La
Maison de Santé
Lettre
de prison 6
Canzone
léviane – La Maison de Santé – Marco Valdo M.I. – 2019
27 mars 1934
27 mars 1934
Michel Bakounine |
Dialogue
Maïeutique
Parfois,
Lucien l’âne mon ami, je me dis qu’il serait plus simple de ne
pas commenter les chansons et en vérité, elles n’en ont pas
besoin. Elles disent toutes seules ce qu’elles ont à dire ;
d’autant plus pour celles-ci qui n’ont d’autre objet que de
faire le lien, de faire la liaison entre des gens qu’une barrière
sépare.
Qu’est-ce
qui t’arrive Marco Valdo M.I. mon ami ? Aurais-tu perdu me
goût de parler, le plaisir de noter ces conversations de bonne
compagnie ? As-tu seulement songé à ce fait irrémédiable que
sans elles, nous n’existerions simplement pas l’un pour l’autre ?
J’y
pense, Lucien l’âne mon ami, j’y pense souvent à nos dialogues
et à leur maïeutique. Sans eux, nous ne serions pas là à nous
disputer autour de tout, de rien, d’un mot qui passe. Moi, encore,
je serais occupé à l’une ou l’autre chanson, l’une ou l’autre
version française d’une chanson en langue étrangère, toi, tu
signerais de temps en temps une chanson, un commentaire. Mais qui
serais-je sans toi qui vins à ma rencontre au détour d’un
buisson, au pied dune haie, ballant la tête à chaque pas ?
Bref, nous voilà ici.
Et
puis, répond Lucien l’âne, il y a que je suis toujours ébahi de
voir les mots s’aligner, puis s’entasser doucement comme si à la
longue, ils feraient une montagne, un terril, un crassier. A priori,
ils ne disent rien de notable ; ils disent, c’est tout.
C’est
vrai, Lucien l’âne mon ami, mais c’est compter sans la
maïeutique qui vient en extraire on ne sait quel mystère, comme
d’un tas de vieux débris de terre rejetées à l’écart lors de
l’extraction, les mineurs d’or du Chili tirent, à force de
patience, de quoi assurer un temps un surplus à leur subsistance.
Par une étrange chimie, les poussières d’or s’agglutinent et
forment des paillettes que le mineur enferme précieusement dans son
sachet et le cache. Enfin, c’était vrai vers 1834, un siècle
avant cette lettre de prison, quand Charles Darwin l’a indiqué sur
son carnet de voyage.
Bon
sang de bonsoir, Marco Valdo M.I. mon ami, te voilà encore en train
de nous bassiner avec tes histoires qui n’ont rien à voir et moi,
comme un âne, en train de me faire avoir. Dis-moi plutôt ce que dit
la chanson.
Oh,
elle ! Que dit-elle ?, reprend rêveusement Marco Valdo
M.I. Que veux-tu que je te dise ? Je ne sais trop, l’écume
des jours d’un prisonnier : balayer, ranger, refaire un lit,
penser au passé, ne pas oublier d’affirmer son statut d’artiste,
d’homme de culture – il parle de l’Anna Karénine, de rassurer
la famille, d’ironiser – la prison est une maison de santé (il
pensait peut-être à Paris où Santé et prison sont synonymes),
enfin, affirmer son incompréhension face aux accusations, jouer les
innocents.
Au
fait, demande Lucien Lane, tu penses que Levi imaginait que les
censeurs qui lisaient ses lettres avant de les renvoyer au
destinataire, les gens de la police politique, les juges chargés de
son instruction se laisseraient convaincre ou prendraient au sérieux
ses dénégations ?
Je
ne le sais pas, Lucien l’âne mon ami, mais ce qui est certain,
c’est que si Carlo Levi (ou n’importe quel prisonnier) av ait
reconnu quoi que ce soit dans ces lettres, ils en auraient fait usage
contre lui. C’est à mon sens une des raisons pour lesquelles les
autorités pénitentiaires et judiciaires laissent aux prisonniers la
possibilité d’échanger du courrier avec l’extérieur. Mais ici,
comme lors des interrogatoires, c’est un jeu de dupes et Carlo Levi
est assez subtil à ce jeu de « à malin, malin et demi ».
Il retourne l’instrument contre ses instructeurs ; ils veulent
des détails, des confidences et ils en reçoivent. Ils veulent de la
vérité ; ils en sont arrosés. À ce jeu, il y a un précédent
historique célèbre, dont je veux te parler, celui d’un prisonnier
qui a adressé par écrit un texte où il raconte tout son parcours à
son oppresseur et à la demande de ce dernier et je te propose de
deviner qui est ce personnage, à partir d’un petit texte, que j’ai
un peu arrangé à ton intention, de façon à lui donner un
caractère un peu énigmatique et à ménager un rien de suspense :
« Le pouvoir désire surtout des révélations sur la politique
de son prisonnier et sur les personnes qui y ont été impliquées.
Pour le prisonnier, il n’est pas question pour lui de compromettre
qui que ce soit… En arrangeant habilement les choses connues (par
le pouvoir), sans rien y ajouter d’important, il donnera
l’impression de ne pas être obstiné dans son silence. »
Vraiment,
Marco Valdo M.I. mon ami, je ne sais pas de qui il s’agit.
Ce
texte est connu sous le nom de « Confession » et Lucien
l’âne mon ami, au moment où l’auteur de cette singulière
confession à celui qui lui en a fait la demande expresse de lui
écrire « comme à son confesseur », ce prisonnier
célèbre est déjà deux fois condamné à mort et virtuellement
exécuté. Il s’en sortira cependant de la manière décrite ici.
Ces deux personnages sont le Tsar Nicolas Ier et le
prisonnier, Michel Bakounine. J’ajoute qu’à mon sens, Carlo Levi
ne devait pas ignorer cette histoire.
Oh,
dit Lucien l’âne, Michel Bakounine, c’était un bien brave homme
celui-là, un véritable ami de la liberté et un infatigable ennemi
de ce vieux monde, dont nous aussi à notre tour tissons le linceul,
un vieux monde plein de mots, de mensonges, de menteries, de ruse, de
méchanceté, d’autorité et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Ici,
il faut s’occuper : balayer, ranger ;
Ces
affaires domestiques
Sont
choses mécaniques
Elles
meublent les jours entiers
Qui
s’en vont, oubliés.
De
refaire chaque jour mon lit,
À
la longue, je ris.
Reborder
les couvertures
Est
une étrange aventure
Qui
me ravit.
Je
comprends à présent
Combien
les femmes ont plaisir
À
coucher les enfants des pères
Qu’elles
ont vus naître et grandir.
C’est
l’art d’être grand-mères.
Je
relis Anna Karénine,
Une
histoire de femmes et d’amours,
Un
livre de toujours,
Une
Traviata si vive, si fine,
Elle
m’a tenu compagnie quelques jours.
Rassurez-vous,
je suis en bonne santé ;
Soyez
tranquilles, je suis serein.
Mais
qui aurait jamais imaginé
Qu’on
me fasse un tel destin ?
Finalement,
la prison est une maison de santé.
Ici,
on joue un drame tragi-comique.
S’il
n’était pas aussi ennuyeux,
Ce
serait humoristique.
Sûr
que les juges, gens méticuleux
Me
renverront chez moi sous peu.
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