jeudi 17 janvier 2019

MOI, JE NE VEUX PAS MOURIR


MOI, JE NE VEUX PAS MOURIR


Version française – MOI, JE NE VEUX PAS MOURIR – Marco Valdo M. I. – 2019
Chanson italienne (italien et yiddish) – Mir viln nisht shtarbnAldo Giavitto – 1997


« Mir viln nisht shtarbn !
MOI, JE NE VEUX PAS MOURIR ! »


Dialogue Maïeutique

Mon bon Lucien l’âne, mon ami, voici une chanson dont ta mémoire, comme celle de tous ceux qui la connaîtront, comme la mienne à moi qui en ai fait cette version française, toutes ces mémoires ne sauront se libérer aisément. Bien qu’elle se réfère à un moment particulier, elle le doit, comme universelle. Les guerres ont toutes les mêmes effets pour ceux qu’elles tuent et pour les vivants qu’elles laissent. L’enfant dont la mère hurle de terreur alors qu’elle fuit en le tenant dans ses bras sera marqué à jamais par cette horreur – quelle que soit la guerre, quel que soit l’assaillant, quel que soit le siècle, l’année, l’heure ou le moment de ce trauma.

Je le pense aussi, Marco Valdo M.I. mon ami. J’ajouterai donc quelle que soit la langue dans laquelle il dira ou criera ou hurlera :

« Mir viln nisht shtarbn !
MOI, JE NE VEUX PAS MOURIR ! »

Ceci étant dit, Lucien l’âne mon ami, il se trouve – même si la mémoire rappelle les enfants du ghetto de Lodz – une grande ville de Pologne, qui furent emmenés au centre d’extermination de Chelmno et pour ceux – enfants et adultes – qui restaient à la mi-1944, à celui d’Auschwitz ; au total, ils furent près de 200 000 à être ainsi éliminés. Mais par sa force évocatrice, qui est comme un écho au tableau de Charles Szymkovicz – un peintre que j’aime et que je sais que tu aimes beaucoup – qui évoque lui aussi les enfants du ghetto, par le malheur qu’elle dénonce, elle pourrait relater mille autres fuites éperdues de mille autres lieux, de mille autres temps, conséquences de la permanence de la guerre et du désastre humain qu’elle constitue. L’héritage qui en découle est enfoui et gardé dans le creux du silence, dans cette zone d’ombre de l’être qu’est l’inconscient. La canzone est un tableau en trois séquences qu’il te faudra découvrir et qui mènent à la proclamation qui lui donne son titre :

« Mir viln nisht shtarbn !
MOI, JE NE VEUX PAS MOURIR ! »

Eh bien, moi non plus, dit Lucien l’âne. Comme tu le sais, je ne veux pas mourir et je m’y emploie depuis longtemps. Cependant, tissons le linceul de ce vieux monde médiocre, écrasant, barbare, assassin et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.



Moi, quand je suis né, les bombes sifflaient.
La lueur des feux de Bengale éclairait
L’obscurité de deux yeux que la terreur
Barrait dans la confusion
De la nuit avec le jour, de la sueur avec le pleur,
Le visage d’une femme qui me serre sur le cœur,
Courant sans but, pieds nus, sans direction…
Toi, quand tu es né, tu criais dans le silence
Comme les cent autres qui sont morts à ta place
En un instant, mais loin, au-delà d’une frontière
qui distingue
La vie du souffle, le rire du sourire,
Le visage d’une femme sur les lambeaux de son visage
Aussi tremblant qu’un ancien rêve…
Toi, quand tu naîtras, rare gage d’espérance
Dans le ventre d’une histoire qui bouleverse, mais nous enchante
La lumière de deux yeux ne simplifie pas la rupture, mais allège
Les songes trépidants, la pression des couchants,
Les souvenirs semés comme pollen du temps,
Mais l’héritage de chaque homme est son silence…
Mir viln nisht shtarbn…
MOI, JE NE VEUX PAS MOURIR
Mir viln nisht shtarbn !
MOI, JE NE VEUX PAS MOURIR !

mercredi 16 janvier 2019

La Madeleine aux figuiers

La Madeleine aux figuiers

Lettre de prison 4
Canzone léviane – La Madeleine aux figuiers – Marco Valdo M.I. – 2019
27 mars 1934




La Madeleine aux figuiers




Dialogue Maïeutique



Jusqu’ici, dit Marco Valdo M.I., j’avais oublié de préciser la date de chacune de ces lettres. Ainsi, pour réparer cet oubli, je précise que la première lettre, Le Fils emprisonné, était du 17 mars 1934, la deuxième, Le Vent souffle, du 22 mars 1934 et la troisième, Les Araignées rouges, du 23 mars 1934. Le printemps du calendrier qui tombe régulièrement le 21 mars était arrivé entretemps.

Que tout ça est banal, commente Lucien l’âne.

C’est mon impression aussi, répond Marco Valdo M.I. ; c’est aussi l’impression du prisonnier, car la vie en prison est une longue monotonie. C’était déjà mon impression quand j’avais traduit, il y a des années déjà, le livre de Carlo Levi et à nouveau, quand j’ai fait ces chansons, il y a tout juste un an. Cependant, toutes ces banalités mises bout à bout font une histoire dense, complexe et pour moi, vraiment intrigante et intéressante. Il suffit de les décrypter. Pour qui sait lire entre les lignes, qui a la patience du prisonnier, la même patience que le prisonnier qui lui va devoir patienter des heures et des jours, des semaines et des mois et certains, des années pour découvrir sa propre histoire lentement, comme goutte à goutte. De ce point de vue, l’emprisonnement est véritablement un supplice chinois. J’avais d’ailleurs ressenti la même impression quand j’avais traduit le livre consacré par Piero Tognoli reprenant des lettres de Marco Camenisch, un livre intitulé « Achtung Banditen ! ». La prison est une épreuve de patience et de lenteur. Cela dit et pour quand même avancer, je te propose de pratiquer comme pour les lettres précédentes et d’examiner celle-ci de façon détaillée pour faire ressortir ce qui n’apparaît pas immédiatement au lecteur trop pressé.

Eh bien, d’accord, Marco Valdo M.I. mon ami. Jusqu’ici, à mes yeux du moins, la méthode a donné de bons résultats. Il faut donc persévérer.

Lors donc, Lucien l’âne mon ami, dans le premier quintil – je rappelle qu’un quintil est une strophe de cinq vers, utilisé par les conteurs de la chanson de geste et aussi, certaines fois par l’apothicaire et médecin Nostradamus pour certaines de ses divagations prémonitoires. On était alors au siècle de Till. Mais revenons à la canzone et à son premier quintil, où le néophyte de la prison qu’est Carlo Levi se confronte à cette situation inhabituelle : c’est la première fois que Carlo Levi séjourne en prison ; c’en sont même les premiers jours. Avec ce

« Et pour moi qui ai une conscience »,

qui est un peu son « Je pense donc je suis », il installe les termes de la confrontation entre lui et le pouvoir fasciste. C’est l’affirmation tranquille de sa volonté de résister aux événements et au pouvoir, d’être, et donc, d’exister et singulièrement, d’être soi-même, volonté essentielle quand on est ainsi mis dans la solitude. Être avec soi-même, c’est déjà être deux.

Je connais ça, dit Lucien l’âne, on se sent moins seul quand on est à deux.

C’est le secret de l’ermite, continue Marco Valdo M.I., il n’arrête pas de se parler.

Passons au deuxième de ces énigmatiques quintils, si tu veux bien, Marco Valdo M.I. mon ami, car on ne va pas y passer l’hiver.

N’empêche, je voudrais quand même encore dire que réduire la prison à un jeu de patience, c’est, une façon de lui ôter une grande partie de sa capacité d’effroi. Maintenant, comme tu me l’as suggéré, Lucien l’âne mon ami, j’en viens au deuxième qui est de la même veine : la prison vue comme une auberge accueillante, ce qu’elle est – elle nourrit et héberge :

« Ici, on m’offre la nourriture,
On prend soin de moi. »

Et comme un internat ou dans une famille nombreuse, ce qu’elle est aussi :

« On croirait être en enfance.
La nuit, ça tousse, ça soupire
Comme à la maison, le fait papa. »

De cette manière, Carlo Levi bâtit toute une ambiance, rassurante pour ses proches et assez ironique pour ses persécuteurs. Puis, le reste de la chanson est consacré à affirmer l’incongruité de son enfermement, dont il ne sait même pas les raisons et son innocence,

« Quant au pourquoi je suis ici,
Je n’entends que des bruits. »

prouvée par sa qualité et ses préoccupations d’artiste et par

« S’il est encore temps
Pour la Biennale de Venise où on m’attend,
Il faut envoyer les tableaux :
La Madeleine aux figuiers, absolument. »

À propos de cette Madeleine, dit Lucien l’âne, je vois qu’elle donne le titre au tableau. Y a-t-il une raison particulière ?

Pas spécialement, Lucien l’âne mon ami, sauf qu’il faut qu’il fallait bien choisir un titre. Enfin, pour ce qui est de ces messages qu’on peut supposer dans ces lettres, je pense que Carlo Levi demande expressément de contacter le photographe Beccaria et aussi, de prévenir ses amis peintres – au moins, le groupe des Six de Turin – un groupe de peintres qui s’était créé autour de Felice Casorati, traçant le portrait d’un art anticonformiste, antiacadémique, volontairement européiste en opposition au futurisme, nationaliste, autarcique et rhétorique très apprécié des fascistes modernistes. Le groupe des Six avec sa peinture était aux antipodes de la doxa du régime au point de faire scandale lorsqu’ils exposaient tant à Turin qu’à Rome. D’où d’ailleurs, l’insistance de Carlo Levi emprisonné de voir ses tableaux présentés à la Biennale de Venise. Ainsi, l’air de rien, même en prison, Levi continue à affirmer son statut artistique et à mener le combat libertaire y compris au travers de son travail de peintre.

Eh bien, conclut Lucien l’âne, je pense que tu pourrais nous en dire énormément plus sur ce sujet, mais sans y reviendra-t-on. En attendant tissons le linceul de ce vieux monde pompier, futuriste, académique, classique et cacochyme.


Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane 



Mon truc à moi, c’est l’optimisme
Mâtiné de solide réalisme ;
Et pour moi qui ai une conscience,
La prison est un délicieux anachronisme ;
Elle se réduit à un jeu de patience.

Ici, on m’offre la nourriture,
On prend soin de moi.
On croirait être en enfance.
La nuit, ça tousse, ça soupire
Comme à la maison, le fait papa.

De ces jours indéfinis de ma peine,
Proust aurait fait toute une madeleine ;
Je me contenterai d’un biscuit.
Quant au pourquoi je suis ici,
Je n’entends que des bruits.

S’il est encore temps
Pour la Biennale de Venise où on m’attend,
Il faut envoyer les tableaux :
La Madeleine aux figuiers, absolument
Et le portrait de Riccardo.

Le paysage aux caroubiers,
La colline aux oiseaux,
Le portrait de Paola – bien encadré,
La pinède avec un peu de ciel en haut :
En tout, au moins cinq tableaux.

À chaque tableau, son verre ;
Les photographier aussi, c’est important :
Il faut contacter Beccaria, le photographe.
Pour les cadres, maman,
Il faut demander aux amis peintres.

mardi 15 janvier 2019

TAMERLAN

TAMERLAN


Version française – TAMERLAN – Marco Valdo M.I. - 2019
Chanson allemande – Mir ist heut’ so nach TamerlanKurt Tucholsky – 1922

Texte de Kurt Tucholsky, sous le pseudonyme de Theobald Tiger.
Musique de Rudolf Nelson (1878-1960), Allemand, compositeur et imprésario de cabaret.
Texte trouvé sur Mudcat Café, dans la base de données musicale allemande
Chanté à l’origine par Fritzi Massary (1882-1969), une actrice et compositrice autrichienne. Récemment repris par Ute Lemper dans son album "Berlin Cabaret Songs" de 1996.


