dimanche 27 septembre 2020

LE CHŒUR DES ÉMIGRANTS



LE CHŒUR DES ÉMIGRANTS



Version française – LE CHŒUR DES ÉMIGRANTS – Marco Valdo M.I. – 2020

Chanson allemande – Der Emigrantenchoral – Walter Mehring – 1934



Texte : Walter Mehring

Musique : Walter Goehr

Source : Erinnerungsort.de

Interprété par Ernst Busch et enregistré sur le disque « Walter Mehring, Das Lied vom Leben », neuvième publication de la série « Rote Reihe » d’Aurora-Schallplatten (1974).

Également dans « Entartete Musik – Eine Tondokumentation Zur Düsseldorfer Ausstellung Von 1938 », une grande collection consacrée à la « musique dégénérée » publiée en 1988 par le label allemand Pool.

Et aussi sur la musique de Lutz Görner in « Texte Und Lieder Verbrannter Dichter » (1983).



TRUMPLAND




Walter Mehring était un grand satiriste, très détesté par les nazis et de Goebbels en particulier. Il s’est enfui en 1933 en France (pays qu’il connaissait très bien pour y avoir séjourné plusieurs années), alors que ses livres brûlaient sur les places avec ceux de nombreux autres auteurs allemands. Mehring a été pourchassé par la Gestapo qui, lors de l’occupation de la France par les Allemands, a réussi à l’arrêter et à l’emprisonner. Aidé par ses amis, Mehring réussit à s’échapper, avec sa compagne, l’écrivaine et actrice autrichienne Hertha Pauli, et à arriver à Lisbonne. Ils y rencontrèrent Varian Mackey Fry, journaliste américain qui avait fondé le Comité de secours d’urgence, une association liée à l’Église unitarienne qui organisait la fuite des Juifs et des opposants au nazisme hors de la France occupée. Mehring et Pauli font partie des milliers de personnes que Fry a réussi à faire entrer clandestinement aux États-Unis.


Dialogue Maïeutique


Mon ami Lucien l’âne, cette chanson est la version française d’une chanson allemande de 1934, soit un an après la venue au pouvoir des thuriféraires du Reich de Mille Ans, qui s’est éteint après douze ; autrement dit, un an tout juste après le coup d’État qui jeta l’Allemagne dans les bras des bandits du NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei). Cette chanson, c’est un chœur d’émigrants – un chœur est un chant collectifqui appelait ceux qui étaient encore dans la nasse des nazis à fuir l’enfer qui les attendait, à partir tant qu’il est encore temps en exil comme l’homme aux semelles de vent, surnom que Verlaine donnait à Rimbaud.


Oh, dit Lucien l’âne, comme je le suis moi-même un éternel migrant, je sais que l’émigrant est par sa nature toujours un homme (ou une femme ou un âne, ou, ou) aux semelles de vent, mieux et plus encore quand il fait du monde sans frontière son pays et la Chanson d’Automne qu’écrivit Paul Verlaine le dit admirablement :


« Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure ;


Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »


Alors, reprend Marco Valdo M.I., l’homme aux semelles de vent est aussi souvent lui aussi, un homme à la valise. D’ailleurs, la valise transporte aussi une autre et très effroyable mémoire, car des valises, on en a retrouvé par milliers dans les entrepôts des camps de concentration et ces valises étaient celles de ceux qui n’avaient pas voulu ou pas pu émigrer. Ceux qui n’avaient pas répondu à l’appel du chœur des émigrants.


Ceux qui n’avaient pas voulu par excès de confiance, pas voulu par un trop grand attachement, pas pu par ignorance des mauvais jours à venir, pas pu par manque de moyens, dit Lucien l’âne, on ne sait jamais trop pourquoi les gens font ou ne font pas. Évidemment, il est trop tard pour tous ceux-là.


