Le
Bouquet
Lettre
de prison 19
18
mai 1935
Dialogue
Maïeutique
Pour
une fois, Lucien l’âne, commençons par le commencement. Allons-y
dans l’ordre. Ce samedi 18 mai 1935, Carlo Levi est en prison
depuis deux jours déjà et il n’a encore été informé de rien en
ce qui concerne les motifs de son arrestation et de son
incarcération ; il n’a même rencontré personne pour
l’interroger. Il se trouve dans un vide total – probablement
voulu, évidemment.
Ce
doit être assez angoissant, dit Lucien l’âne, mais connaissant le
Dr. Levi, il ne doit pas en être trop affecté.
Non
en effet, répond Marco Valdo M.I., ce qui l’embarrasse, c’est le
manque d’informations. Il y fait allusion quand il dit à la fin de
la lettre :
« Je
me demande si la Gazzetta del Popolo
Va
faire l’éloge de mes tableaux au Valentino
Ou de
la grande expo
De
Paris, inaugurée quand on m’arrêtait. »
Qu’est-ce
que c’est que cette histoire de Gazzetta ?, demande Lucien
l’âne. N’en avait-il pas déjà parlé l’année précédente ?
Oui
et non, Lucien l’âne mon ami ; pas de la même façon, en
tout cas. Ces histoires de la Gazzetta dello Sport qui est le journal
sportif, édité à Milan, le plus lu en Italie – depuis au moins
un siècle et de la Gazzetta del Popolo – aujourd’hui disparu –
qui fut pendant presque un siècle et demi jusqu’en 1983 un
quotidien turinois et sous le fascisme, un fidèle soutien du régime,
méritent ici un peu d’explication, un dévoilement. Tu te souviens
sans doute que lors de sa précédente incarcération, le Dr. Levi
avait déjà fait allusion à la Gazzetta dello Sport, comme unique
journal accessible aux incarcérés politiques à propos d’un
communiqué – qui vérification faite, n’y a jamais été publié.
Alors la question se pose du pourquoi ? Pourquoi Levi parlait-il
d’un communiqué, d’une notice qui n’existait pas dans la
Gazzetta. Tout simplement pour attirer l’attention sur l’autre
Gazzetta qui elle reflétait fidèlement les opinions et les
orientations fascistes et qui publiait des informations précieuses
pour les inculpés alors en prison. Cette fois, un an plus tard, il
redemande qu’on suive ce qui est dit par la Gazzetta del Popolo,
mais cette fois, à propos de ses expositions. C’est une manière
de prendre la température, en quelque sorte ; de mesurer son
exclusion de la vie culturelle et de fait, il n’y aura dans cette
Gazzetta aucune mention de sa participation à ces deux expositions.
La mesure de ban frappe aussi bien les œuvres d’art que l’artiste.
Ah,
dit Lucien l’âne, les pies sont des oiseaux bien bavards, même
quand ils ne disent rien. Mais que dit d’autre notre prisonnier
dans sa lettre-chanson ?
Comme
de bien entendu, Lucien l’âne mon ami, il s’évertue à jouer la
carte de l’innocence outragée. D’autant plus qu’il faisait
depuis sa sortie de prison l’année précédente l’objet d’une
mesure d’« ammonizione », qui en Italie de l’époque
était souvent appliquée dans un premier temps aux opposants
politiques et qui était assez différente de l’admonition telle
qu’elle est connue en langue française. Pour ta lanterne, je cite
l’encyclopédie italienne Treccani :
« Provvedimento
di polizia (sostituito dal 1956 con la sorveglianza speciale della
pubblica sicurezza), pronunciato a carico di individui ritenuti
socialmente pericolosi, che imponeva all’ammonito un particolare
tenore di vita restrittivo della libertà personale (per es.,
rincasare la sera non più tardi di una determinata ora). »
« mesure
de police (remplacée en 1956 par la surveillance spéciale de la
sécurité publique), prononcée à charge d’individus considérés
comme socialement dangereux, qui impose à l’admonesté un mode de
vie restreignant sa liberté personnelle (Par ex., ne pas rentrer le
soir plus tard qu’une certaine heure). »
En
fait, dit Lucien l’âne, ça ressemble assez aux arrêts
disciplinaires du militaire, qui est cantonné à son logement ou à
sa caserne, dont Xavier de Maistre tira son « Voyage autour de
ma chambre ». Cette admonition n’est autre qu’une
assignation à résidence.
Pas
seulement, Lucien l’âne mon ami. Pour résumer l’affaire telle
qu’elle fut imposée à Carlo Levi, voici les événements dans
leur rigoureuse succession : du 13 mars 1934 au début mai –
dernière lettre le 8 mai 1934 – il est emprisonné aux Nuove à
Turin ; relâché, il est mis en résidence surveillée dans son
atelier et arrêté à nouveau, le 15 mai 1935. La mesure
d’« ammonizione » qui lui est infligée a comme
conséquence entre autres que tous ses déplacements, toutes ses
visites, toutes ses relations, sa correspondance sont sous contrôle
de la police politique. Cet état de liberté surveillée est très
embêtant, car il doit restreindre sa vie sociale et il lui arrive de
devoir décourager des visiteurs. Ceci sans rien envisager de ses
activités clandestines et de son rôle moteur dans l’organisation
Giustizia e Libertà. Et puis, c’est probablement le reflet de la
réalité, cette mesure finit par peser lourd et mettre à mal
l’inspiration et le travail de l’artiste. Ce qui pour un peintre
aussi viscéralement attaché à ses travaux et à cet acte de libre
création est très douloureux. Peut-être y reviendra-t-on encore,
mais le besoin de peindre, de créer, de mobiliser sa pensée, son
regard, ses mains pour recréer une parcelle du monde est proprement
vital.
Autant
couper les ailes à un oiseau, dit Lucien l’âne. C’est une chose
curieuse que ce flux permanent de création qui est le propre de
l’artiste. En quelque sorte, il faut que ça sorte ; c’est
aussi irrépressible, aussi indispensable que la respiration ou les
battements du cœur. C’est le mouvement interne de sa vie. Beaucoup
de ceux que j’ai rencontrés au cours des âges m’en ont parlé
en ce sens. Mais trêve de considérations dignes d’une classe
d’esthétique, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce
vieux monde incarcérateur, étouffant, inerte, ignare et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Que
viennent nombreuses les heures
De
soleil et l’apparence
Lumineuse
du bonheur !
Moi,
ici, je respire l’indifférence,
Tel
un colis en souffrance.
Ici,
c’est déjà samedi
Et
de mon sort,
On
ne m’a encore
Absolument
rien dit
De
ce qui me retient ici.
On
ne m’a pas interrogé.
De
quoi suis-je accusé ?
Que
peut-on m’imputer ?
Je
ne peux l’imaginer,
Je
n’ai rien à me reprocher.
C’est
mon deuxième emprisonnement
Et
j’ai l’espoir au fond
Qu’il
va dénouer heureusement
Ma
situation
Et
liquider tous les soupçons.
Cette
admonition me pesait
Et
lentement détruisait
L’inspiration
de ma peinture.
Il
faut croire en la justice, bien sûr !
Sinon,
où donc on irait ?
Je
me demande si la Gazzetta del Popolo
Va
faire l’éloge de mes tableaux au Valentino
Ou
de la grande expo
De
Paris, inaugurée quand on m’arrêtait.
Ce
serait vraiment le bouquet !
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