ILS NOUS CONVOQUENT
Version
française – ILS NOUS CONVOQUENT ICI – Marco Valdo M.I. – 2019
Texte
italien – Ci
convocano qui – Piero
Calamandrei – 1954
Piero
Calamandrei prononça ces mots dans un célèbre discours au Teatro
Lirico de Milan le 28 février 1954
Dialogue
Maïeutique
Dis-moi,
Marco Valdo
M.I., ce Piero Calamandrei n’est-il pas celui-là
qui avait écrit « Lo
avrai camerata Kesselring », poème
lapidaire que tu avais intitulé, avec pas mal de grinçante ironie,
en français : « Ode à Kesselring »
et donc, celui-là chez qui nous avons été chercher notre
antienne : « Ora e sempre : Resistenza ! » ?
C’est
bien lui, Lucien l’âne mon ami et je vois à ton œil sceptique et
à tes oreilles en points d’interrogation, que tu te poses des
questions à son sujet.
Certes,
Marco Valdo M.I. mon ami, notamment la question suivante :
« Qu’est-ce qui a bien pu amener un groupe comme les Moulins
à vent (I Mulini a vento) à mettre en musique en 2019 un extrait
d’un discours de 1954 ? »
Oh,
Lucien l’âne mon ami, je vais m’efforcer de répondre à
cette question, mais ce sera une réponse complexe. D’abord, avant
d’aborder la personnalité rayonnante de Piero Calamandrei, je me
dois d’élucider la nature et les objectifs des « Moulins à
Vent » (Mulini a vento), car c’est aussi une partie
importante de ton interrogation. Pour ce faire, je vais tout
simplement recourir à leur présentation telle qu’elle figure sur
le site des Chansons contre la Guerre. D’abord, leur antienne :
« Chi vive non può non essere cittadino e partigiano » –
« Qui vit vraiment ne peut pas ne pas être citoyen et
partisan ».
Oh,
dit Lucien l’âne, je comprends bien ça ; par chez nous, ici
et maintenant, toutes ces histoires de guerre et de luttes des
partisans (dans nos régions, on parle plus volontiers des
résistants) paraissent lointaines. C’est assez mystérieux vu
d’ici ou dans le meilleur des cas, cela paraît ancien, mais pour
l’Italie, c’est très contemporain.
Et
donc, reprend Marco Valdo M.I., voici cette présentation annoncée :
« Car
Les Moulins à Vent sont une source d’énergie propre et
que
cette énergie ne peut être créée que si le
vent recommence à siffler.
Pour
que les moulins à vent puissent pour une fois embrasser Don
Quichotte.
Le
Chevalier de la Manche est celui qui a quitté une vie pour
poursuivre un idéal.
Les
moulins à vent sont là, immobiles et éternels pour dénoncer le
détachement d’un réel d’un idéal… et c’est précisément
ce que nous voulons dénoncer, que le réel s’est détaché de
l’idéal.
Un
détachement lent et impalpable, souterrain.
Un
détachement justifié par de nouveaux faux idéaux ou déguisé par
la résignation du « On ne peut pas faire autrement ».
Un
idéal auquel beaucoup de nos ascendants ont donné leur vie.
Un
idéal qui a crû à partir de l’horreur du premier assassinat (à
partir de Caïn, des tueries sans fin justifiées par des actions
contingentes).
Puis,
jour après jour, cet idéal s’est enfoncé… dans l’INDIFFÉRENCE
générale.
Les
Moulins sont alors là, immobiles et éternels pour proclamer qu’avec
Don Quichotte (l’anti-héros et pour cela l’homme éternel)
l’idéal peut exister, doit exister ! Il suffit d’y croire.
Nous avons alors choisi d’être des moulins pour être mus par le
vent.
Nous
avons donc choisi d’être des moulins pour être des gens qui ne
sont pas INDIFFÉRENTS mais qui dénoncent.
Des
moulins pour dénoncer l’indifférence
Des
moulins pour faire ressortir les grandes présences, souvent
oubliées. Les Quichotte de notre histoire.
Bien
sûr, les « Moulins
à Vent »
ne pourront pas changer le monde, mais c’est peut-être en
partageant avec d’autres, que vous pourrez générer ce battement
d’ailes de papillon qui, tôt ou tard, deviendront vent et tempête.
Voilà
pourquoi Les Moulins à Vent. »
Oh
eh bien,
voilà
des gens selon notre cœur,
enchaîne
Lucien l’âne.
D’ailleurs, si je me souviens bien, tu avais toi aussi évoqué
la
figure emblématique d’Alonso
Quichano
dans Don
Quichotte sauve l’Europe et tu as pris le temps de remémorer
L’Homme
de la Mancha, qui n’est autre que le Don Quichotte de Brel, et
de mettre en langue française quelques chansons parmi toutes celles
que les poètes et les chanteurs lui ont consacrées, comme par
exemple, le Don
Chisciotte des Modena City Ramblers, ou le Don
Chisciotte de Gianni Rodari ou le
Don
Kişot de Nâzim Hikmet.
Oui,
j’avais mis Don Quichotte face à ce qui menace notre quotidien, à
savoir la perpétuation de cette Europe envieuse et avide de
richesses, cette Europe prétentieuse et folle, engluée dans la
Guerre de Cent Mille Ans que les riches font aux pauvres.
Arrête
là, dit Lucien l’âne, car il faut maintenant évoquer Piero
Calamandrei, qui
est également
une figure légendaire et par certains côtés proches de Don
Quichotte, notamment dans
ses
combats pour une République véritablement démocratique et laïque
– c’est-à-dire
débarrassée des cléricaux et de la soumission à l’Église
catholique et au Vatican.
