Les
Rameaux
de Cerisier
Lettre
de prison 40
19
juillet 1935
Dialogue
Maïeutique
Avec
cette quarantième lettre, comme il en a en tout, ainsi que je l’ai
signalé dès le début, dit Marco Valdo M.I., on approche du
dénouement. Évidemment, le prisonnier politique Levi sait déjà
qu’il va être confiné – mais pas demande-t-il, dans une Colonie
(Érythrée, Libye, Somalie) ; pour le principe, en quelque
sorte, il va introduire un dernier recours – sans trop d’espoir
d’échapper à la condamnation.
Pour
le principe, ça veut tout dire, dit Lucien l’âne. Enfin, ça veut
sans doute dire qu’il sait que sa condamnation sera confirmée et
sans doute également, ce dernier recours, cette ultime démarche
est-elle la cause du fait qu’on postpose son confinement ; à
moins que les Autorités n’aient pas encore trouvé le lieu
adéquat.
Va-t’en
savoir, répond Marco Valdo M.I. ; la réponse doit se trouver
dans les archives de l’époque. Et puis, il y a derrière tout ça
d’éventuelles conséquences, un retentissement international.
Comme on sait, il sera finalement envoyé de l’autre côté de
l’Italie, en Lucanie, au-delà d’Eboli. Au fait, voici ce que dit
la chanson :
« Je
ne sais toujours pas, patience !
Le
lieu de ma prochaine résidence.
Ni
quand je partirai, ni quand j’y arriverai. »
Bien,
répond Lucien l’âne, mais moi, j’aimerais comprendre cette
histoire de rameaux de cerisier dont parle le titre. Ça m’intrigue.
Là,
Lucien l’âne mon ami, je risque fort de te décevoir, car, à part
le fait que ces rameaux de cerisier sont en sa possession depuis un
mois et qu’ils sont tout racornis et tout noirs, je n’ai pas
beaucoup d’indications. Qu’il les conserve précieusement, on le
comprend : c’est un peu de nature, un peu de printemps, un peu
de compagnie externe que l’isolé se garde par-devers lui. On peut
comprendre aussi que sans doute est-ce ce qui reste d’un moment de
rupture du vide ordinaire de la prison. Ce qu’on en sait de ces
rameaux de cerisier, c’est qu’ils vont servir à agrémenter le
quotidien du prisonnier, donner un décor particulier, en quelque
manière familier, à sa cellule.
J’imagine,
dit Lucien l’âne, qu’il est peu probable qu’il y ait une autre
cellule ainsi personnalisée.
Oh,
reprend Marco Valdo M.I., à mon sens, au bout d’un temps, tout
prisonnier décore sa cellule. On ne vit pas bien entre les murs nus,
sans autre perspective que le béton, le plâtre, les barreaux et une
porte close. D’ailleurs, dans sa lettre, Carlo Levi fait clairement
le lien avec son atelier, avec sa vie d’artiste en liberté dans
ses lieux.
Je
vois, dit Lucien l’âne, et je comprends ; il est plus
agréable d’avoir un minimum de chez soi, de couleur locale. Et que
dit-il d’autre ?
Pour
le reste, reprend Marco Valdo M.I., il raconte qu’il a mis (et donc
reçu) la carte postale que sa mère a envoyée de Pompéi, dans un
de ses dessins de fruits et il se réjouit de ce que cet antique
Romain et son épouse se plaisent là. Ainsi, une fois de plus, il
rappelle son statut de peintre. La raison de cette insistance, je
l’ai déjà exposée plusieurs fois, mais je la redis, car elle a
son importance et que je n’avais pas mis l’accent sur la double
dimension de cette revendication. J’avais jusqu’à présent noté
qu’en se revendiquant artiste, Carlo Levi voulait éloigner le
soupçon ou l’accusation d’être un opposant politique actif –
en somme, un résistant clandestin et de la sorte, écarter toute
condamnation ou lui ôter toute raison. À présent, il me paraît
qu’on ne peut passer à côté de son affirmation comme peintre et
comme peintre d’envergure internationale et qu’elle était dite
pas seulement pour impressionner les juges. J’en veux pour preuve
ce qui est dit ici :
« Comme
peintre, j’existe
À la
Biennale de Venise.
À
l’exposition italo-française
De
Londres, mon art
Voisine
Dunoyer de Segonzac et Bonnard. »
Je
pense comme toi, Marco Valdo M.I., que Carlo Levi ne se satisfaisait
pas d’être un prisonnier sans histoire, sa vie ne s’arrêtait
pas parce que ces « messieurs » l’avaient arrêté. Il
n’acceptait pas plus de s’écraser devant les cerbères de la
dictature, de se taire face à l’inculture que le régime imposait
à l’Italie.
Tu as
raison, répond Marco Valdo M.I., il y a là un combat pour
sauvegarder la culture et l’intelligence comme antidotes à la
barbarie.
Et,
conclut Lucien l’âne, il ne serait pas inutile d’y revenir à
présent où le pays de Carlo Levi semble s’enfoncer dans les mêmes
marécages où il s’enlisa pendant vingt années de restriction
mentale et d’indignité. Enfin, tissons le linceul e ce vieux monde
ignare, inculte, indigne, insensé et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M .I. et Lucien Lane
Reçu
vos cartes aujourd’hui,
Celle
de Pompéi me va bien,
Je
l’ai mise dans un dessin
Au
milieu des fruits.
L’ensemble
est assez réussi.
Depuis
un mois, j’ai gardé
Deux
rameaux de cerisier,
Tout
secs, tout recroquevillés
Comme
les citrons de mon atelier
Qu’on
croirait embaumés.
Je
ne sais pourquoi ces choses
Qui
durent et s’éternisent
Me
plaisent,
Le
Romain et son épouse
S’entendent
avec les cerises.
Comme
peintre, j’existe
À
la Biennale de Venise.
À
l’exposition italo-française
De
Londres, mon art
Voisine
Dunoyer de Segonzac et Bonnard.
On
parle dans le journal
D’une
de mes couvertures.
C’est
un essai critique pictural,
C’est
la traduction en peinture
De
mon livre futur.
Je
ne sais toujours pas, patience !
Le
lieu de ma prochaine résidence.
Ni
quand je partirai, ni quand j’y arriverai.
En
attendant, je vais contester
En
dernier recours, le délibéré.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire