jeudi 30 avril 2020

Déshabillez-moi !

 
Déshabillez-moi !

 
Chanson française – Déshabillez-moi ! – Juliette Gréco – 1969
Texte : Robert Nyel – Musique : Gaby Verlor

Pour la saison, un slogan :
« Déconfinez-moi ! »

Par Juliette Gréco :
Par Mylène Farmer :





Danseuse
Edward Hopper
1941







Dialogue Maïeutique



L’autre jour, Lucien l’âne mon ami, tu avais mis en commentaire avec plein d’humour et de raison (à la chanson Second Life), car, disais-tu, Plaisir d’humour dure toute la vie, une série de chansons de chansons (françaises) en illustration de ton propos et tu les avais judicieusement classées dans la rubrique : « Chansons déconfinées ». Je dirais même déconfessées, déconfessionnées ou déconfessionnalisées. En fait, les quatre à la fois.

En vérité, je vous le dis, je n’avais pas pensé à ça, dit Lucien l’âne en riant, mais c’est vrai qu’elles pouvaient être qualifiées ainsi ; surtout à l’époque où elles avaient été conçues. En ce temps-là, elles étaient de véritables morceaux de bravoure de la libération des confessions et des confessionnaux.

Il ne faut jamais perdre de vue la dimension historique, Lucien l’âne mon ami, tu fais donc bien de rappeler que les religions et les religieux ont une furieuse tendance à confiner la pensée et les hommes (les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, par exemple), d’autant que si l’hydre religieuse s’est un peu repliée depuis, le ventre est encore fécond, tu connais la suite de la citation.

Évidemment, dit Lucien l’âne, elle dit « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ».

Exact, la bête immonde, l’hydre, reprend Marco Valdo M.I., et il faut encore et toujours se méfier des coups de queue des clercs – toutes religions confondues ; ici, du moins, de toutes celles dites du Livre : Torah, Bible ou Coran, même combat contre les impies – que nous sommes. Ainsi cette chanson que tu suggérais était : « Déshabillez-moi ! », tout un programme.

Et quel programme, dit Lucien l’âne, il m’arrive encore d’en rêver. Donc, Juliette Gréco chanta cette chanson – en tenue fort stricte de femme en noir, pour souligner le trait, mais elle l’a fait pour diverses raisons. En plus de la considérer comme une chanson fort plaisante, Juliette l’avait adoptée en manière de réponse féminine et un peu féministe à la domination masculine, à la façon dont certains hommes (une majorité!) traitaient les femmes en objet de leurs fantasmes sexuels et oedipiens. Résumé : « Toutes des putes, sauf maman ! » C’en faisait une chanson de combat (sans jeu de mots laid).

Assurément, Lucien l’âne mon ami, ce n’est pas un calembour bon. D’autant – l’anecdote vaut le détour- que Juliette avait adopté la chanson, refusée par d’autres chanteuses de l’époque, à la condition qu’elle puisse y ajouter les deux derniers vers :

« Et vous,
Déshabillez-vous ! »

Ces deux derniers vers renversaient la perspective ou mieux encore, mettaient à égalité les deux partenaires. En cela, elle est plus féminine que féministe ; autrement, défendant l’une sans faire la guerre à l’autre. Car, dans ces affaires humaines comme dans toutes les autres, on trouve la trace et les travers de la Guerre de Cent Mille Ans que les puissants font aux plus faibles (ou supposés tels) pour (r)assurer leur domination. Par ailleurs, on trouve la preuve de la valeur de cette déconfessionnalisation dans le barrage médiatique que les radios et les télévisions avaient formé en interdisant purement et simplement sa diffusion sur les ondes. Ainsi, cette chanson connaissait le sort de sa consœur « Le Déserteur » de Boris Vian et voilà une raison de plus de la reproduire ici dans toutes ses paroles. Du reste, Juliette et Boris étaient des amis.

