mardi 9 avril 2019

Le Bouquet



Le Bouquet


Lettre de prison 19

18 mai 1935






Dialogue Maïeutique

Pour une fois, Lucien l’âne, commençons par le commencement. Allons-y dans l’ordre. Ce samedi 18 mai 1935, Carlo Levi est en prison depuis deux jours déjà et il n’a encore été informé de rien en ce qui concerne les motifs de son arrestation et de son incarcération ; il n’a même rencontré personne pour l’interroger. Il se trouve dans un vide total – probablement voulu, évidemment.

Ce doit être assez angoissant, dit Lucien l’âne, mais connaissant le Dr. Levi, il ne doit pas en être trop affecté.

Non en effet, répond Marco Valdo M.I., ce qui l’embarrasse, c’est le manque d’informations. Il y fait allusion quand il dit à la fin de la lettre :

« Je me demande si la Gazzetta del Popolo
Va faire l’éloge de mes tableaux au Valentino
Ou de la grande expo
De Paris, inaugurée quand on m’arrêtait. »

Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Gazzetta ?, demande Lucien l’âne. N’en avait-il pas déjà parlé l’année précédente ?

Oui et non, Lucien l’âne mon ami ; pas de la même façon, en tout cas. Ces histoires de la Gazzetta dello Sport qui est le journal sportif, édité à Milan, le plus lu en Italie – depuis au moins un siècle et de la Gazzetta del Popolo – aujourd’hui disparu – qui fut pendant presque un siècle et demi jusqu’en 1983 un quotidien turinois et sous le fascisme, un fidèle soutien du régime, méritent ici un peu d’explication, un dévoilement. Tu te souviens sans doute que lors de sa précédente incarcération, le Dr. Levi avait déjà fait allusion à la Gazzetta dello Sport, comme unique journal accessible aux incarcérés politiques à propos d’un communiqué – qui vérification faite, n’y a jamais été publié. Alors la question se pose du pourquoi ? Pourquoi Levi parlait-il d’un communiqué, d’une notice qui n’existait pas dans la Gazzetta. Tout simplement pour attirer l’attention sur l’autre Gazzetta qui elle reflétait fidèlement les opinions et les orientations fascistes et qui publiait des informations précieuses pour les inculpés alors en prison. Cette fois, un an plus tard, il redemande qu’on suive ce qui est dit par la Gazzetta del Popolo, mais cette fois, à propos de ses expositions. C’est une manière de prendre la température, en quelque sorte ; de mesurer son exclusion de la vie culturelle et de fait, il n’y aura dans cette Gazzetta aucune mention de sa participation à ces deux expositions. La mesure de ban frappe aussi bien les œuvres d’art que l’artiste.

Ah, dit Lucien l’âne, les pies sont des oiseaux bien bavards, même quand ils ne disent rien. Mais que dit d’autre notre prisonnier dans sa lettre-chanson ?

Comme de bien entendu, Lucien l’âne mon ami, il s’évertue à jouer la carte de l’innocence outragée. D’autant plus qu’il faisait depuis sa sortie de prison l’année précédente l’objet d’une mesure d’« ammonizione », qui en Italie de l’époque était souvent appliquée dans un premier temps aux opposants politiques et qui était assez différente de l’admonition telle qu’elle est connue en langue française. Pour ta lanterne, je cite l’encyclopédie italienne Treccani :
« Provvedimento di polizia (sostituito dal 1956 con la sorveglianza speciale della pubblica sicurezza), pronunciato a carico di individui ritenuti socialmente pericolosi, che imponeva all’ammonito un particolare tenore di vita restrittivo della libertà personale (per es., rincasare la sera non più tardi di una determinata ora). »
« mesure de police (remplacée en 1956 par la surveillance spéciale de la sécurité publique), prononcée à charge d’individus considérés comme socialement dangereux, qui impose à l’admonesté un mode de vie restreignant sa liberté personnelle (Par ex., ne pas rentrer le soir plus tard qu’une certaine heure). »

En fait, dit Lucien l’âne, ça ressemble assez aux arrêts disciplinaires du militaire, qui est cantonné à son logement ou à sa caserne, dont Xavier de Maistre tira son « Voyage autour de ma chambre ». Cette admonition n’est autre qu’une assignation à résidence.

Pas seulement, Lucien l’âne mon ami. Pour résumer l’affaire telle qu’elle fut imposée à Carlo Levi, voici les événements dans leur rigoureuse succession : du 13 mars 1934 au début mai – dernière lettre le 8 mai 1934 – il est emprisonné aux Nuove à Turin ; relâché, il est mis en résidence surveillée dans son atelier et arrêté à nouveau, le 15 mai 1935. La mesure d’« ammonizione » qui lui est infligée a comme conséquence entre autres que tous ses déplacements, toutes ses visites, toutes ses relations, sa correspondance sont sous contrôle de la police politique. Cet état de liberté surveillée est très embêtant, car il doit restreindre sa vie sociale et il lui arrive de devoir décourager des visiteurs. Ceci sans rien envisager de ses activités clandestines et de son rôle moteur dans l’organisation Giustizia e Libertà. Et puis, c’est probablement le reflet de la réalité, cette mesure finit par peser lourd et mettre à mal l’inspiration et le travail de l’artiste. Ce qui pour un peintre aussi viscéralement attaché à ses travaux et à cet acte de libre création est très douloureux. Peut-être y reviendra-t-on encore, mais le besoin de peindre, de créer, de mobiliser sa pensée, son regard, ses mains pour recréer une parcelle du monde est proprement vital. 
 
Autant couper les ailes à un oiseau, dit Lucien l’âne. C’est une chose curieuse que ce flux permanent de création qui est le propre de l’artiste. En quelque sorte, il faut que ça sorte ; c’est aussi irrépressible, aussi indispensable que la respiration ou les battements du cœur. C’est le mouvement interne de sa vie. Beaucoup de ceux que j’ai rencontrés au cours des âges m’en ont parlé en ce sens. Mais trêve de considérations dignes d’une classe d’esthétique, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde incarcérateur, étouffant, inerte, ignare et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Que viennent nombreuses les heures
De soleil et l’apparence
Lumineuse du bonheur !
Moi, ici, je respire l’indifférence,
Tel un colis en souffrance.

Ici, c’est déjà samedi
Et de mon sort,
On ne m’a encore
Absolument rien dit
De ce qui me retient ici.

On ne m’a pas interrogé.
De quoi suis-je accusé ?
Que peut-on m’imputer ?
Je ne peux l’imaginer,
Je n’ai rien à me reprocher.

C’est mon deuxième emprisonnement
Et j’ai l’espoir au fond
Qu’il va dénouer heureusement
Ma situation
Et liquider tous les soupçons.

Cette admonition me pesait
Et lentement détruisait
L’inspiration de ma peinture.
Il faut croire en la justice, bien sûr !
Sinon, où donc on irait ?

Je me demande si la Gazzetta del Popolo
Va faire l’éloge de mes tableaux au Valentino
Ou de la grande expo
De Paris, inaugurée quand on m’arrêtait.
Ce serait vraiment le bouquet !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire