussi un moyen de propagande de l’État et en l’occurrence, du régime fasciste. Dans le cas présent, sous le couvert de soigner la tuberculose, on avait droit à la rhétorique héroïque fasciste, une logorrhée assez détonante où le Duce menait cette croisade sanitaire sous le signe de la double croix. Il annonçait déjà que le peuple italien allait vaincre l’ennemi – cet ennemi-là (la tuberculeuse) comme il vaincrait tous les autres.

Oh, dit Lucien l’âne, est-ce qu’il y a quelqu’un qui a pu croire ça ? Y croyait-il lui-même ? Tous ces dictateurs, tous ces hommes, le pouvoir leur monte à la tête. Aucun âne n’avalerait pareille galéjade, aucun âne ne raconterait pareille idiotie. Et enfin, toutes ces œuvres de charité ont un parfum d’escroquerie qui me les rendent très antipathiques. Mais pour le reste, que dit la chanson ?

Pour le reste, dit Marco Valdo M.I., Carlo Levi revient à ses marottes habituelles : les temps, la peinture, où il remarque qu’au sortir de la prison, sa peinture en portera nécessairement la trace ; elle aura changé.

« Quand je sortirai demain
Mon regard changera
Est-ce un mal, est-ce un bien ?
Ma peinture changera
Quand je sortirai demain. »

Alors, en attendant cet hypothétique « demain », dit Lucien l’âne, tissons le linceul de ce vieux monde bardé de barreaux, embarbelé, fortifié et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Contre la tuberculose,
J’ai acheté
Douze cartes roses.
La question qui se pose :
À qui les envoyer ?

Quand on est prisonnier de l’État,
La prison met son doigt
Sur tout envoi.
Les gens n’aiment pas
Recevoir des courriers comme ça.

Quand je sortirai,
Je m’apercevrai
Avec une agréable stupeur
Qu’il y a des couleurs,
Des arbres verts, des viandes rouges et des fleurs.

Quand je sortirai demain
Mon regard changera
Est-ce un mal, est-ce un bien ?
Ma peinture changera
Quand je sortirai demain.

Petits tracas ridicules,
Ces caractères minuscules
Pour que les choses soient dites
Me pèsent et m’irritent.
Les cartes-lettres sont trop petites.

J’ai reçu la grammaire anglaise
Nouvelle édition, avec la ponctuation
Et la grammaire de l’Académie française.
Un monument d’érudition,
Nous y reviendrons.