vendredi 12 avril 2019

Admirable Justice



Admirable Justice


Lettre de prison 20

24 mai 1935



Dialogue Maïeutique

Comme tu pourras t’en rendre compte, Lucien l’âne mon ami, le Dr. Levi est d’une cohérence durable et en quelque sorte, imperturbable. Si l’on reprend ses lettres depuis le début – soit sur une durée d’une année, il tient les mêmes arguments et il développe les mêmes pensées avec une grande constance.

C’est très bien tout ça, Marco Valdo M.I. mon ami, mais ne pourrais-tu pas détailler un peu ?

Bien sûr que si, Lucien l’âne mon ami et je vais le faire à l’instant. Tout au long de ces échanges de lettres avec sa famille – essentiellement sa mère et sans que nous ayons connaissance des réponses, il affirme systématiquement qu’il est innocent de ce dont on pourrait l’accuser, qu’il n’a rien à voir, ni rien à faire avec la politique, qu’il est sincère, qu’il ne comprend pas ce qu’on lui reproche, qu’il est un artiste qui s’intéresse essentiellement à l’art et qu’en définitive, il est convaincu qu’on va le relaxer, car on ne pourra faire autrement. Ce pourquoi, il a la plus grande confiance en la justice.

En effet, reprend Lucien l’âne, ça me semble résumer assez bien son argumentation et ses interrogations, mais ne dit-il pas d’autres choses dans la chanson ?

Certes, Lucien l’âne mon ami, tout cela est un peu répétitif, amis ce n’est qu’une apparence. Cette sorte de monotonie des choses est évidemment due aux conditions de la vie en prison où il ne se passe pas grand-chose et où les événements du dehors n’arrivent qu’avec un long décalage, largement expurgés et au travers d’une sorte de brouillard filtrant. De toute façon, une expression directe de mécontentement ou de critique aurait toutes les chances d’être purement et simplement effacée. Cependant, si Carlo Levi dit les mêmes choses, il les dit autrement. Cette fois, il dit des choses inattendues à propos de ses chaussettes qui tiennent bien droites et qui – c’est là le message – lui sont parvenues alors que les lettres qu’il attend ne sont pas arrivées. C’est plus qu’une allusion évidente à l’intervention de la censure qui retient le courrier. D’autre part, dans le combat qui l’oppose depuis plus de dix ans au fascisme…

Ora e sempre, Resistenza !, dit Lucien l’âne. N’était-ce pas le mot d’ordre de Giustizia e Libertà ?

En tout cas, Lucien l’âne mon ami, c’est évidemment sa manière de faire et celle de Carlo Levi qui dans ce combat contre le fascisme et son État, continue à utiliser l’arme de l’ironie ; ce que j’ai souvent nommé l’acide ironique. Il se gausse de ses censeurs en vantant leurs mérites. Il affirme, par exemple, que la justice de l’État est admirable, alors qu’il pense tout le contraire ; il dit ne pas douter de la bonne foi des fonctionnaires et des agents du régime, alors qu’il est persuadé de leur totale partialité. Cette voie ironique peuplée d’affirmations louangeuses pour ses ennemis, c’est aussi se payer la tête des adversaires et sur le plan personnel, c’est une manière de se venger du sort qu’ils lui infligent.

Finalement, dit Lucien l’âne, c’est étrange ce climat de la prison, cette vie faite de silence, de bruits de clés, de pas, de ce temps qui passe dans une sorte d’absence du monde ; finalement, il nous faut reprendre notre tâche et tisser le linceul de ce vieux monde pervers, autoritaire, infernal et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Je n’ai pas reçu vos lettres.
Par contre, les chaussettes
Sont faciles à mettre.
Elles tiennent droites
Et sans fixe-chaussette.

Aujourd’hui, ils m’ont appelé.
Je pensais être libéré.
Ils m’ont interrogé,
Ils m’ont gardé.
Ils doivent encore enquêter.

