Admirable
Justice
Lettre
de prison 20
24
mai 1935
Dialogue
Maïeutique
Comme
tu pourras t’en rendre compte, Lucien l’âne mon ami, le Dr. Levi
est d’une cohérence durable et en quelque sorte, imperturbable. Si
l’on reprend ses lettres depuis le début – soit sur une durée
d’une année, il tient les mêmes arguments et il développe les
mêmes pensées avec une grande constance.
C’est
très bien tout ça, Marco Valdo M.I. mon ami, mais ne pourrais-tu
pas détailler un peu ?
Bien
sûr que si, Lucien l’âne mon ami et je vais le faire à
l’instant. Tout au long de ces échanges de lettres avec sa famille
– essentiellement sa mère et sans que nous ayons connaissance des
réponses, il affirme systématiquement qu’il est innocent de ce
dont on pourrait l’accuser, qu’il n’a rien à voir, ni rien à
faire avec la politique, qu’il est sincère, qu’il ne comprend
pas ce qu’on lui reproche, qu’il est un artiste qui s’intéresse
essentiellement à l’art et qu’en définitive, il est convaincu
qu’on va le relaxer, car on ne pourra faire autrement. Ce pourquoi,
il a la plus grande confiance en la justice.
En
effet, reprend Lucien l’âne, ça me semble résumer assez bien son
argumentation et ses interrogations, mais ne dit-il pas d’autres
choses dans la chanson ?
Certes,
Lucien l’âne mon ami, tout cela est un peu répétitif, amis ce
n’est qu’une apparence. Cette sorte de monotonie des choses est
évidemment due aux conditions de la vie en prison où il ne se passe
pas grand-chose et où les événements du dehors n’arrivent
qu’avec un long décalage, largement expurgés et au travers d’une
sorte de brouillard filtrant. De toute façon, une expression directe
de mécontentement ou de critique aurait toutes les chances d’être
purement et simplement effacée. Cependant, si Carlo Levi dit les
mêmes choses, il les dit autrement. Cette fois, il dit des choses
inattendues à propos de ses chaussettes qui tiennent bien droites et
qui – c’est là le message – lui sont parvenues alors que les
lettres qu’il attend ne sont pas arrivées. C’est plus qu’une
allusion évidente à l’intervention de la censure qui retient le
courrier. D’autre part, dans le combat qui l’oppose depuis plus
de dix ans au fascisme…
Ora e
sempre, Resistenza !, dit Lucien l’âne. N’était-ce pas le
mot d’ordre de Giustizia e Libertà ?
En
tout cas, Lucien l’âne mon ami, c’est évidemment sa manière de
faire et celle de Carlo Levi qui dans ce combat contre le fascisme et
son État, continue à utiliser l’arme de l’ironie ; ce que
j’ai souvent nommé l’acide ironique. Il se gausse de ses
censeurs en vantant leurs mérites. Il affirme, par exemple, que la
justice de l’État est admirable, alors qu’il pense tout le
contraire ; il dit ne pas douter de la bonne foi des
fonctionnaires et des agents du régime, alors qu’il est persuadé
de leur totale partialité. Cette voie ironique peuplée
d’affirmations louangeuses pour ses ennemis, c’est aussi se payer
la tête des adversaires et sur le plan personnel, c’est une
manière de se venger du sort qu’ils lui infligent.
Finalement,
dit Lucien l’âne, c’est étrange ce climat de la prison, cette
vie faite de silence, de bruits de clés, de pas, de ce temps qui
passe dans une sorte d’absence du monde ; finalement, il nous
faut reprendre notre tâche et tisser le linceul de ce vieux monde
pervers, autoritaire, infernal et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Je
n’ai pas reçu vos lettres.
Par
contre, les chaussettes
Sont
faciles à mettre.
Elles
tiennent droites
Et
sans fixe-chaussette.
Aujourd’hui,
ils m’ont appelé.
Je
pensais être libéré.
Ils
m’ont interrogé,
Ils
m’ont gardé.
Ils
doivent encore enquêter.
Ils
ont une fausse opinion de ma personne,
C’est
dramatique.
Ma
nature est bonne,
Mon
tempérament absolument artistique
Et
je fuis toute activité politique.
Comme
je suis sincère,
Je
ne doute pas un instant
De
la bonne foi des fonctionnaires
Et
du zèle de ces agents
Du
ministère.
La
justice de l’État est admirable ;
Elle
est capable
De
punir les coupables,
Mais
elle défend
Aussi
les innocents.
Ne
vous désespérez pas !
J’entrevois
une solution favorable
À
tout cet embarras.
Bientôt,
on sera ensemble à table,
C’est
une perspective formidable.
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