vendredi 22 novembre 2019

ILS NOUS CONVOQUENT


ILS NOUS CONVOQUENT





Version française – ILS NOUS CONVOQUENT ICI – Marco Valdo M.I. – 2019
Texte italien – Ci convocano quiPiero Calamandrei – 1954
Piero Calamandrei prononça ces mots dans un célèbre discours au Teatro Lirico de Milan le 28 février 1954
Récitatif sur la musique des Mulini a vento – Buonanotte Italia – 2019









Piero Calamandrei 1934
Autoportrait










Dialogue Maïeutique 





Dis-moi, Marco Valdo M.I., ce Piero Calamandrei n’est-il pas celui-là qui avait écrit « Lo avrai camerata Kesselring », poème lapidaire que tu avais intitulé, avec pas mal de grinçante ironie, en français : « Ode à Kesselring » et donc, celui-là chez qui nous avons été chercher notre antienne : « Ora e sempre : Resistenza ! » ?



C’est bien lui, Lucien l’âne mon ami et je vois à ton œil sceptique et à tes oreilles en points d’interrogation, que tu te poses des questions à son sujet.



Certes, Marco Valdo M.I. mon ami, notamment la question suivante : « Qu’est-ce qui a bien pu amener un groupe comme les Moulins à vent (I Mulini a vento) à mettre en musique en 2019 un extrait d’un discours de 1954 ? »



Oh, Lucien l’âne mon ami, je vais m’efforcer de répondre à cette question, mais ce sera une réponse complexe. D’abord, avant d’aborder la personnalité rayonnante de Piero Calamandrei, je me dois d’élucider la nature et les objectifs des « Moulins à Vent » (Mulini a vento), car c’est aussi une partie importante de ton interrogation. Pour ce faire, je vais tout simplement recourir à leur présentation telle qu’elle figure sur le site des Chansons contre la Guerre. D’abord, leur antienne : « Chi vive non può non essere cittadino e partigiano » – « Qui vit vraiment ne peut pas ne pas être citoyen et partisan ».



Oh, dit Lucien l’âne, je comprends bien ça ; par chez nous, ici et maintenant, toutes ces histoires de guerre et de luttes des partisans (dans nos régions, on parle plus volontiers des résistants) paraissent lointaines. C’est assez mystérieux vu d’ici ou dans le meilleur des cas, cela paraît ancien, mais pour l’Italie, c’est très contemporain.



Et donc, reprend Marco Valdo M.I., voici cette présentation annoncée :



« Car Les Moulins à Vent sont une source d’énergie propre et que cette énergie ne peut être créée que si le vent recommence à siffler.

Pour que les moulins à vent puissent pour une fois embrasser Don Quichotte.

Le Chevalier de la Manche est celui qui a quitté une vie pour poursuivre un idéal.

Les moulins à vent sont là, immobiles et éternels pour dénoncer le détachement d’un réel d’un idéal… et c’est précisément ce que nous voulons dénoncer, que le réel s’est détaché de l’idéal.

Un détachement lent et impalpable, souterrain.

Un détachement justifié par de nouveaux faux idéaux ou déguisé par la résignation du « On ne peut pas faire autrement ».

Un idéal auquel beaucoup de nos ascendants ont donné leur vie.

Un idéal qui a crû à partir de l’horreur du premier assassinat (à partir de Caïn, des tueries sans fin justifiées par des actions contingentes).

Puis, jour après jour, cet idéal s’est enfoncé… dans l’INDIFFÉRENCE générale.

Les Moulins sont alors là, immobiles et éternels pour proclamer qu’avec Don Quichotte (l’anti-héros et pour cela l’homme éternel) l’idéal peut exister, doit exister ! Il suffit d’y croire. Nous avons alors choisi d’être des moulins pour être mus par le vent.

Nous avons donc choisi d’être des moulins pour être des gens qui ne sont pas INDIFFÉRENTS mais qui dénoncent.

Des moulins pour dénoncer l’indifférence

Des moulins pour faire ressortir les grandes présences, souvent oubliées. Les Quichotte de notre histoire.



Bien sûr, les « Moulins à Vent » ne pourront pas changer le monde, mais c’est peut-être en partageant avec d’autres, que vous pourrez générer ce battement d’ailes de papillon qui, tôt ou tard, deviendront vent et tempête.



Voilà pourquoi Les Moulins à Vent. »







Oh eh bien, voilà des gens selon notre cœur, enchaîne Lucien l’âne. D’ailleurs, si je me souviens bien, tu avais toi aussi évoqué la figure emblématique d’Alonso Quichano dans Don Quichotte sauve l’Europe et tu as pris le temps de remémorer L’Homme de la Mancha, qui n’est autre que le Don Quichotte de Brel, et de mettre en langue française quelques chansons parmi toutes celles que les poètes et les chanteurs lui ont consacrées, comme par exemple, le Don Chisciotte des Modena City Ramblers, ou le Don Chisciotte de Gianni Rodari ou le Don Kişot de Nâzim Hikmet.



Oui, j’avais mis Don Quichotte face à ce qui menace notre quotidien, à savoir la perpétuation de cette Europe envieuse et avide de richesses, cette Europe prétentieuse et folle, engluée dans la Guerre de Cent Mille Ans que les riches font aux pauvres.