Oh, dit Lucien l’âne, il y aurait encore tant de choses à dire, à dire et à entendre, mais brisons là, il n’y a qu’à voir et entendre la chanson elle-même qui est si belle quand Juliette la serine ; et puis, tissons le linceul de ce vieux monde sexué, sexuel, pinailleur, confessé, confessionné, confiné et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Déshabillez-moi !
Déshabillez-moi !
Pas tout de suite,
Pas trop vite.
Sachez me convoiter,
Me désirer,
Me captiver.
Déshabillez-moi !
Déshabillez-moi !
Ne soyez pas comme
Tous les hommes,
Trop pressé
Et
D’abord, le regard ,
Tout le temps du prélude,
Ne doit pas être rude,
Ni hagard.
Dévorez-moi des yeux
Mais avec retenue
Pour que je m’habitue,
Peu à peu.
Déshabillez-moi !
Déshabillez-moi !
Pas tout de suite,
Pas trop vite.
Sachez m’hypnotiser,
M’envelopper,
Me capturer.
Déshabillez-moi !
Déshabillez-moi !
Avec délicatesse,
En souplesse,
Et doigté.
Choisissez bien les mots,
Dirigez bien vos gestes :
Ni trop lents, ni trop lestes,
Sur ma peau.
Voilà, ça y est, je suis
Frémissante et offerte
De votre main experte, allez-y !
Déshabillez-moi !
Déshabillez-moi !
Maintenant tout de suite,
Allez vite !
Sachez me posséder,
Me consommer,
Me consumer !
Déshabillez-moi !
Déshabillez-moi !
Conduisez-vous en homme
Soyez l’homme,
Agissez !
Déshabillez-moi !
Déshabillez-moi !

Et vous,
Déshabillez-vous !


mardi 28 avril 2020

Les Pieds nus

Les Pieds nus

Chanson française – Les Pieds nus – Marco Valdo M.I. – 2020

ARLEQUIN AMOUREUX – 57

Opéra-récit historique en multiples épisodes, tiré du roman de Jiří Šotola « Kuře na Rožni » publié en langue allemande, sous le titre « VAGANTEN, PUPPEN UND SOLDATEN » – Verlag C.J. Bucher, Lucerne-Frankfurt – en 1972 et particulièrement de l’édition française de « LES JAMBES C’EST FAIT POUR CAVALER », traduction de Marcel Aymonin, publiée chez Flammarion à Paris en 1979.


Matthias, les pieds nus, la troupe attend là-bas ;
Pour finir le spectacle, elle n’attend plus que toi.
Ôte tes brodequins, danse, c’est l’heure, on y va,
Ensemble pour toujours, comme de vieux chats.

Dialogue Maïeutique


« Les Pieds nus », demande Lucien l’âne, que peut bien pouvoir dire ce titre ?

Je te promets une réponse assez complète, dit Marco Valdo M.I., et pur cal, il me faut resituer cette chanson et t’annoncer que c’est la dernière de la saga d’Arlequin amoureux. Comme les précédentes, elle est fortement éprise de poésie et baigne dans une atmosphère métaphorique. Il le faut, car il s’agit de l’agonie et de la mort d’Arlecchino, de la dernière désertion du déserteur. Ainsi, comme tu le devines, elle dit plus qu’elle ne dit ou dit autrement, l’ensemble des mots de son discours dépasse le cadre apparent que constitue la simple addition de ceux-ci. Car. Car, lorsqu’on rapproche les mots selon certaines formes, dans certaines configurations, il se produit des phénomènes d’interaction qu’on ne peut anticiper. Les mots, considérés comme des objets inertes et quelque sorte morts, se mettent à vivre, à converser entre eux et on voit surgir une physique et une chimie des mots.

Halte-là, Marco Valdo M.I. mon ami, si je te laisse aller ainsi, tu vas bientôt faire intervenir d’étranges théories telles l’évolution, la gravitation ou les quantas.

