Les
Graffitis
Chanson léviane - Les Graffitis - Marco Valdo M.I. - 2019
Lettre de Prison 7
1
avril 1934
Le cheval, le doge et le prisonnier |
Dialogue
Maïeutique
Tu
sais, Lucien l’âne mon ami, que l’homme enfermé a l’étrange
habitude de marquer les lieux de son passage : un signe, un nom,
un dessin ; on appelle ça des graffitis.
Oh,
dit Lucien l’âne, personnellement, je ne fréquente pas ces lieux,
mais j’en ai déjà vus sur les dans les rues ou sur des arbres.
En
effet, reprend Marco Valdo M.I., généralement, il griffe la pierre,
le bois ; il tente de graver son souvenir (le souvenir de
lui-même), parfois, c’est le dernier, comme si cette trace allait
le faire perdurer. C’est une fameuse illusion, la trace ne fait
perdurer que la trace.
Certes,
dit Lucien l’âne, mais c’est déjà quelque chose. Comme je
viens de te le dire, je sais très bien tout cela, moi qui en ai vu
tellement depuis le temps que je parcours le monde à la poursuite de
moi-même ou de mon ombre, que sais-je ? Il y en a vraiment
partout : sur les monuments, sur les arbres, sur le sable (ils
ne durent que le temps d’une marée), sur les roches de hautes
montagnes ou sur les falaises de bord de mer
aux endroits les plus invraisemblables. Et là, il ne s’agit pas
d’hommes enfermés ; il s’agit même parfois de couples
d’amoureux tatouant un grand
chêne, un grand hêtre, liant ainsi leur histoire
éphémère à celle de l’écorce meurtrie et leur vanité monte
ainsi vers les cieux jusqu’à ce qu’on abatte l’arbre et ça
peut durer
longtemps.
Revenons
à la chanson qui – tu l’auras sans doute deviné, Lucien l’âne
mon ami – s’intitule « Les Graffitis ». Cependant,
même que c’en est la conclusion :
« Mon
œil se perd sur le mur blanc
Entre
les graffitis d’un autre temps. »
D’ailleurs,
un des endroits où on a le plus le temps et l’envie de faire des
graffitis, c’est dans une cellule de prison, de forteresse où le
mot est souvent le simple mot « Liberté »
ou alors, un cri de colère : « Merde ! ».
Et si c’en est la conclusion, les graffitis ne sont pas toute
l’histoire de la chanson.
Mais,
dit Lucien l’âne un peu abasourdi, qu’est-ce qu’elle raconte
d’autre de si intéressant ?
Eh
bien, dit Marco Valdo M.I., beaucoup de choses, alors écoute-moi
attentivement. Elle commence par une protestation de l’artiste
Carlo Levi auquel un scénario de film a été commandé et qui ne
peut, s’il reste en prison, achever et fournir. Que suggère-t-il à
ses censeurs ? Une perte pour Carlo Levi, mais peut-être aussi
pour le cinéma italien ? Il réclame sa libération, mais pour
ceux qui reçoivent le courrier (ses proches), le message est
« prévenez Mario Soldati », avec qui il fait ce film et
aussi, avec qui il mène la lutte clandestine contre le régime. Tout
aussi singulier ce distique :
« J’ai
la chemise, j’ai le costume,
Mais
pas la cravate autour du cou. »
Il
est en apparence fort banal et il sera interprété comme ça par la
plupart des lecteurs. Pour le censeur, c’est la description
objective de la situation du prisonnier, de n’importe quel
prisonnier : sans ceinture, sans lacets, sans cravate, c’est
la règle. Pourtant, à y mieux regarder, on découvre le message :
je suis dans la situation du prisonnier, mais je ne suis pas avec la
cravate (corde) autour du cou, je ne suis pas étranglé ;
autrement dit, je suis à mon aise et ils ne me tiennent pas.Vu
ainsi, c’est nettement un message clandestin à destination amis de
son réseau de résistance.
Houlala,
Marco Valdo M.I. mon ami, comme elle est complexe cette petite
chanson banale.
Oh,
elles le sont toutes, Lucien l’âne mon ami, mais je ne peux faire
pareille dissection à chaque fois. Je ne peux te conseiller d’autre
méthode que de suivre attentivement le récit, qui dans ces petits
textes sont forcément fort denses ; évidemment, on peut les
entendre linéairement, sans ces complications et c’est bien aussi.
La strophe suivante, par exemple, a le même rôle. Quand elle dit
« La Gazetta dello Sport » a publié un communiqué, il
fait tout un commentaire, mais il ne dit pas ouvertement qu’on peut
utiliser la Gazetta pour faire passer des messages dans les prisons.
C’est
une bonne idée, en tout cas, dit Lucien l’âne.
Pour
le reste, vois la chanson.
Eh
bien, dit Lucien l’âne, tissons le linceul de ce vieux monde
carcéral, myope, mal bâti, mal parti et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Avec
ses souvenirs familiers,
Pâque
est donc venue ce matin.
Ce
qui me rend chagrin,
C’est
que, si je reste enfermé,
Le
film va m’échapper.
Perdre
une scénographie,
Une
commande pour le cinéma,
Une
occasion comme celle-là,
On
n’en a pas beaucoup dans la vie.
Quelle
situation, une vraie idiotie.
J’ai
la chemise, j’ai le costume,
Mais
pas la cravate autour du cou.
Tout
ce qui vient de chez vous –
Les
lettres, le linge, les vivres,
Les
chaussures – m’aide à vivre.
Ici,
la « Gazetta dello sport » est autorisée ;
C’est
une riche idée !
On
y trouve un communiqué :
Un
groupe a été arrêté
Et
emprisonné.
Ici,
comme prisonnier, il est logique
De
vouloir retrouver sa liberté.
En
attendant, je lis les classiques ;
C’est
assez encyclopédique,
Mais
j’y suis en bonne société.
Ici,
ce matin, je suis fainéant.
Assis
à la table, morne à périr,
Je
n’ai pas envie d’écrire.
Mon
œil se perd sur le mur blanc
Entre
les graffitis d’un autre temps.
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