Oui, Lucien l’âne mon ami, mais cette émigration allemande a subi toutes les affres de l’exil forcé. Comme tous ceux qui fuient en abandonnant derrière eux : maison, famille, amis, emploi, etc., les émigrants allemands – même ceux qui avaient certains moyens ou une réputation – se sont retrouvés dans des situations très difficiles à vivre, comme des lions loin de la savane et certains se sont suicidés (Klaus Mann, Stefan Zweig, Walter Benjamin, Ernst Toller et bien d’autres). Je n’en dis pas plus, je laisse dire la chanson et aussi, tant d’autres chansons. Cependant avant de te laisser conclure, je voudrais faire une petite uchronie et à partir d’elle, demander à quelqu’un de transposer ce chœur des émigrants en langue anglaise, qui pourrait être à l’ordre du jour dans les temps qui viennent. Car, vois-tu Lucien l’âne mon ami, on pourrait (et c’est mon uchronie) imaginer, subodorer qu’aux États-Unis d’Amérique, on se retrouve prochainement dans une situation semblable à l’Allemagne des années 30 du siècle dernier. La République de Weimar était agitée par des groupes plus ou moins armés ; et de soubresauts en manifestations, de proclamations d’autorité en provocations, un homme fort, au langage énergique et brutal, a été propulsé au sommet de l’État en promettant de mettre de l’Ordre dans le grand pays et également, de donner à la nation et à son peuple la première place dans le monde. Le Reich allait montrer la grandeur de l’Allemagne et lui assurer la puissance, la richesse et le bien-être pour tous – à condition qu’ils soient de la bonne race. Le reste de l’histoire est connu : de victoires en victoires, il sombra dans le gouffre et les ruines. Donc, dans mon uchronie, à Trumpland, par un étrange retour des choses, on verrait fuir (et ils auraient grand intérêt à le faire tant qu’il en sera encore temps) – des États-Unis vers la vieille Europe – les artistes, les écrivains, les philosophes, les savants, les intellectuels, soit très exactement la même population que celle qui constituait cette émigration allemande dont parle la chanson. Reste une question primordiale : les militaires du temps de Weimar ont laissé faire et certains ont même appuyé l’instauration du Reich et soutenu le dictateur ; dès lors, la question qui se pose est : que fera demain l’armée de la grande puissance où j’ai situé mon uchronie ?


Peut-être que tu te trompes, dit Lucien l’âne, mais peut-être aussi que comme la Pythie, tu pourrais dire juste. De toute façon, on connaît le rôle de Cassandre de la chanson. Personnellement, j’ai l’impression très nette que ce pourrait bien être ce qui arrivera demain. Heureusement nous ne sommes pas dans le pays de ton uchronie et nous pouvons encore tisser le linceul de ce vieux monde détraqué, brutal, absurde et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.





Jetez vos cœurs par-delà les frontières !

Et où un regard sourit, jetez l’ancre !

Ne rêvez pas de la Lune ou du printemps.

Un monde est mort, c’était un autre temps !

Enfoncez-vous ça dans la tête et dites-vous

« Ici, nous sommes chez nous ! »

Construisez un nid ! Oubliez !

Oubliez ce qui vous a été enlevé et volé !

Que ce soit l’Isar, le Waterkant et la Sprée,

Tout ça, c’est du passé !



La patrie, son pays d’avant,

Emporté par l’émigrant,

Homme par homme,

Poussière à ses semelles,

De ville en village,

Avec lui, loin d’elle,

Dans son voyage.





Mettez des œillères, des cagoules de moines !

En dessous, vos têtes feront des bosses !

Le destin n’aime pas qu’on le tienne.

Il vaut mieux jouer avec les hyènes

Que pleurer là-bas avec vos compatriotes !

Je vous ai entendu crier et j’ai dit :

Non ! Fuyez le pays à pas feutrés.

Ils vous avaient dit, comme j’ai compris,

De chanter « Haut le drapeau », Dieu l’a ordonné.



La patrie, son pays d’avant,

Emporté par l’émigrant,

Homme par homme,

Poussière à ses semelles,

De ville en village,

Avec lui, loin d’elle,

Dans son voyage.





Emmenez votre espoir au-delà de la nouvelle frontière !

Arrachez la vieille dent énorme !

Tout n’est pas or où brillent les uniformes !

Ils vous calomnient, ils répandent leur colère,

Que dans l’océan, ils déversent leur impuissance !

Laissez-les seuls avec leur vengeance,

Jusqu’à ce qu’ils rendent ce qu’ils vous ont volé !

Maisons et champs, montagnes et fossés

Le diable les emporte dans sa danse !



Homme par homme,

D’un bout à l’autre,

L’émigrant emporte

Un peu de son pays

Et toute la patrie

Et quand sa vie

Expire, il l’emmène

Dans sa tombe.

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