Petit Tamerlan illustré



Le cabaret berlinois à l’époque de Weimar n’avait rien à envier au cabaret parisien, et la vie sociale étincelante et, surtout, la vie nocturne étaient absolument comparables. Kurt Tucholsky, correspondant à Paris du journal « Die Weltbühne », a respiré ces deux incroyables airs de liberté débridée et est devenu l’un des plus importants auteurs de pièces pour cabaret. Mais déjà au début des années vingt, Tucholsky a commencé à respirer un autre air, cette fois-ci méphitique et malade, qui était apprécié par les castes politiques, financières et militaires, mais aussi par beaucoup de gens ordinaires, celui du désir d’un retour à l’homme fort – le Tamerlan de la chanson – qui allait ramener l’Allemagne à son ancienne splendeur impériale. C’est peut-être pour cela que le grand Tucholsky, habitué à l’air frais et libre, après l’avènement du nazisme ne put plus respirer. Amoureux de la beauté, juif et anti-autoritaire, ennemi juré de tout nationalisme guerrier, Tucholsky s’enfuit en Suède et s’y suicida en 1935.


Dialogue Maïeutique

Quoi ? Que vient faire Tamerlan dans un cabaret berlinois d’il y a presque cent ans ?, demande Lucien l’âne.

Tout réfléchi, dit Marco Valdo M.I., je peux te l’expliquer. Mais pour cela, il faut mieux connaître Kurt Tucholsky et sa manière de procéder et doublement : dans la création poétique, littéraire, politique et dans la vie, particulièrement dans ses relations avec les femmes. Pour cette chanson, il convient de se souvenir qu’il s’agit d’une chanson de cabaret, ce qui implique une forte dose d’acide comique, mêlé d’acide ironique et d’acide humourique. On doit donc se figurer un cabaret de l’époque, t’en souviens-tu ? Mettons l’Ange bleu tel qu’il apparaît dans le film de Sternberg.

Certainement, Marco Valdo M.I., ces cabarets étaient des lieux où on pouvait passer la soirée ou même la nuit, où on mangeait (mais pas dans tous), où on buvait (dans tous), on consommait diverses substances (partout, mais pas tous), où il y avait une piste de danse (mais pas dans tous) et où des artistes se produisaient – du musicien à la stripteaseuse en passant par le magicien, le danseur, la chanteuse, etc. L’éclairage – sauf sur l’artiste – y était généralement tamisé. Il y avait là toute une atmosphère de complicité, d’alcôve, d’alcool ; une fausse réalité alimentée par une intimité factice.

Donc, Lucien l’âne mon ami, imagine la chose. On est dans un cabaret et c’est une dame qui chante Tamerlan. Sa chanson relate la conversation qu’elle tient avec son compagnon quand elle est assise avec lui à une table dans la salle du cabaret comme une de ces multiples jeunes femmes rêveuses. Et de fait, elle rêve, elle rumine, elle calcule aussi ; son imagination voyage entre le songe et la réalité, entre ses illusions de jeune femme et la réalité qui l’attend au sortir du fantasme. Bref, elle est à la recherche du prince charmant, de l’homme fort à séduire qui lui assurera un bel avenir. Son compagnon de soirée est Tucholsky lui-même qui fait écho à leurs chuchotements.

Tucholsky, dit Lucien l’âne, mais il n’a jamais rien eu d’un Tamerlan, même si c’était un séducteur assidu.

Oh, je le sais, Lucien l’âne mon ami, je l’ai d’ailleurs décrit en action dans une chanson intitulée « Mademoiselle Ilse », où on retrouve cette même atmosphère berlinoise des années de Weimar, la même qu’on peut reconnaître dans le Fabian. Die Geschichte eines Moralisten (Fabian, l’histoire d’un moraliste) d’Erich Kästner, publié en 1931. La version originale intégrale, qui devait s’intituler Der Gang vor die Hunde (Le couloir pour le chien), n’a été publiée qu’en 2013 et en 2016 en français sous le titre significatif (pour décrire cette époque et la nôtre) : « Vers l’Abîme ».