Ils ont une fausse opinion de ma personne,
C’est dramatique.
Ma nature est bonne,
Mon tempérament absolument artistique
Et je fuis toute activité politique.

Comme je suis sincère,
Je ne doute pas un instant
De la bonne foi des fonctionnaires
Et du zèle de ces agents
Du ministère.

La justice de l’État est admirable ;
Elle est capable
De punir les coupables,
Mais elle défend
Aussi les innocents.

Ne vous désespérez pas !
J’entrevois une solution favorable
À tout cet embarras.
Bientôt, on sera ensemble à table,
C’est une perspective formidable.

jeudi 11 avril 2019

LA BALLADE DES SEPT FRÈRES OU L’HISTOIRE DES FRÈRES CERVI


LA BALLADE DES SEPT FRÈRES

OU L’HISTOIRE DES FRÈRES CERVI


Version françaiseLA BALLADE DES SEPT FRÈRES OU L’HISTOIRE DES FRÈRES CERVI – Marco Valdo M.I.2019
d’après la version italienne de Riccardo Gullotta – La ballata dei Fratelli Cervi
d’une chanson sicilienne« Ballata per i fratelli Cervi »Ignazio Buttitta1968
(tiré de « La paglia bruciata. Racconti in versi" , 1968) 
 Interprétée par le conteur de Tano Avanzato (à 15.35 du commencement du clip).






Depuis la nuit des temps, la narration orale occupe une place de choix parmi les formes d’art discursifs. Il suffit de penser à Homère, à Hésiode, et à toute une multitude d’aèdes et de rhapsodes qui ont fleuri à l’époque de la Grèce préclassique. D’autres expériences de tradition orale ont été les bardes de la culture celtique, les gawlo/djeli (en français « griot« ) encore présents en Afrique subsaharienne, les chamans des cultures orientales.

Dans l’Empire romain aussi, la narration orale, confiée aux « histrions », se répandit. Au Moyen Âge, les troubadours et trouvères, à la cour des puissants, les ménestrels et les bouffons, ces derniers plutôt errants, avaient un rôle fondamental dans la narration des actes de chevalerie, puis dans la diffusion des archétypes fonctionnels à la classe féodale, les artistes à jouer un rôle pour une sorte de conte ante litteram. Ils sont, d’une certaine manière, les précurseurs des « Cantastorie ».
L’école poétique sicilienne avec Ciullo d’Alcamo, XIVième siècle, peut aussi être rattachée à cette veine. Les formes de narration orale ou d’exécutions représentatives qui n’avaient pas un caractère strictement sacré ont été découragées par l’Église, puis interdites.
L’invention de l’imprimerie a donné une forte impulsion à la circulation des « feuilles volantes » qui ont facilité la diffusion des histoires à raconter oralement. En Sicile, entre le XVIième et le XVIIième siècle, il y avait une différence entre les « cantastorie » et les « cuntastorie ». Ces derniers sont basés sur la tradition des commissaires-priseurs qui ont été engagés par les dirigeants pour la notification des édits et la diffusion des nouvelles importantes. Plus tard, au XIXième siècle, l’Opera dei Pupi s’est imposé, un théâtre de marionnettes, avec des histoires tirées de l’épopée chevaleresque, en particulier du cycle carolingien (chanson de geste). En Sicile, l’héritage des Normands et des Souabes est bien établi.
Les différences entre Cantastorie, Cuntastorie et Opera dei Pupi ne sont naturellement pas nettes. Chaque forme a emprunté à l’autre et l’a à son tour influencée. S’il fallait marquer une différence, on pourrait dire que dans l’opéra de marionnettes, la présence des marionnettes et du marionnettiste est prédominante, alors que le cuntastorie classique itinérant se réfère aux mêmes sujets, ou à des sujets similaires, en utilisant une affiche. Le conteur, également itinérant, présente des thèmes liés à l’actualité, accompagnés par l’accordéon et/ou la guitare. Les représentations ont toujours lieu à l’extérieur.
Au XXième siècle, en Sicile, il y a eu une évolution et une diversification des conteurs. Avec l’extension de l’alphabétisation, le conteur distribue des feuilles de papier volantes aux spectateurs moyennant des frais. Avec l’avènement des disques et des cassettes, la Cantastorie s’oriente vers la vente de ces derniers, jouant en play-back. Soit parce que la spontanéité n’est pas forcément présente, soit parce que la diffusion de la télévision envahit et absorbe tout espace multimédia natif, nivelant (unifiant ?) les cultures et la weltanschauung, le genre subit en fait un déclin, mais pas au point de disparaître ou de rendre impossible la mémoire des artistes suivants (mes excuses à tous ceux dont je ne parle pas par ignorance ou oubli) :