Dans le fond, pourquoi pas ?, répond Marco Valdo M.I. en souriant, mais il faudrait d’abord y réfléchir, car on ne manipule pas les mots aussi innocemment que ça. Mais soit, j’admets qu’il serait intéressant d’appliquer une démarche de ce genre au langage et surtout, aux mots considérés comme des particules, des atomes, des électrons, des neutrons, que sais-je ; bref, des machins en interaction. Il faudrait en déceler les forces qui les attirent ou les éloignent, qui bâtissent certaines affinités entre eux, qui donnent un sens au mouvement désordonné des paroles. Comme à l’ordinaire, je n’irai pas plus loin dans cette esquisse, quitte à y revenir plus tard ou à laisser à d’autres le soin de le faire. Cela dit, j’en reviens aux pieds nus.

Bonne idée, dit Lucien l’âne, car j’en suis encore à me demander…

Donc, pieds nus, Lucien l’âne mon ami, renvoie au fait que tous les petits personnages du théâtre de bois reviennent auprès du directeur-déserteur à la fin de la chanson pour, exigent-ils, terminer le spectacle. Or, tous morts, ils se présentent tous les pieds nus ainsi qu’Arlecchina-La Tournesse, morte elle aussi, qui dit à Matthias-Arlecchino-Pollo-Pulcino-Kuře de retirer ses brodequins afin de partir tous ensemble comme des chats. À pieds nus, car seuls les vivants ont besoin de chaussures.

Oui, dit Lucien l’âne, les cadavres ne portent pas de souliers. C’est bien, l’Arlequin amoureux est maintenant fini ; « Un mort, c’est complet, c’est terminé. On n’est pas complet, tant qu’on n’est pas mort », disait Boris Vian. À propos, dis-moi, de quoi est-il mort l’Arlecchino ?

Pour ce que j’en sais, répond Marco Valdo M.I., l’Arlecchino est mort de la mort des autres, de la mort des petits comédiens de bois, de celle d’Arlecchina, de Barbora et de Lukas. L’Arlecchino meurt volontairement pour reprendre le vagabondage du déserteur et cet art théâtral qui font son histoire.

Oui, dit Lucien l’âne, mais alors, nous, qu’allons-nous devenir, qu’allons-nous faire, nous ne pouvons, pas plus que lui, interrompre notre errance. Qu’allons-nous faire comme nouveau voyage dans l’imaginaire ?

On y réfléchit d’abord, dit Marco Valdo M.I., on avisera demain.

Alors, finissons-en et tissons le linceul de ce vieux monde boiteux, halluciné, égrotant et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Je veux me pendre pour de bon
Avec une corde attachée au plafond,
Mais pas ici, il fait trop glacial.
Je veux me pendre, point final.

Et toi, va au diable, vieux bonimenteur !
Donneur de leçons, joli menteur !
Je suis Dieu, tu le sais bien.
J’ai si peu de pouvoir, je ne peux rien.

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.

Matthias, quittons cette ville et vite !
Pour toi, la campagne est plus sûre.
On trouvera un fenil vide.
Notre pomme est mûre.

Pas ici, pas maintenant, plus tard,
On réfléchit plus à l’aise dans le noir.
Dans la grange, couché dans le foin,
Caché au chaud dans un coin,

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.

Eh, Pollo, dit encore la voix sombre,
Toute pâle dans son manteau à grelots,
Que va-t-il nous arriver, Pulcino ?
Arlecchina, est-ce toi cette ombre ?

Matthias, les pieds nus, la troupe attend là-bas ;
Pour finir le spectacle, elle n’attend plus que toi.
Ôte tes brodequins, danse, c’est l’heure, on y va,
Ensemble pour toujours, comme de vieux chats.

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.

dimanche 26 avril 2020

NEIGE D’AVRIL

 

NEIGE D’AVRIL



Version française – NEIGE D’AVRIL – Marco Valdo M.I. – 2020
Chanson italienne – Neve d’aprileAlice – 1992
Album : Mezzogiorno sulle Alpi





Dialogue Maïeutique


Il y a, Lucien l’âne mon ami, des chansons de toutes les tailles (La Chanson de Roland comporte 9000 vers dans sa version la plus longue) et parmi les chansons, il y a aussi des chansons simples et de très compliquées.