Donc, Lucien l’âne, retiens que cette chanson est un aparté entre deux personnes au cabaret et tout comme dans Mademoiselle Ilse, Kurt Tucholsky se met en scène dans son costume de séducteur, c’est le pseudo-Tamerlan avec qui la dame s’entretient. Écoute-le dire en conclusion en s’appliquant à lui-même cette ironie cinglante et lucide :

Aujourd’hui, je suis fort comme Tamerlan !
Un petit peu Tamerlan, ce serait épatant.
Ce n’est pas pour toi et moi,
Ils ont tous un grain !
Ne pleure pas pour rien,
Il n’y en a plus maintenant
Comme Tamerlan.

Reste maintenant à voir le côté prophétique de la chanson, car la chanson (plus exactement, l’auteur de la chanson) a souvent joué le rôle périlleux de Cassandre. En l’occurrence, ce sera le cas. Sortant du néant avant de la créer et d’y retourner, Tamerlan reviendra sur la scène du monde et sur son passage, l’herbe disparaîtra. L’humanité aussi, d’ailleurs.

Il me semble, dit Lucien l’âne, que si cette chanson résonne tant à nos oreilles, c’est qu’elle trouve à nouveau écho dans notre temps. Je vois partout des apprentis Tamerlan. Enfin, en voilà assez pour cette chanson ; tissons le linceul de ce vieux monde de ce vieux monde déliquescent, tourmenté, crétin, fantasmatique et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.



Tamerlan le duc des Kirghizes était
Et tout le monde savait en Asie
Que quand Tamerlan traversait les vertes prairies,
Où il marchait, l’herbe ne repoussait jamais.
Et que toutes les femmes craignaient son arrivée,
Car quand les villes tombaient, tombaient les filles.
Il était toujours prêt pour une lutte acharnée,
C’était le bon temps en Asie !

Aujourd’hui, je suis fort comme Tamerlan !
Un petit peu Tamerlan serait mieux.
Ce serait quand même embarrassant,
Ça fait rire, ça me gêne un peu.
Je pense que quelque chose va arriver,
Cette nuit, quelque chose va se passer.

Aujourd’hui, je suis fort comme Tamerlan !
Ce serait bien un petit peu Tamerlan.
Et dans le public, le fluide, je le sens
Serpenter comme le courant.
Oh Monsieur, allez-vous-en,
Il n’y a place ici à présent
Que pour Tamerlan.
Tamerlan, ma chère enfant, oui, du gâteau !
Être comme Tamerlan, ce serait très beau.
Un Tamerlan, elle peut chercher longtemps,
Dans ce trafiquant de devises ventripotent
Et quand une femme embrasse un gros chauve
On sait que c’est pour du vent.
Elle cherche en vain son Tamerlan,
Redescends sur terre, regarde-le !

Ici, on ne trouve pas de Tamerlan,
Ce serait bien un petit Tamerlan.
Je vais regarder les hommes ici, ohlala,
Il n’y a pas de Tamerlan là !
Aujourd’hui, je suis fort comme Tamerlan !
Un petit peu Tamerlan, ce serait épatant.
Ce n’est pas pour toi et moi,
Ils ont tous un grain !
Ne pleure pas pour rien,
Il n’y en a plus maintenant
Comme Tamerlan.

dimanche 13 janvier 2019

Les Araignées rouges


Les Araignées rouges

Lettre de prison 3
Canzone léviane – Les Araignées rouges – Marco Valdo M.I. – 2018






Dialogue Maïeutique


Vois-tu, Lucien l’âne mon ami, il faut toujours garder à l’esprit le temps, non pas le temps qu’il fait, mais bien ce temps qui est et qui passe obstinément. Par exemple, il ne faudrait pas oublier que ces chansons de prison sont le reflet de lettres de prison qui ont été écrites il y a plus de quatre-vingts ans.