Orazio Strano da Riposto (m.1981), Paolo Garofalo da S.Cataldo (m.2016), Gaetano Grasso da Paternò (m.1979), Ciccio Busacca da Paternò (m.1989), Vito Santangelo da Paternò (m.2014)), Rosa Balistreri da Licata (m.1990), Antonio Tarantino da Palermo (m.2009), Peppino Castro da Dattilo, Rosita Caliò da Catania, Nonò Salamone da Sutera (n.1945), Fortunato Sindoni da Barcellona.
Ignazio Buttitta était le poète de beaucoup d’entre eux.

Chansons et poèmes à propos des frères Cervi :
La pianura dei sette fratelli
(Gang)
Per i morti di Reggio Emilia
(Fausto Amodei) (Sangue del nostro sangue, nervi dei nostri nervi, come fu quello dei Fratelli Cervi)
La ballata dei Fratelli Cervi
(Ignazio Buttitta)
Compagni Fratelli Cervi
(anonimo)
Papà Cervi raggiunge i sette figli
(Eugenio Bargagli)
Sette fratelli
(Mercanti di Liquore e Marco Paolini)
Campi rossi
(La Casa del vento)
Ai fratelli Cervi, alla loro Italia
(Salvatore Quasimodo)
Canzone per Delmo
(Filippo Andreani), dedicata ad Adelmo Cervi
I Sette Cervi
(anonimo)
Salmodia della speranza
(David Maria Turoldo)


Dialogue Maïeutique

Mon cher ami Lucien l’âne, pour une fois, ce n’est pas nous qui parlerons de la chanson longue et de sa longue histoire; c’est l’introduction faite ci-dessus par Riccardo Venturi. Par contre, je vais faire une brève note historique à propos de cette famille des Cervi. Et d’abord, dire qui ils furent ces sept-là : Gelindo (1901), Antenore (1906); Aldo (1909); Ferdinando (1911); Agostino (1916); Ovidio (1918) et Ettore (1921); c’étaient les fils d’Alcide Cervi (1875-1970) et de Genoeffa Cocconi (1876-1944), une famille de paysans antifascistes. À partir de septembre 1943, ils entrèrent dans la Résistance, fait prisonniers par les fascistes, ils furent torturés et ensuite, fusillés le 28 décembre 1943. Comme le dit la chanson à sa manière, le père Alcide, qui a vécu jusque 95 ans, a toujours été hanté par leur présence et porta leur souvenir jusqu’au bout. La mère ne supporta pas cette tragédie et mourut quelques mois après d’un « mal de cœur » – dans tous les sens du terme. Comme la chanson l’évoque peu, je voudrais ici insérer en italien et en faire une version française, l’épigraphe que Piero Calamandrei consacra à cette mère.