Je
pense
me
souvenir que
c’est d’un de ses récits que tu avais tiré une chanson, il y a
déjà une dizaine d’années : « L’Insurrection
de Florence ».
En
effet, Lucien l’âne mon ami, mais il me faut faire une sorte
d’aveu. Comme bien des gens hors d’Italie, pendant très
longtemps j’ai ignoré jusqu’à l’existence de Piero
Calamandrei et bien évidemment, de conséquence, de tout ce qu’il
avait pu faire ou dire. Il est apparu un moment au hasard de mon
existence, comme des années avant, j’avais également découvert
Carlo Levi. Pour beaucoup de gens d’en dehors de la péninsule,
l’Italie est un pays exotique, où on va en vacances et voir de
vieilles ruines, manger et boire et pour le reste, ce qu’on en
connaît se limite à ses traits les plus caricaturaux, au
bling-bling, au superficiel. S’agissant de Piero Calamandrei, je me
suis rattrapé ; depuis e temps lointain, je me suis intéressé
à sa revue Il Ponte, à Non Mollare – revue clandestine publiée
sous le fascisme, j’ai appris que c’était un grand juriste et un
des auteurs de la Constitution italienne, qu’il fut à la
Libération le premier recteur de l’Université de Florence, que
c’était aussi, un écrivain – j’ai d’ailleurs traduit son
« Uomini e città della Resistenza », dans lequel figure
ce discours de Milan, sous le titre « Passato e avvenire della
Resistenza ». J’en ai retenu ceci que je te retranscris ici :
« Se
nel campo morale la Resistenza significò rivendicazione della ugual
dignità umana di tutti gli uoini e rifiuto di tutte le tirannieche
tendono a trasformare l’uomo in cosa, nel campo politico la
Resistenza significò volontà di creareuna società retta sulla
volontaria collaborazione degli uomini liberi e uguali, sul senso di
autoresponsabilità e di autodisciplina che necesseriamente si
stabiisce quando tutti gli uomini si sentono ugualmente artefici et
partecipi del destino comune, e non divisi tra padroni e servi. »
Je
le mets dans une version française comme qui dirait actualisée ;
le texte de Calamandrei parlait de la Résistance comme d’un
phénomène passé ; je l’ai mis au présent :
« Si,
sur le plan moral, la Résistance signifie revendication de l’égale
dignité humaine de tous les hommes et le rejet de tous les tyrans
qui tendent à transformer l’homme en chose, sur le plan politique,
la Résistance signifie une volonté de créer une société basée
sur la collaboration volontaire d’hommes libres et égaux, sur le
sens d’autoresponsabilité et d’autodiscipline qui nécessairement
s’établit lorsque tous les hommes se sentent également auteurs et
parties dans la destinée commune, et non divisés entre maîtres et
esclaves. »
Bref,
un grand personnage, mais aussi bien, il me faut en rester là, car
tout simplement, il n’est pas possible ici d’en faire l’apologie
plus longuement. Ce serait toute une histoire.
En
effet, conclut Lucien l’âne, il me paraît que ce n’est pas le
lieu de grandes études, mais il est quand même bon de rappeler
certaines choses et de remémorer certaines gens.
Évidemment,
Lucien l’âne mon ami, d’autant que comme on l’a vu cette année
encore, les démons que dénonçait inlassablement Calamandrei et qui
ont tant détruit l’Italie – pas seulement physiquement, ce qui
est un moindre mal, mais qui l’ont empoisonnée moralement, qui lui
ont ravagé la conscience, ont refait surface et on a entendu le
panégyrique de la bête immonde jusque dans les rangs du
gouvernement, mais pas seulement – elle rugit dans les stades, elle
rode à nouveau dans les rues. Calamandrei avait raison d’insister
auprès de ses compatriotes et de faire circuler le mot d’ordre :
« Ora e sempre : Resistenza ! » et qu’on ne
vienne pas nous dire de nous taire, de nous insinuer que nous vivons
à l’étranger, car nous vivons dans le même monde, sur la même
Terre. Selon Térence, c’est un esclave qui avait prononcé cette
autre antienne, qui corrobore ce point de vue d’humanité :
« Homo sum: humani nihil a me alienum puto. » (Je suis
homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger.)
Oui,
Marco Valdo M.I., quoique âne, je ne peux qu’approuver pareille
sentence. Quant à nous, tissons le linceul de ce vieux monde encore
et toujours gangrené, malade de cette peste et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
« Dans
ces célébrations que nous faisons de la Résistance, de faits et de
figures de l’époque, nous nous donnons l’illusion d’être ici,
des vivants, qui célébrons les morts. Et nous ne nous apercevons
pas que ce sont eux, les morts, qui nous convoquent ici, comme devant
un tribunal invisible, pour rendre compte de ce que nous avons
peut-être fait pendant ces dix années pour ne pas être indignes
d’eux, nous les vivants. (...) Nous sentons, presque avec
l’immédiateté d’une perception physique, que ces morts en sont
venus à faire partie de notre vie, comme si en mourant ils avaient
enrichi notre esprit d’une présence silencieuse et vigilante, avec
laquelle à chaque instant, dans le secret de notre conscience, nous
devons retourner faire les comptes. Quand nous pensons à eux pour
les juger, nous nous apercevons que ce sont eux qui nous jugent ;
c’est notre vie, qui peut donner un sens et une raison apaisante et
réconfortante à leur mort ; et il dépend de nous de les faire
vivre ou mourir pour toujours. »
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