Oui, certes, dit Lucien l’âne, et alors ?

Et alors, dit Marco Valdo M.I., rien. Il fallait juste que je commence à parler de celle-ci.

Oh, je vois, dit Lucien l’âne, il te fallait une amorce, juste de quoi éclaircir la voix et le cerveau. Eh bien, maintenant que c’est fait, est-ce que tu peux me révéler tes ruminations à son sujet ?

Évidemment, Lucien l’âne, et c’était d’ailleurs mon intention. D’abord, je te prie de noter la date de sa parution : 1992, soit approximativement trente ans ; disons pour être plus précis une trentaine d’années : tout un bail.

Oui, certes, dit Lucien l’âne, et alors ?

Ce qui me stupéfie, quand je songe à cette date et à cet écart temporel, reprend Marco Valdo M.I., c’est qu’elle a l’air d’avoir été écrite aujourd’hui.

Mais, dit Lucien l’âne, c’est d’ailleurs le cas de la version française.

Oui, certes, reprend Marco Valdo M.I., je veux dire qu’elle paraît tirer sa substance de ce qui s’est passé ces dernières semaines en Italie (et ailleurs). Elle a l’air d’être une complainte d’un survivant à la pandépidémie. Elle s’applique directement à cette période de fin d’avril où on entrevoit – on peut espérer à raison, mais sans plus, car rien n’est sûr – que ce soit la neige d’avril et sa blancheur qui vienne recouvrir le paysage désolé et que ne se lève pas une nouvelle aussi redoutable tempête.

« Espérons que ce n’est pas une tempête
Qui monte dans mon cœur,
Mais la neige d’avril toute seule. »

Moi, dit Lucien l’âne, je ne suis ni savant, ni prophète, ni devin, ni oracle, ni augure et je ne connais donc pas de réponse à cette interrogation, ni de remède à cette situation. Moi aussi, vois-tu, je suis un peu incertain quant à la suite des choses. Cependant, je me rallie aisément à cette idée, que nous avons ancrée dans notre conviction que le chant – et plus généralement, la poésie et toute littérature ou tout art qui en découle – est souvent prémonitoire.

En effet, répond Marco Valdo M.I., je garde la même pensée. J’y ajouterais qu’elle est aussi une fameuse accoucheuse de la compréhension du monde ; elle ouvre l’esprit bien au-delà des analyses factuelles. Bien sûr, si on tient compte des dates, cette chanson-ci – NEIGE D’AVRIL – lance un avertissement ; elle joue à la perfection le rôle de Cassandre. Il est vrai aussi qu’elle peut s’appliquer à toute situation catastrophique et il n’en manque pas dans l’histoire humaine.

Et, interrompt Lucien l’âne, il ne manquera pas d’y en avoir encore et de bien pire – forcément, dans le futur. C’est totalement inévitable ; il vaut mieux s’y faire et il y en a déjà en cours : des guerres – toutes filles de la Guerre de Cent Mille Ans que les riches font aux pauvres depuis déjà fort longtemps, des maladies, la faim, la soif, la sécheresse, la montée des eaux – et elles vont s’ajouter aux autres présentes et à venir. Rien que dans l’immédiat de l’Afrique, on annonce al remontée du paludisme (centaines de milliers de morts), de la rougeole, de la faim aussi en plus de la misère endémique.