Epigrafe per la madre dei fratelli Cervi

di

Piero Calamandrei


Quando la sera tornavano dai campi
Sette figli ed otto col padre,
Il suo sorriso attendeva sull’uscio
Per annunciare che il desco era pronto.
Ma quando in un unico sparo
Caddero in sette dinanzi a quel muro,
La madre disse:
“Non vi rimprovero o figli
D’avermi dato tanto dolore,
L’avete fatto per un’idea,
Perché mai più nel mondo altre madri
Debban soffrire la stessa mia pena.
Ma che ci faccio qui sulla soglia,
Se più la sera non tornerete.
Il padre è forte e rincuora i nipot,
Dopo un raccolto ne viene un altro,
Ma io sono soltanto una mamma
O figli cari,
vengo con voi”.

ÉPIGRAPHE POUR LA MÈRE DES FRÈRES CERVI.

Quand le soir revenaient des champs,
Sept fils et huit avec le père,
Son sourire attendait sur le devant
Pour annoncer que le souper était sur la table.

Quand en un seul tir,
Les sept tombèrent devant ce mur,
La mère dit d’un murmure :
« Je ne vous reprocherai pas, mes enfants,
De m’avoir donné tant de douleur, ô tant,
Vous l’avez fait pour une idée,
Pour que jamais plus dans le monde d’autres mères
Ne doivent souffrir de la même peine.

Mais que fais-je, moi, sur ce devant
Si le soir, je ne vois plus revenant.
Votre père est fort, il élèvera vos enfants,
Après une récolte envient une autre,
Mais je suis seulement une maman,
Ô mes chers enfants,
Je viens avec vous, je suis la vôtre.


Je suis heureux, Marco Valdo M.I. que tu aies repris ici ce poème de Piero Calamandrei et j’apprécie que tu en aies fait une version de ta main en notre langue commune. À présent reprenons notre tâche – Ora e sempre, Resistenza ! – et tissons le linceul de ce vieux monde sans cesse recommencé, où reviennent en force la bêtise et la brutalité, vieux monde barbare, éructant, tweetant et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Je vous chante l’histoire des Frères Cervi, des sept frères paysans tués par les fascistes à Reggio Emilia le 28 décembre 1943. Le père avait survécu, la mère est morte de douleur, mais il y avait quatre veuves et onze enfants. C’est la vérité, souvenez-vous de ça.


Je vous chante l’histoire des frères Cervi,
De sept frères paysans fusillés par les fascistes
À Reggio Emilia, le 28 décembre 1943.
Le père est toujours en vie, la mère est morte de douleur
Il y avait quatre veuves et onze enfants. C’est la vérité, rappelez-vous ça.
Les fascistes les ont tués au polygone de tir de Reggio.
La mémoire ne s’efface pas, ce fut un jour de sacrilège.

Un prêtre hypocrite leur a dit juste avant leur mort :
« Confessez vos péchés, car le Seigneur ouvre les portes »
Les frères répondirent : « Notre foi, c’est la liberté,
Les fascistes tuent ceux qui ont la foi ; allez donc les confesser ! ».
Les fascistes leur ont dit : « Si vous ne voulez pas mourir,
Embrassez le fascio et reniez la liberté ! »

Ils ont répondu avec indignation :
« Nous sommes de sang émilien et nous ne voulons
Pas nous salir le cœur, ni les mains.
Ils aimaient la liberté, les Cervi, la terre, mère des humains,
Ils la cultivaient avec amour et obstination.

Le 8 septembre 1943, la ferme devint un refuge pour les résistants :
Un va-et-vient continu de ceux qui
Voulaient la liberté pour l’Italie,
Ils les accompagnaient en montagne pour la lutte des partisans.
Les fascistes les ont découverts, ils ont encerclé la ferme,
Il y avait un rideau de brouillard, la nuit était sombre,
Cette nuit du 25 novembre.

