Le
Procès-verbal
Lettre
de prison 24
31
mai 1935
Carlo Levi 1935 |
Dialogue
Maïeutique
La
chanson, Lucien l’âne mon ami, s’intitule « Le Procès
Verbal ». Et il me vient à l’esprit soudain cette question :
« Combien y a-t-il de procès-verbaux dans le monde chaque
heure, chaque jour, chaque année et ainsi de suite et dans toutes
les autres ? ». J’en ai la tête qui chavire et plus
encore quand je pense qu’ils sont tous conservés dans des
archives.
Ah,
les archives, Marco Valdo M.I. mon ami, j’en ai le tournis. Si on
les empile à un endroit, elles doivent être plus grandes que
l’Himalaya et dire que certains craignent les inondations ou les
mouvements tectoniques qui engendrent les montagnes et les
plissements de terrain. Mais les archives seront bien plus rapides,
car nourries par les procès verbaux, copieusement, elles vont
bientôt nous submerger, tous. C’est le délire de l’humanité de
vouloir tout conserver et tout pérenniser les monuments, les
papiers ; tout éterniser à commencer par elle-même.
Les
archives, copieusement nourries pas les procès-verbaux, sans doute
aucun, vont nous écraser, Lucien l’âne mon ami ; à moins
que ce ne soient les automobiles ou les objets qui l’emportent dans
cette course à l’ensevelissement. Donc, la chanson de prison
s’intitule : « Le Procès-verbal » ; il
s’agit du célèbre PV d’interrogatoire du Sieur Levi par la
police politique, autrement dit les agents, les inspecteurs, les
commissaires ou que sais-je encore, de la trop célèbre OVRA,
descendante directe de l’Okhrana, police secrète et politique de
l’Empire russe, dont la Tcheka, le Guepeou (GPU), le NKVD, le KGB,
le FSB sont les clones successeurs, mais ce n’est aps pour autant
une spécificité russe, encore moins une exclusivité, et on avait
le temps, on pourrait en faire la recension tout au travers de
l’Histoire et partout dans le monde contemporain.
D’accord,
Marco Valdo M.I. mon ami, cependant, ce n’est pas le moment ;
parle-moi plutôt de la chanson elle-même.
Elle
commence, dit Marco Valdo M.I., par des considérations sur la
peinture et cet insistant espoir de libération qui est à la fois,
réel et en grande partie aussi, une pose du prisonnier Levi pour
dérouter ses censeurs. On y trouve aussi toujours et encore ces
réfutations des accusations qui sont portées à son encontre :
« Un
homme politique dangereux, moi ?
Où
ont-ils été chercher ça ? »
Et
cette pointe, cette pique, terriblement aiguë, pour le censeur qui
sait lire :
Pour
le reste, lire leurs archives
Quand
ils auront disparu. »
Quand
ils auront disparu… Il parle des fascistes, il annonce la fin. En
clair, le régime est de toute façon condamné à disparaître. Dans
un univers et parmi des gens aussi soumis à leurs émotions, aussi
superstitieux, cela revient à jeter un sort. En clair aussi, Carlo
Levi est parfaitement conscient que les PV gardent traces de ces
« entretiens » et de ce qui y est dit. Ce sont des
révélateurs détonants dans le futur et de cette manière, celui
qui collabore, celui qui trahit est dès ce moment pris dans le filet
de la trahison et se voit obligé de continuer. C’est un mécanisme
de chantage dynamique. Pour le reste, voir le texte de la canzone qui
dit encore beaucoup de choses.
Je
sais, dit Lucien l’âne, c’est ainsi avec les textes poétiques ;
ils racontent toujours mille choses en quelques mots qu’on arrive à
leur faire dire seulement en les laissant se déployer, un peu comme
le parfum d’une rose dont on ne perçoit l’amplitude, la
profondeur que si on prend la peine de lui tenir compagnie. Enfin,
concluons et tissons le linceul de ce vieux monde terne, procédurier,
fouineur et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Un
critique d’art du futur
Dans
un siècle, scientifiquement,
Étudiera
ma peinture.
Il
lui faudra bien sûr
Tenir
compte des événements.
L’autre
fois, j’ai peint des fleurs
On
change avec les ans
Et
la peinture suit le mouvement.
Tout
coule et rien ne demeure.
Que
peindrai-je cette fois en sortant ?
Comment
savoir ?
Le
monde est dans un brouillard.
Je
ne sais plus rien.
J’attends
avec espoir
Qu’on
me libère demain.
Procès-verbal
de mon interrogatoire.
Dans
le bureau de la police politique,
À
Turin, a comparu…
Pour
le reste, lire leurs archives
Quand
ils auront disparu.
Un
homme politique dangereux, moi ?
Où
ont-ils été chercher ça ?
D’elle-même,
la vérité s’imposera
Et
le jour-même, on me relâchera.
Ah,
je voudrais y être déjà !
Il
n’y aura pas de bonne surprise.
Tout
est décidé là-bas.
Mais
à ma sortie, on dansera
Ensemble,
ces danses assises.
Quelle
belle fête, on se fera!
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