Certes, dit Lucien l’âne, quatre-vingt-cinq ans, c’est plus de quatre cinquièmes d’un siècle ; c’est un fameux bout de temps, l’équivalent d’une vie humaine actuelle. Soit, mais pourquoi dis-tu ça maintenant ?

Tout simplement, répond Marco Valdo M.I., parce que dans le cas de ces Araignées rouges, ça n’a aucune importance ; elles me paraissent intemporelles. Du moins, elles sont à l’échelle du millénaire et s’il n’y était pas question de monastères (minster, munster, münster, moutier) et de couvents, dont l’origine se situe vers 350 en Égypte – un temps où l’Égypte était le haut lieu de la chrétienté et qui naquirent du rassemblement des cénobites tranquilles et ces araignées rouges remonteraient aux premières prisons, il y a plusieurs milliers d’années ; en fait, probablement, quand les prisons sont apparues à la création des premières agglomérations ; ce sont de petites personnes curieuses et pour ce qui en est dit par Carlo Levi, des animaux fort sociables et affectueux. Cependant, leur développement moderne comme lieu d’enfermement de longue durée, tendant à la punition et à la rédemption, est lié à l’Inquisition.

Bien, bien, Marco Valdo M.I., mais il me semble que tu en as dit assez à ce sujet. Parle-moi plutôt de ce que raconte la chanson.

Puisque tu le demandes, Lucien l’âne mon ami, je m’en vas te faire un petit topo de la canzone. On retrouve au début, comme il est logique, une amorce, une petite réflexion sur le temps qu’il fait, ce temps qui passe sans rien faire d’autre, c’est de temps vide de la vie vide, c’est le temps du rien, c’est le temps où naît l’ennui, si on ne peut nourrir le néant de sa propre création. Ensuite, viennent les Araignées, de petites araignées rouges qui pour les « confinés pour de longs temps », sont des compagnes bienvenues et bien soignées.


En disant ça, Carlo Levi passe le message apaisant que lui ne fait pas partie de ces « confinés pour un long temps » ; il rassure sa famille et en même temps, il fait savoir à destination de ses « amis » de Giustizia e Libertà (Justice et Liberté) qu’il pense sortir bientôt. Cependant, en prison, le temps n’a pas la même dimension qu’à l’extérieur. Qu’est-ce que bientôt ?

« Des araignées rouges au ventre tendu ;
Elles arrivent avec le printemps.
Les confinés pour de longs temps
Les soignent avec un amour éperdu. »

Et dans le quintil suivant, il ajoute :

« Pour moi, elles sont apaisantes ;
Je n’ai pas l’âme d’un prisonnier. »


Oh, Marco Valdo M.I., je t’interromps, mais je voudrais faire une remarque. La première concerne les araignées rouges qui sont soignées par les prisonniers ; j’ai entendu dire, au long de mes longues pérégrinations, qu’il n’y a pas que les araignées du printemps à tenir ainsi compagnie aux prisonniers ; il y a des rats, des souris, des chats, des oiseaux. En fait, tous ceux qui peuvent franchir les barreaux et viennent apprivoiser le gros animal encagé.

Ensuite, reprend Marco Valdo M.I., Carlo Levi évoque le soleil et Campanella ; il s’agit de dire beaucoup de chose : un, son niveau de débat face au régime ignare ; deux, La Cité du Soleil qui est évidemment le monde de plein air auquel il aspire ; trois, Campanella lui aussi fit de la prison et malgré qu’il dut y passer 27 ans, il en sortit et reprit le cours de sa vie.