Papa Cervi, commandant du peuple, « Aux armes ! » a crié :
La ferme tire comme cent bouches de volcan.
Après une heure de combat, les fascistes, gens répugnants,
Qui ont la merde dans leur pantalon, la grange, ont incendié.
Le vieil homme dit : « Je ne me rends pas, je mourrai dans les flammes. »
Mais son fils Aldo dit affolé :
« Papa, reste pour les enfants et les femmes.
Je préfère mourir, que toi, dans les flammes. »
En se mordant les mains avec désespoir et colère,
Papa Cervi ferme les yeux, pâle comme un mort.
Puis tous se rendent – quelle douloureuse séparation ! -
Père, mère, enfants et brus fortement se serraient.
« Ne pleurez pas » – disaient-ils à leurs enfants et à leur mère – « Nous reviendrons »
Et ils savaient que jamais, ils ne reviendraient.

Elle avait la peau sur les os, elle ne pouvait pas travailler,
Elle embrassait ses petits-enfants et souriait pour ne pas pleurer.
Dès qu’elle était seule dans sa chambre, elle fermait la porte.
Et elle faisait et défaisait les lits de ses enfants.
Elle les faisait et les défaisait continuellement heure après heure,
Avec un esprit étrange, des mains de mort-vivant.

Jusqu’à la fin de ses jours, elle comptait tous les lits avec son doigt.
Et elle répétait les noms de ses fils jusqu’au dernier :
Un : Hector, deux : Ovide.... jusqu’à sept et chaque fois,
Commençait et recommençait le compte sans s’arrêter.
Et les enfants dans la pièce augmentaient de sept à la fois,
La mamma, la mamma comptait ses sept fils, faisait une infinie addition,
Et ses sept fils, ses sept fils au total sont mille,.... un million.

Tant de morts, tant de sang, quel terrible drame !
(Imaginez les Cervi, l’état de leur mère.
On n’achète pas ses enfants aux enchères,
On ne les pêche pas au fond de la mer,
La peau et les os, elle n’était plus qu’un spectre étouffé,
C’était elle, elle était la mère de sept fils tués.
Et elle sentait les battements de son cœur écrasé.)

Avant d’être fusillés, à l’heure de leur mort,
Ils s’embrassaient, les mains liées au dos.
Pendant le tir, à haute voix cria Aldo :
« Nous ne mourons pas, nous ne mourons pas » et de fait, ils ne sont pas morts.
Ils sont morts pour ceux qui vivent comme des morts, ils sont vivants pour ceux qui vivent.
Leur foi et leur amour sont des lumières pour le monde.
Ils sont vivants pour le père qui vécut 90 ans.
Et il les voit grandir jour après jour.
La nuit, pendant qu’il dort, devant lui, il les voit.
Et il leur parle comme les dévots parlent toujours.
Le matin, il se réveille et au-delà des murs et des toits,
Il voit ses enfants dans les champs, tous les sept travaillant.
[Chez lui, quelle douleur !
Sa femme erre toujours ;
Sept lames dans le cœur
Et son sang s’encourt].

mercredi 10 avril 2019

AH, LA GUERRE, LA GUERRE !


AH, LA GUERRE, LA GUERRE !


Version française – AH, LA GUERRE, LA GUERRE ! – Marco Valdo M.I. – 2019
d’après la version allemandeAch, Krieg, Krieg !
d’une chanson populaire tchèqueAh, Vojna, Vojna !Leoš Janáček – 1885

[seconde moitié du 19ième siècle]
Pour chœur d'hommes a cappella, écrit en 1885 par le compositeur tchèque Leoš Janáček (1854-1928), grand ami d'Antonín Dvořák, sur un texte du recueil de poésie populaire de Moravie du Sud, Sušil (1860).

Leoš Janáček





Une chanson qui évoque la guerre dite de Sept Ans, de 1756 à 1763 entre les grandes puissances européennes de l’époque, dont la monarchie des Habsbourg, alors représentée par l’archiduchesse Marie-Thérèse.
La Moravie est restée avec la Bohême comme possession des Habsbourg jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, c’est la raison du texte en allemand.