Oui, Lucien l’âne mon ami, tu me prends les mots de la bouche, mais il n’y a pas que les catastrophes et les tragédies à l’échelle humaine auxquelles il faut vaille que vaille malgré tout se faire, il y a celles à l’échelle des espèces entières et celles à l’échelle planétaire ou géologique. Si on regarde ce qui s’est passé dans le passé, on ne peut ignorer la fin naturelle du vivant biologique. La chose s’est déjà produite plusieurs fois sur cette Terre. Dès lors, la conclusion de la chanson me semble tout à fait pertinente :

« Nous sommes les naufragés du nouveau monde,
Les naufragés jamais sortis de la rade,
Nous sommes les naufragés du nouveau monde. »

Sans compter, enchaîne Lucien l’âne, la disparition fatale de la planète elle-même et de son astre du jour. Ce qui peut rassurer ceux que cela inquiéterait, ce sont des perspectives lointaines, si on les mesure à l’échelle historique, c’est-à-dire au regard de nos vies d’ânes et d’hommes. Quant à la vie quotidienne de la plupart des vivants, tout ce que nous pouvons faire pour en atténuer les duretés, c’est tisser le linceul de ce vieux monde myope, sourd, idiot et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Je suis rentré chez moi confus et fatigué.
Tous ces commerces, ces pauvres gens,
Pour rien si pressés,
Combien de gens innocents
Payent ainsi la facture de nos rêves ?
Nous sommes les naufragés du nouveau monde,
Les naufragés jamais sortis de la rade.



Excusez-moi, ce soir je suis un peu ailleurs.
Je répète les mêmes choses atroces,
Mais je ne peux pas faire taire mon cœur
Quand dans ce monde beau et féroce,
Je vois la peur dans les yeux d’un gosse.
Nous sommes les naufragés du nouveau monde.



Excusez-moi, ce soir je suis un peu ailleurs.
Espérons que ce n’est pas une tempête
Qui monte dans mon cœur,
Mais la neige d’avril toute seule.
Nous sommes les naufragés du nouveau monde,
Les naufragés jamais sortis de la rade,
Nous sommes les naufragés du nouveau monde.



vendredi 24 avril 2020

Le Destin



Le Destin

Chanson française – Le Destin – Marco Valdo M.I. – 2020

ARLEQUIN AMOUREUX – 56

Opéra-récit historique en multiples épisodes, tiré du roman de Jiří Šotola « Kuře na Rožni » publié en langue allemande, sous le titre « VAGANTEN, PUPPEN UND SOLDATEN » – Verlag C.J. Bucher, Lucerne-Frankfurt – en 1972 et particulièrement de l’édition française de « LES JAMBES C’EST FAIT POUR CAVALER », traduction de Marcel Aymonin, publiée chez Flammarion à Paris en 1979.


Viens, Matthias, il se fait tard.
Pour finir l’histoire, nous serons deux.



Dialogue Maïeutique

Comme presque toutes les chansons, dit Marco Valdo M.I., celle-ci a connu un enfantement tâtonnant ; elle est faite de gribouillis, de griffonnages, de ratures, de retours, de biffures, de bifurcations, de mots perdus. Elle a souvent hésité et changé plusieurs fois de visage et d’ordonnancement et tout comme les précédentes, elle doit beaucoup à cette structure un peu particulière qui lui donne une sorte de squelette sur lequel mettre sa chair et faire circuler son sang. En bref, la chanson est un être vivant, elle est faite de création et d’improvisation.

Ah, dit Lucien l’âne, c’est le lot des textes de création. Serait-ce la version réelle du « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » que Nicolas Boileau indiquait dans son Art poétique ?

Peut-être, partiellement, Lucien l’âne mon ami, ou peut-être pas. Je verrais les choses différemment, car je ne suis pas convaincu par sa démarche didactique qui voulait enserrer la poésie dans le cadre réglementé du raisonné et du raisonnable, digne du carcan du régime du Roi Soleil. Enfin, pour tout dire, cette démarche pesante, lourde de préméditation, appliquée à la création poétique n’est pas dans ma manière.

Quoi qu’il en soit, dit Lucien l’âne, dis-moi ce que raconte cette chanson.

