lundi 12 août 2019

Les Rameaux de Cerisier



Les Rameaux de Cerisier


Lettre de prison 40
19 juillet 1935






Dialogue Maïeutique

Avec cette quarantième lettre, comme il en a en tout, ainsi que je l’ai signalé dès le début, dit Marco Valdo M.I., on approche du dénouement. Évidemment, le prisonnier politique Levi sait déjà qu’il va être confiné – mais pas demande-t-il, dans une Colonie (Érythrée, Libye, Somalie) ; pour le principe, en quelque sorte, il va introduire un dernier recours – sans trop d’espoir d’échapper à la condamnation.

Pour le principe, ça veut tout dire, dit Lucien l’âne. Enfin, ça veut sans doute dire qu’il sait que sa condamnation sera confirmée et sans doute également, ce dernier recours, cette ultime démarche est-elle la cause du fait qu’on postpose son confinement ; à moins que les Autorités n’aient pas encore trouvé le lieu adéquat.


Va-t’en savoir, répond Marco Valdo M.I. ; la réponse doit se trouver dans les archives de l’époque. Et puis, il y a derrière tout ça d’éventuelles conséquences, un retentissement international. Comme on sait, il sera finalement envoyé de l’autre côté de l’Italie, en Lucanie, au-delà d’Eboli. Au fait, voici ce que dit la chanson :

« Je ne sais toujours pas, patience !
Le lieu de ma prochaine résidence.
Ni quand je partirai, ni quand j’y arriverai. »

Bien, répond Lucien l’âne, mais moi, j’aimerais comprendre cette histoire de rameaux de cerisier dont parle le titre. Ça m’intrigue.

Là, Lucien l’âne mon ami, je risque fort de te décevoir, car, à part le fait que ces rameaux de cerisier sont en sa possession depuis un mois et qu’ils sont tout racornis et tout noirs, je n’ai pas beaucoup d’indications. Qu’il les conserve précieusement, on le comprend : c’est un peu de nature, un peu de printemps, un peu de compagnie externe que l’isolé se garde par-devers lui. On peut comprendre aussi que sans doute est-ce ce qui reste d’un moment de rupture du vide ordinaire de la prison. Ce qu’on en sait de ces rameaux de cerisier, c’est qu’ils vont servir à agrémenter le quotidien du prisonnier, donner un décor particulier, en quelque manière familier, à sa cellule.

J’imagine, dit Lucien l’âne, qu’il est peu probable qu’il y ait une autre cellule ainsi personnalisée.

Oh, reprend Marco Valdo M.I., à mon sens, au bout d’un temps, tout prisonnier décore sa cellule. On ne vit pas bien entre les murs nus, sans autre perspective que le béton, le plâtre, les barreaux et une porte close. D’ailleurs, dans sa lettre, Carlo Levi fait clairement le lien avec son atelier, avec sa vie d’artiste en liberté dans ses lieux.

Je vois, dit Lucien l’âne, et je comprends ; il est plus agréable d’avoir un minimum de chez soi, de couleur locale. Et que dit-il d’autre ?

Pour le reste, reprend Marco Valdo M.I., il raconte qu’il a mis (et donc reçu) la carte postale que sa mère a envoyée de Pompéi, dans un de ses dessins de fruits et il se réjouit de ce que cet antique Romain et son épouse se plaisent là. Ainsi, une fois de plus, il rappelle son statut de peintre. La raison de cette insistance, je l’ai déjà exposée plusieurs fois, mais je la redis, car elle a son importance et que je n’avais pas mis l’accent sur la double dimension de cette revendication. J’avais jusqu’à présent noté qu’en se revendiquant artiste, Carlo Levi voulait éloigner le soupçon ou l’accusation d’être un opposant politique actif – en somme, un résistant clandestin et de la sorte, écarter toute condamnation ou lui ôter toute raison. À présent, il me paraît qu’on ne peut passer à côté de son affirmation comme peintre et comme peintre d’envergure internationale et qu’elle était dite pas seulement pour impressionner les juges. J’en veux pour preuve ce qui est dit ici :

« Comme peintre, j’existe
À la Biennale de Venise.
À l’exposition italo-française
De Londres, mon art
Voisine Dunoyer de Segonzac et Bonnard. »

Je pense comme toi, Marco Valdo M.I., que Carlo Levi ne se satisfaisait pas d’être un prisonnier sans histoire, sa vie ne s’arrêtait pas parce que ces « messieurs » l’avaient arrêté. Il n’acceptait pas plus de s’écraser devant les cerbères de la dictature, de se taire face à l’inculture que le régime imposait à l’Italie.

Tu as raison, répond Marco Valdo M.I., il y a là un combat pour sauvegarder la culture et l’intelligence comme antidotes à la barbarie.

Et, conclut Lucien l’âne, il ne serait pas inutile d’y revenir à présent où le pays de Carlo Levi semble s’enfoncer dans les mêmes marécages où il s’enlisa pendant vingt années de restriction mentale et d’indignité. Enfin, tissons le linceul e ce vieux monde ignare, inculte, indigne, insensé et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M .I. et Lucien Lane



Reçu vos cartes aujourd’hui,
Celle de Pompéi me va bien,
Je l’ai mise dans un dessin
Au milieu des fruits.
L’ensemble est assez réussi.

Depuis un mois, j’ai gardé
Deux rameaux de cerisier,
Tout secs, tout recroquevillés
Comme les citrons de mon atelier
Qu’on croirait embaumés.

Je ne sais pourquoi ces choses
Qui durent et s’éternisent
Me plaisent,
Le Romain et son épouse
S’entendent avec les cerises.

Comme peintre, j’existe
À la Biennale de Venise.
À l’exposition italo-française
De Londres, mon art
Voisine Dunoyer de Segonzac et Bonnard.

On parle dans le journal
D’une de mes couvertures.
C’est un essai critique pictural,
C’est la traduction en peinture
De mon livre futur.

Je ne sais toujours pas, patience !
Le lieu de ma prochaine résidence.
Ni quand je partirai, ni quand j’y arriverai.
En attendant, je vais contester
En dernier recours, le délibéré.

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