« Quant au soleil, si chaud au cœur,
Campanella l’invoquait par désir de chaleur. »

On voit bien ce que tout ça évoque et laisse entendre à qui veut bien comprendre. C’est le « comprend qui peut, comprend qui veut ». Ensuite, il parle à nouveau de peinture, mais d’un peintre révolutionnaire, ni contestataire, il parle d’un peintre ancien et replace ainsi sa revendication de son statut d’artiste, menant sans en avoir l’air une ligne de défense qu’il va développer, y compris lors des interrogatoires des juges du Tribunal spécial, institué par Mussolini pour les opposants au régime :

« Fra Angelico, à la fresque, y peignait le monde. »

Il s’agit également d’entretenir son image d’artiste hors du temps, ignorant de politique et par conséquent forcément à l’écart de la lutte antifasciste. Enfin, dans le dernier quintil, il s’en prend à la prison en tant que peine, ce qui est une attaque frontale contre le fondement du régime qui est précisément la discipline, l’obéissance et les conséquents châtiments. En fait, ce banal petit bout de poème est en soi toute une philosophie de l’organisation sociale. La prison, la façon de traiter le prisonnier est un des miroirs dans lequel on peut voir à nu l’esprit de la société.

Décidément, Marco Valdo M.I., il me faut comme chaque fois t’arrêter dans tes réflexions. Ce n’est pas qu’elles me paraissent insignifiantes, ni qu’elles me révulsent, mais il s’agit – je dois te le rappeler – de commenter une canzone. Alors, tissons le linceul de ce vieux monde prisonnier de lui-même, de l’ennui, de l’envie, de l’arrogance, de l’ignorance et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Finalement, il fait beau ;
Les belles journées de printemps
S’allongent et donnent chaud.
Ce premier orage maintenant,
Pour la saison, c’est fort tôt.

Tout à l’heure, j’ai vu
Des araignées rouges au ventre tendu ;
Elles arrivent avec le printemps.
Les confinés pour de longs temps
Les soignent avec un amour éperdu.

Pour le pauvre prisonnier,
Ce sont choses troublantes,
Des rides sur un visage aimé.
Pour moi, elles sont apaisantes ;
Je n’ai pas l’âme d’un prisonnier.

Quant au soleil, si chaud au cœur,
Campanella l’invoquait par désir de chaleur.
Pour moi, la cellule n’est pas un trou immonde ;
La lumière s’y déverse par-dessus la bonde ;
Fra Angelico, à la fresque, y peignait le monde.

Monastères, couvents et prisons se ressemblent
Vont fort bien ensemble,
Tous privent de présent :
Les uns, au nom de la vie future ;
Les autres, en raison du passé, également.

La prison est absurde, c’est une méthode
Qui attache à sa faute le condamné,
Qui l’incruste dans son passé.
Elle applique un code
Depuis longtemps passé de mode.

jeudi 10 janvier 2019

Le Vent souffle


Le Vent souffle

Lettre de prison 2
Canzone léviane – Le Vent souffle – Marco Valdo M.I. – 2019




Dialogue Maïeutique

Lucien l’âne mon ami, ces lettres du prisonnier Levi sont assez singulières. Comme on va s’en apercevoir au fur et à mesure qu’on les découvrira, elles se ressemblent et elles ressortissent apparemment à la banalité la plus quotidienne.

Oh, dit Lucien l’âne, c’est assez normal si on y réfléchit un peu à ce qu’est le quotidien du prisonnier, qu’il soit Carlo Levi n’y change pas grand-chose. C’est d’ailleurs une des caractéristiques du temps de prison : il est indifférent et banal. Il ne s’y passe rien que sa propre répétition, il n’y passe que des heures qui se suivent à l’aveuglette. Avec le temps, elles finissent par distiller un insondable ennui.

Sans doute, reprend Marco Valdo M.I., mais nous n’en sommes pas encore là. Le prisonnier Levi vient seulement d’arriver et comme on le connaît, il va s’efforcer de comprendre sa situation et d’y apporter certaines améliorations. Cependant, je vais rompre avec ma propre règle et te faire une sorte d’analyse de cette chanson ; chose que j’ai faite de temps en temps, mais à vrai dire, rarement. Mais il me faut immédiatement ajouter qu’il ne s’agit nullement de didactisme, il ne s’agit pas de dire comment il faut comprendre ou penser ; à la vérité, ce sont de feintes explications, c’est juste l’occasion de meubler notre dialogue, de lui donner un peu de consistance. Comprends-moi, un dialogue où on ne dit rien ne peut exister. En ce sens, il faut dire, il faut parler et peu importe ce qui y est dit, peu importe la manière.