Arrête là, dit Lucien l’âne, car il faut maintenant évoquer Piero Calamandrei, qui est également une figure légendaire et par certains côtés proches de Don Quichotte, notamment dans ses combats pour une République véritablement démocratique et laïque – c’est-à-dire débarrassée des cléricaux et de la soumission à l’Église catholique et au Vatican. Je pense me souvenir que c’est d’un de ses récits que tu avais tiré une chanson, il y a déjà une dizaine d’années : « L’Insurrection de Florence ».



En effet, Lucien l’âne mon ami, mais il me faut faire une sorte d’aveu. Comme bien des gens hors d’Italie, pendant très longtemps j’ai ignoré jusqu’à l’existence de Piero Calamandrei et bien évidemment, de conséquence, de tout ce qu’il avait pu faire ou dire. Il est apparu un moment au hasard de mon existence, comme des années avant, j’avais également découvert Carlo Levi. Pour beaucoup de gens d’en dehors de la péninsule, l’Italie est un pays exotique, où on va en vacances et voir de vieilles ruines, manger et boire et pour le reste, ce qu’on en connaît se limite à ses traits les plus caricaturaux, au bling-bling, au superficiel. S’agissant de Piero Calamandrei, je me suis rattrapé ; depuis e temps lointain, je me suis intéressé à sa revue Il Ponte, à Non Mollare – revue clandestine publiée sous le fascisme, j’ai appris que c’était un grand juriste et un des auteurs de la Constitution italienne, qu’il fut à la Libération le premier recteur de l’Université de Florence, que c’était aussi, un écrivain – j’ai d’ailleurs traduit son « Uomini e città della Resistenza », dans lequel figure ce discours de Milan, sous le titre « Passato e avvenire della Resistenza ». J’en ai retenu ceci que je te retranscris ici :



« Se nel campo morale la Resistenza significò rivendicazione della ugual dignità umana di tutti gli uoini e rifiuto di tutte le tirannieche tendono a trasformare l’uomo in cosa, nel campo politico la Resistenza significò volontà di creareuna società retta sulla volontaria collaborazione degli uomini liberi e uguali, sul senso di autoresponsabilità e di autodisciplina che necesseriamente si stabiisce quando tutti gli uomini si sentono ugualmente artefici et partecipi del destino comune, e non divisi tra padroni e servi. »



Je le mets dans une version française comme qui dirait actualisée ; le texte de Calamandrei parlait de la Résistance comme d’un phénomène passé ; je l’ai mis au présent :



« Si, sur le plan moral, la Résistance signifie revendication de l’égale dignité humaine de tous les hommes et le rejet de tous les tyrans qui tendent à transformer l’homme en chose, sur le plan politique, la Résistance signifie une volonté de créer une société basée sur la collaboration volontaire d’hommes libres et égaux, sur le sens d’autoresponsabilité et d’autodiscipline qui nécessairement s’établit lorsque tous les hommes se sentent également auteurs et parties dans la destinée commune, et non divisés entre maîtres et esclaves. »



Bref, un grand personnage, mais aussi bien, il me faut en rester là, car tout simplement, il n’est pas possible ici d’en faire l’apologie plus longuement. Ce serait toute une histoire.



En effet, conclut Lucien l’âne, il me paraît que ce n’est pas le lieu de grandes études, mais il est quand même bon de rappeler certaines choses et de remémorer certaines gens.



Évidemment, Lucien l’âne mon ami, d’autant que comme on l’a vu cette année encore, les démons que dénonçait inlassablement Calamandrei et qui ont tant détruit l’Italie – pas seulement physiquement, ce qui est un moindre mal, mais qui l’ont empoisonnée moralement, qui lui ont ravagé la conscience, ont refait surface et on a entendu le panégyrique de la bête immonde jusque dans les rangs du gouvernement, mais pas seulement – elle rugit dans les stades, elle rode à nouveau dans les rues. Calamandrei avait raison d’insister auprès de ses compatriotes et de faire circuler le mot d’ordre : « Ora e sempre : Resistenza ! » et qu’on ne vienne pas nous dire de nous taire, de nous insinuer que nous vivons à l’étranger, car nous vivons dans le même monde, sur la même Terre. Selon Térence, c’est un esclave qui avait prononcé cette autre antienne, qui corrobore ce point de vue d’humanité : « Homo sum: humani nihil a me alienum puto. » (Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger.)



Oui, Marco Valdo M.I., quoique âne, je ne peux qu’approuver pareille sentence. Quant à nous, tissons le linceul de ce vieux monde encore et toujours gangrené, malade de cette peste et cacochyme.



Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane







« Dans ces célébrations que nous faisons de la Résistance, de faits et de figures de l’époque, nous nous donnons l’illusion d’être ici, des vivants, qui célébrons les morts. Et nous ne nous apercevons pas que ce sont eux, les morts, qui nous convoquent ici, comme devant un tribunal invisible, pour rendre compte de ce que nous avons peut-être fait pendant ces dix années pour ne pas être indignes d’eux, nous les vivants. (...) Nous sentons, presque avec l’immédiateté d’une perception physique, que ces morts en sont venus à faire partie de notre vie, comme si en mourant ils avaient enrichi notre esprit d’une présence silencieuse et vigilante, avec laquelle à chaque instant, dans le secret de notre conscience, nous devons retourner faire les comptes. Quand nous pensons à eux pour les juger, nous nous apercevons que ce sont eux qui nous jugent ; c’est notre vie, qui peut donner un sens et une raison apaisante et réconfortante à leur mort ; et il dépend de nous de les faire vivre ou mourir pour toujours. »

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