Le
Ventriloque
Lettre
de prison 17
4
mai 1934
Dialogue
Maïeutique
Le
ventriloque est ce monsieur qui parle du ventre ?, demande
Lucien l’âne. C’est du moins ce que son nom indique. Comment
fait-il ? Pour moi, c’est un mystère.
Oh,
dit Marco Valdo M.I., il n’y a là rien de fort mystérieux ;
c’est une question de technique et d’entraînement. Ça peut même
devenir une habitude. Mais, pur ta gouverne, le ventriloque ne parle
pas du ventre ; on dirait plutôt du larynx. En fait, tout comme
toi ou moi, il fait vibrer ses cordes vocales. Généralement, le
ventriloque exerce son art spectaculaire avec à ses côtés une
marionnette, qu’il actionne et avec qui il tient la conversation.
C’est un artiste de rue, de foire, de cirque ou de cabaret et par
la suite, de théâtre, de cinéma ou de télévision. Mais dans le
cas de notre prisonnier, c’est différent. Le Dr. Levi est seul
dans sa cellule et dès lors, n'a aucun public devant lui. Non
seulement, il est seul, mais il n’a pas de marionnette ; il
n’en a pas besoin. En fait, il se parle à lui-même et il se
répond. Cette fausse ventriloquie, ce pseudo-engastrimysme est à la
fois, un effet de la solitude – en isolement, le prisonnier,
l’enfant, le malade, l’anachorète, le cénobite, l’ermite,
etc. parle seul et un remède à la solitude – on entend des voix.
Alors,
dit Lucien l’âne en riant, ils sont deux en un.
Exactement,
reprend Marco Valdo M.I., et ils pourraient être trois personnes en
une.
Ou
même plus encore, dit Lucien l’âne. Plus on est de fous, plus on
rit.
Oh,
ce serait plutôt une parade à la folie, répond Marco Valdo M.I..
Au passage, on peut aussi parler aux oiseaux ou aux rats ou aux
araignées. Peu importe, l’essentiel est de tenir un langage et de
ne pas être seul. À partir du moment où on peut être trois
personnes en une, rien n’empêche d’être beaucoup plus nombreux.
On peut aisément passer du conciliabule au concile ; de la
confession au congrès. Ainsi, le Dr. Levi peut se faire la
conversation, une manière assez efficace de combattre la monotonie
d’une trop grande solitude, de combler l’inactivité forcée,
mais aussi, une excellente façon de réfléchir et de se réfléchir.
Je
vois, je vois, dit Lucien l’âne. C’est un peu comme le dialogue
maïeutique. D’ailleurs, là aussi, nous sommes trois personnes en
une.
Évidemment,
Lucien l’âne mon ami. C’est une façon de faire philosophique,
chose qui ne t’aura sans doute pas échappée. Pour le reste de la
chanson, je pense que tout est dit dans le texte.
Alors,
dit Lucien l’âne, il ne nous reste qu’à tisser le linceul de ce
vieux monde ventriloque, solitaire, sol-i-terre, perdu dans le temps
et l’espace, circumnavigant, voguant de l’infini à l’infini et
cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Toujours
les mêmes interrogatoires,
Toujours
les mêmes questions,
Toujours
les mêmes histoires,
Que
l’on répète sans y croire
Comme
d’infinies conjurations.
Chaque
fois, j’imagine ma libération ;
Chaque
fois, ils veulent des explications,
Des
broutilles futiles sans importance,
Sans
rapport avec l’inculpation.
Ils
savent pourtant mon innocence.
J’ai
senti votre tristesse, hier
À
me voir subir cette injuste peine.
Il
ne faut pas vous en faire,
Je
suis la personne la plus sereine,
La
plus tranquille de la terre.
La
prison est une épreuve philosophique
Sans
douceur, secrète, grave, stoïque.
On
s’y lève avec le soleil,
On
se couche avec le soleil,
Comme
des satellites microscopiques.
Les
heures se suivent égales,
Réglées
par le bruit des clés.
Ventriloque
du théâtre de bois,
On
dialogue en aparté,
On
parle seul à haute voix.
Cette
vie en solitaire ;
Ne
m’épouvante guère.
La
solitude et la patience
Sont
bien plus fières
Que
ces aléas de l’existence.