Eh bien, Lucien l’âne, il te souviendra que Matthias, déserteur émérite, était revenu à l’endroit où devaient l’attendre les comédiens de bois, le temps qu’il en termine avec la guerre. À son retour, consternation, ils ne sont pas là. Ainsi, Matthias se tient sur la place, un peu désorienté et pur tout dire, abasourdi. C’est dans cet état réflexif qu’il est abordé par un vieux qui semble le connaître et qui entame sans plus tarder la conversation.

C’est normal, dit Lucien l’âne en riant, les vieux font souvent ainsi ; ils ont le temps long ; alors quand ils rencontrent quelqu’un qu’ils connaissent plus ou moins, même seulement de vue, ils tentent de lier conversation.

C’est exactement, ce qui se passe, reprend Marco Valdo M.I., sauf que ce vieillard, c’est Dieu.

Eh bien, dit Lucien l’âne, s’il y en a un qui a le temps long, ce doit bien être celui-là, car c’est long l’éternité, surtout si on commence au début.

Comme tu l’imagines, Lucien l’âne mon ami, la chanson relate leur conversation et Dieu tente de dédramatiser les choses, mais c’est à l’évidence impossible de dédramatiser la disparition de toute une troupe de comédiens, même en bois, et en prime, de celle du théâtre. Le désespoir de Matthias est intense. En plus, Dieu ne croit pas Matthias. Il y a là comme une inversion du monde lorsque Matthias répond, écoute ça :

« Quoi ? Je ne te crois pas, dit Dieu.
Voyons, Dieu, il faut me croire. »

On le comprend, Matthias, dit Lucien l’âne, c’est son théâtre, c’est son gagne-pain, c’est son rêve, c’est sa vie à cet homme-là.

Effectivement, répond Marco Valdo M.I., c’est tout ça. Alors, Dieu propose à Matthias une association ; il lui offre de l’accompagner pour le reste du voyage, mais Matthias n’a pas confiance en Dieu :

« À deux ? Je n’ai pas confiance en toi.
Tu es Dieu, tu es tout seul, c’est ta nature.
Avec toi, tu vois, on n’est jamais sûr.
Franchement, tu ne peux rien pour moi. »

Et finalement, Matthias s’en remet au Destin, au bon vieux Destin, seule certitude humaine et annonce qu’il va se pendre.

Voilà qui est terrible, dit Lucien l’âne, mais que ce ne sont que des mots venus d’une profonde déprime, comme c’est souvent le cas dans ces cas-là. Cela dit, je comprends Matthias, c’est un fameux coup du sort. Bref, en attendant de savoir la suite, tissons le linceul de ce vieux monde croyant, effondré, désaxé et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Le vieux dit : Comment va, Matthias ?
Tout va bien, dit Matthias.
Et toi, ça va, mon vieux ?
Je ne sais pas, dit Dieu.

Les affaires ne s’arrangent pas.
Pourquoi devraient-elles s’arranger ?
Bah, ça ira, ça ira, comme ça a toujours été.
Alors, Matthias, ne nous tracassons pas !

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.

Oh, je ne m’en fais pas.
Mon petit théâtre de bois,
Mes marionnettes ne m’attendent plus là-bas.
Plus personne n’attend après moi.

Quoi ? Je ne te crois pas, dit Dieu.
Voyons, Dieu, il faut me croire.
Viens, Matthias, il se fait tard.
Pour finir l’histoire, nous serons deux.

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.

À deux ? Je n’ai pas confiance en toi.
Tu es Dieu, tu es tout seul, c’est ta nature.
Avec toi, tu vois, on n’est jamais sûr.
Franchement, tu ne peux rien pour moi.

Tu peux être heureux. De quel bonheur ?
Fini le vagabondage hors des chemins,
Sans mes comédiens, c’est l’horreur.
Je vais me pendre, c’est mon destin.

Oui, Monsieur Po, oui, Monsieur Li,
Oui, Monsieur Chi,
Oui, Monsieur Nelle,
Oui, Monsieur Polichinelle.