Ah ! Guerre, oh malheur, c’est à nouveau la guerre,
Et je dois y aller, et je dois y aller !
En Moravie, l’impératrice a elle-même envoyé
Des lettres pour appeler le pauvre Janosch à la guerre.


Janosch est triste au bord du ruisseau, la tête à l’envers,
Janosch à cheval, sabre au côté, casquette sur le crâne.
Non, je ne monte pas, ma tête est à l’envers,
Je suis meurtri, je suis perdu, j’ai mal à la tête.


Et les yeux de mon amour pleurent
Ah ! guerre, oh malheur, c’est à nouveau la guerre,
Et je dois y aller, et je dois y aller !
Mon amie est belle et elle seule, elle va rester.

mardi 9 avril 2019

Le Bouquet



Le Bouquet


Lettre de prison 19

18 mai 1935






Dialogue Maïeutique

Pour une fois, Lucien l’âne, commençons par le commencement. Allons-y dans l’ordre. Ce samedi 18 mai 1935, Carlo Levi est en prison depuis deux jours déjà et il n’a encore été informé de rien en ce qui concerne les motifs de son arrestation et de son incarcération ; il n’a même rencontré personne pour l’interroger. Il se trouve dans un vide total – probablement voulu, évidemment.

Ce doit être assez angoissant, dit Lucien l’âne, mais connaissant le Dr. Levi, il ne doit pas en être trop affecté.

Non en effet, répond Marco Valdo M.I., ce qui l’embarrasse, c’est le manque d’informations. Il y fait allusion quand il dit à la fin de la lettre :

« Je me demande si la Gazzetta del Popolo
Va faire l’éloge de mes tableaux au Valentino
Ou de la grande expo
De Paris, inaugurée quand on m’arrêtait. »

Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Gazzetta ?, demande Lucien l’âne. N’en avait-il pas déjà parlé l’année précédente ?

Oui et non, Lucien l’âne mon ami ; pas de la même façon, en tout cas. Ces histoires de la Gazzetta dello Sport qui est le journal sportif, édité à Milan, le plus lu en Italie – depuis au moins un siècle et de la Gazzetta del Popolo – aujourd’hui disparu – qui fut pendant presque un siècle et demi jusqu’en 1983 un quotidien turinois et sous le fascisme, un fidèle soutien du régime, méritent ici un peu d’explication, un dévoilement. Tu te souviens sans doute que lors de sa précédente incarcération, le Dr. Levi avait déjà fait allusion à la Gazzetta dello Sport, comme unique journal accessible aux incarcérés politiques à propos d’un communiqué – qui vérification faite, n’y a jamais été publié. Alors la question se pose du pourquoi ? Pourquoi Levi parlait-il d’un communiqué, d’une notice qui n’existait pas dans la Gazzetta. Tout simplement pour attirer l’attention sur l’autre Gazzetta qui elle reflétait fidèlement les opinions et les orientations fascistes et qui publiait des informations précieuses pour les inculpés alors en prison. Cette fois, un an plus tard, il redemande qu’on suive ce qui est dit par la Gazzetta del Popolo, mais cette fois, à propos de ses expositions. C’est une manière de prendre la température, en quelque sorte ; de mesurer son exclusion de la vie culturelle et de fait, il n’y aura dans cette Gazzetta aucune mention de sa participation à ces deux expositions. La mesure de ban frappe aussi bien les œuvres d’art que l’artiste.

Ah, dit Lucien l’âne, les pies sont des oiseaux bien bavards, même quand ils ne disent rien. Mais que dit d’autre notre prisonnier dans sa lettre-chanson ?

Comme de bien entendu, Lucien l’âne mon ami, il s’évertue à jouer la carte de l’innocence outragée. D’autant plus qu’il faisait depuis sa sortie de prison l’année précédente l’objet d’une mesure d’« ammonizione », qui en Italie de l’époque était souvent appliquée dans un premier temps aux opposants politiques et qui était assez différente de l’admonition telle qu’elle est connue en langue française. Pour ta lanterne, je cite l’encyclopédie italienne Treccani :
« Provvedimento di polizia (sostituito dal 1956 con la sorveglianza speciale della pubblica sicurezza), pronunciato a carico di individui ritenuti socialmente pericolosi, che imponeva all’ammonito un particolare tenore di vita restrittivo della libertà personale (per es., rincasare la sera non più tardi di una determinata ora). »
« mesure de police (remplacée en 1956 par la surveillance spéciale de la sécurité publique), prononcée à charge d’individus considérés comme socialement dangereux, qui impose à l’admonesté un mode de vie restreignant sa liberté personnelle (Par ex., ne pas rentrer le soir plus tard qu’une certaine heure). »

En fait, dit Lucien l’âne, ça ressemble assez aux arrêts disciplinaires du militaire, qui est cantonné à son logement ou à sa caserne, dont Xavier de Maistre tira son « Voyage autour de ma chambre ». Cette admonition n’est autre qu’une assignation à résidence.

Pas seulement, Lucien l’âne mon ami. Pour résumer l’affaire telle qu’elle fut imposée à Carlo Levi, voici les événements dans leur rigoureuse succession : du 13 mars 1934 au début mai – dernière lettre le 8 mai 1934 – il est emprisonné aux Nuove à Turin ; relâché, il est mis en résidence surveillée dans son atelier et arrêté à nouveau, le 15 mai 1935. La mesure d’« ammonizione » qui lui est infligée a comme conséquence entre autres que tous ses déplacements, toutes ses visites, toutes ses relations, sa correspondance sont sous contrôle de la police politique. Cet état de liberté surveillée est très embêtant, car il doit restreindre sa vie sociale et il lui arrive de devoir décourager des visiteurs. Ceci sans rien envisager de ses activités clandestines et de son rôle moteur dans l’organisation Giustizia e Libertà. Et puis, c’est probablement le reflet de la réalité, cette mesure finit par peser lourd et mettre à mal l’inspiration et le travail de l’artiste. Ce qui pour un peintre aussi viscéralement attaché à ses travaux et à cet acte de libre création est très douloureux. Peut-être y reviendra-t-on encore, mais le besoin de peindre, de créer, de mobiliser sa pensée, son regard, ses mains pour recréer une parcelle du monde est proprement vital. 
 
Autant couper les ailes à un oiseau, dit Lucien l’âne. C’est une chose curieuse que ce flux permanent de création qui est le propre de l’artiste. En quelque sorte, il faut que ça sorte ; c’est aussi irrépressible, aussi indispensable que la respiration ou les battements du cœur. C’est le mouvement interne de sa vie. Beaucoup de ceux que j’ai rencontrés au cours des âges m’en ont parlé en ce sens. Mais trêve de considérations dignes d’une classe d’esthétique, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde incarcérateur, étouffant, inerte, ignare et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Que viennent nombreuses les heures
De soleil et l’apparence
Lumineuse du bonheur !
Moi, ici, je respire l’indifférence,
Tel un colis en souffrance.

Ici, c’est déjà samedi
Et de mon sort,
On ne m’a encore
Absolument rien dit
De ce qui me retient ici.

On ne m’a pas interrogé.
De quoi suis-je accusé ?
Que peut-on m’imputer ?
Je ne peux l’imaginer,
Je n’ai rien à me reprocher.

C’est mon deuxième emprisonnement
Et j’ai l’espoir au fond
Qu’il va dénouer heureusement
Ma situation
Et liquider tous les soupçons.

Cette admonition me pesait
Et lentement détruisait
L’inspiration de ma peinture.
Il faut croire en la justice, bien sûr !
Sinon, où donc on irait ?

Je me demande si la Gazzetta del Popolo
Va faire l’éloge de mes tableaux au Valentino
Ou de la grande expo
De Paris, inaugurée quand on m’arrêtait.
Ce serait vraiment le bouquet !