Le
Temps
libre
Chanson
léviane – Le Temps libre – Marco Valdo M.I. - 2019
Lettre
de prison 8
3
avril 1934
Carlo Levi 1920 |
Dialogue
Maïeutique
Cette
chanson « Le Temps libre », est ici datée du 3 avril
1934, ce qui est la date de la lettre de laquelle est tiré le
premier quintain, d’où provenaient aussi des éléments de la
chanson précédente, par exemple, ce qui concerne la cravate, la
« Gazetta dello sport ». Le reste, les éléments qui
constituent les cinq autres quintains sont extraits de la lettre du 6
avril 1934.
Pourquoi
tout cet embrouillamini ?, Marco Valdo M.I. mon ami.
Je
dois te dire, Lucien l’âne mon ami, que je reconnais volontiers
que ces lettres sont quelquefois entremêlées, car je me suis laissé
guider par le cours de la poésie plus que par l’exacte adéquation
à ces lettres en apparence banales. Elles ressemblent vraiment à
des lettres comme n’importe qui pourrait en envoyer dans les mêmes
circonstances. Il faut en extraire un récit ; c’est
précisément mon travail.
Ce
seraient donc des lettres banales, demande Lucien l’âne.
En
apparence, en apparence, oui, certainement, dit Marco Valdo M.I. ;
cependant, la vérité me commande de dire qu’elles ne le sont pas
du tout comme cette revisitation poétique le montre. Un élément
important à prendre en compte, c’est le fait que ces lettres de
prison s’inscrivent dans un mouvement continu à l’intérieur
d’un temps circonscrit (le temps de la prison) où les jours se
ressemblent, d’où ce sentiment de banal, et où elles se
cristallisent en un seul chant allant et revenant sans cesse sur
lui-même. C’est une complainte.
Je
comprends maintenant l’impression que j’ai eue jusqu’ici, dit
Lucien l’âne pensif. Alors, qu’y a-t-il dans ce Temps libre ?
Qu’y
a-t-il dans ce Temps libre ?, pour répondre à cette question,
Lucien l’âne mon ami, je vais reprendre la démarche que j’ai
suivie jusqu’ici, une démarche vaguement didactique et
passablement ordonnée. Le premier quintain montre un Carlo Levi
calme, tranquille, sûr de lui et homme de culture et même, de
culture classique italienne. Ce n’est pas aussi innocent que cela
puisse paraître, car ainsi – par-dessus la tête de la censure, le
prisonnier s’adresse aux magistrats en jouant sur la connivence des
lettrés : « Nous avons lu les mêmes livres » et
au-delà des circonstances du moment, nous partageons certaines
valeurs – sous-entendu : que le régime ne partage pas, mais
ne peut contester.
« Libre
de tout souci judiciaire,
En
compagnie de Dante et de Pétrarque,
Je
relis le Canzoniere. »
Comme
je l’ai déjà expliqué, ce sont là des axes forts de sa défense
par censure et cabinet noir interposés. Les trois quintains suivants
décrivent la prison, vue de l’intérieur de la cellule (et
accessoirement, à quoi on réduit un artiste). C’est un tableau
précis à la manière du peintre et du conteur qu’il est.
« Par
ma fenêtre, un trou de lumière grise,
On
ne peut voir les oiseaux, ni les avions.
Face
au mur vague, mon œil brille.
Le
ciel à travers les grilles »
Puis,
les deux dernières strophes ont l’habituelle vocation double :
informer l’extérieur et apporter encore des éléments de défense
dans cette plaidoirie lancée vers les autorités. Le prisonnier met
– l’air de rien – les magistrats et leur conscience, même
mauvaise, face à face avec l’usage des dénonciations et des
informateurs et il met en cause la validité des renseignements que
ces mouchards peuvent rapporter. En filigrane, il en appelle à
l’homme – qui devrait exister en chaque juge – contre les
pratiques nauséeuses du fascisme.
« Que
sans préjugés, ils ne se laisseront pas guider
Par
de faux renseignements
Et
qu’ils vont me libérer. »
Pour
une fois, Marco Valdo M.I. mon ami, laisse-moi, avant de conclure, te
donner connaissance de mon impression sur ton travail, sur cette
chanson (et les précédentes et par avance, sur les suivantes, si
elles suivent la même voie – et que feraient-elles d’autre ?)
Va-z-y,
Lucien l’âne mon ami, va-z-y, je suis très curieux et très
désireux de la connaître. Et surtout, n’aie crainte de me dire
les choses directement.
Oh,
il n’y a rien d’exceptionnel à ma réflexion, reprend Lucien
l’âne, c’est ce que je pense amicalement et je ne voudrais pas
que mon avis – quelque peu biaisé par l’amitié, mette à mal ta
légendaire modestie. Je voulais juste te dire que je trouve cette
transmutation de langue et de forme (de l’italien au français, de
la prose à la poésie), terriblement réussie. C’est un monument
poétique que tu dresses à Carlo Levi. C’est l’étrange résultat
d’une alchimie passionnée. C’est particulièrement sensible
quand on lit ces chansons pour elles-mêmes sans se soucier ni de
l’histoire, ni des dates. Voilà tout ! Enfin, tissons le
linceul de ce vieux monde aux arrières-goûts de fascisme, bruyant,
gris, morfondu, sombre et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Avec
ce calme qui entoure
Le
temps libre
Libre
de tout souci judiciaire,
En
compagnie de Dante et de Pétrarque,
Je
relis le Canzoniere.
Les
voix des gardiens nous épuisent.
Des
bruits indistincts font diversion :
Rumeurs
d’usine et de circulation.
Par
ma fenêtre, un trou de lumière grise,
On
ne peut voir les oiseaux, ni les avions.
Face
au mur vague, mon œil brille.
Le
ciel à travers les grilles
Se
morfond nuageux.
D’un
soupir profond et oiseux,
Le
vent le déplie.
Ici,
la veille se réduit à la lumière,
Le
sommeil se terre dans les ténèbres :
Ici,
la nuit est sans mystère,
Elle
se meut dans le sombre
À
la poursuite des ombres.
Depuis
que je suis là,
J’ai
rencontré deux fois les fonctionnaires,
Chargés
de mon cas.
Ils
n’ont fait état
D’aucune
accusation particulière.
À
présent, tranquillement, sereinement,
Patient,
j’attends et j’espère
Que
sans préjugés, ils ne se laisseront pas guider
Par
de faux renseignements
Et
qu’ils vont me libérer.
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