À chacun la sienne, opine Lucien l’âne. Dès lors, je t’en prie, va ton chemin comme le vent te pousse.

Ainsi que tu pourras le constater à l’usage, Lucien l’âne, chaque chanson de ces Chansons de Prison comporte 5 quintils, qui forment chacun une entité autonome.

Oh, dit Lucien l’âne, je le connais ce quintil, c’était déjà lui qui souvent servait aux ballades anciennes, on l’appelait alors cinquain ou chinquain.

Soit, dit Marco Valdo M.I., c’est celui-là même. Comme dans une conversation ordinaire qui démarre, celui du début parle du temps et règle la question de l’intendance :

« J’ai froid, je me réchauffe à peine ;
Il me faudrait des chaussettes de laine »

Dans le second, commence un double mouvement : la revendication et l’affirmation de son statut d’artiste. On verra plus tard que ce n’est pas un hasard ; c’est sa ligne de défense qu’il installe. Le message est vers l’extérieur : je vais prétendre que je suis un artiste et rien d’autre.

« J’ai demandé de pouvoir peindre ;
Il me faut des pinceaux, de l’huile de lin »

Le troisième est la voix même de l’innocence empêchée de se défendre, qui ne sait ce qu’on lui reproche et aussi, un message aux « amis » :

« Qui donc nous a calomniés ? »

Le quatrième est ironique et tourne l’arme de la moquerie vers les mesures qui le frappent. Il ridiculise les interrogatoires en laissant entendre – comprend qui peut, comprend qui veut – qu’il ne s’y dit rien d’intéressant.

« Les interrogatoires font passer le temps. »

Dans une analyse plus historique et politique, Carlo Levi fait savoir qu’il est suspecté d’être en contact avec ses « amis » : son oncle Claudio Treves est un des dirigeants en exil du Parti socialiste et les amitiés familiales, les réseaux d’amis sont pour une bonne part de ce milieu d’opposants.

« On ne me reproche rien tant
Que d’être parent de parents,
Et ami d’amis,
Et ami de parents d’amis. »

Le cinquième, enfin, et dernier quintil répète le cinquième de la première chanson : à destination de sa mère : « Pas de souci » et le message à transmettre aux amis.

« Je ne me fais pas de souci
Et dites à tous les amis »

J’aimerais te faire remarquer, Marco Valdo M.I. mon ami, que pour l’auditeur, tout ceci ressemble à une lamentation et sans doute, en est-ce une également. Reprenons à présent notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde banal, quotidien, répétitif, étroit et cacochyme.


Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Merci pour le linge si utile.
Ici, le vent souffle.
J’ai froid, je me réchauffe à peine ;
Il me faudrait des chaussettes de laine,
Un gros pull et des pantoufles.

Ici, rien ne sert de geindre.
J’ai demandé de pouvoir peindre ;
Il me faut des pinceaux, de l’huile de lin
Des couleurs – le rouge indien,
Des toiles, une palette et des fusains.

Comment imaginer une défense
Quand on est accusé
Et qu’on ne sait pas grand-chose
De son propre dossier ?
Qui donc nous a calomniés ?

On ne me reproche rien tant
Que d’être parent de parents,
Et ami d’amis,
Et ami de parents d’amis.
Les interrogatoires font passer le temps.

Surtout, ne vous faites pas de tracas,
Ni de ces images monstrueuses
De mes supposées souffrances,
La prison n’est vraiment pas
Pour moi, l’enfer que l’on pense.

Avec mes bras, mes jambes et ma tête,
Je ne me fais pas de souci
Et dites à tous les amis
Que je serai bientôt sorti
Et qu’on fera la fête.