Retour
en Cellule
Lettre
de prison 18
18
mai 1935 (16/V/34)
Dialogue
Maïeutique
Mettons
immédiatement au clair, Lucien l’âne mon ami, ce titre étrange
de « Retour en Cellule ». En fait de mystère,
l’étrangeté se dissout quand on regarde de plus près la date
équivoque de cette lettre de prison et qu’on remarque tut d’un
coup qu’une année a soudain disparu. Elle s’est perdue en ville,
à Turin, dans le studio du peintre Levi, Piazza Vittorio Veneto, au
cinquième étage. C’est là qu’on est revenu chercher le Dr.
Levi pour le ramener aux Nuove, à peu près un an jour pour jour
après sa précédente libération. Le peintre avait passé ce temps
à travailler à ses toiles, à faire des portraits, là dans une
grande salle qui avait été à la fin du siècle précédent
l’atelier du peintre Lorenzo Delleani. C’était une autre
génération, c’était un autre temps, c’était une autre
peinture. Et ce retour en cellule, c’est une autre année, une
nouvelle incarcération.
Oh,
Marco Valdo M.I. mon ami, tu ne m’avais rien dit quand Carlo Levi
avait été libéré.
Certes,
Lucien l’âne mon ami, mais j’aurais bien eu du mal à le faire.
La précédente série de lettres s’arrêtait sans autre
explication – et pour cause, au début mai 1934. Et comme on peut
le voir, le prisonnier Levi semble reprendre un continuum d’existence
carcérale à peine interrompu. Il date d’ailleurs lapidairement
son premier courrier du 16.V.34, par inadvertance. C’est le cachet
de la censure et celui de la poste qui permettent de rectifier ce
lapsus litterae. Évidemment, toue cette impression tient au fait
qu’on ne retient ici que les lettres de prison. Cependant, ce
recommencement ne saurait désarçonner un prisonnier si expérimenté.
En quelque sorte, on doit supposer – et pour ce que j’en sais par
ailleurs, ce fut vraiment le cas – que le Dr. Levi s’attendait à
être à nouveau arrêté du fait notamment que la résistance au
fascisme était fort surveillée et infiltrée par des mouchards,
choses inévitables dans un régime policier. En l’occurrence la
branche turinoise de G & L (Giustizia e Libertà) fort active,
était espionnée – depuis plus de dix ans, notamment par le faux
opposant, mais vrai délateur, Dino Segre, alias Pitigrilli. On a
retrouvé sa trace dans les dossiers de la police politique du
régime : « Segre
Dino (SOS, Pitigrilli, Piti, Pindaro, Pilli, Pericle), fu David e di
Lucia Ellena, nato a Torino il 5 maggio 1893, domiciliato a Torino in
via Peschiera 28, scrittore pubblicista ». Carlo
Levi fera publier le 15 septembre 1945 par les éditions d’Italia
Libera les rapports que Pitigrilli avait envoyés aux services de
police fascistes. Le-dit Pitigrilli dut fuir en Argentine et ne
revint en Europe,
vivant à Paris et rentrant parfois en Italie, à
la chute de Peron pour finir ses jours converti au catholicisme et
fervent admirateur de Padre Pio. Cependant, concernant le rôle exact
de Carlo Levi
dans la résistance, l’espion n’a jamais pu véritablement
l’identifier. À propos de Pitigrilli, la notice Wikipedia en
français –
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pitigrilli,
curieusement nettement plus fournie que celle en italien, écrit :
« Ayant
réussi à s'infiltrer complètement à l’intérieur
de Giustizia e Libertà, il alla jusqu'à produire des
articles pour la publication du groupe, en les signant d'un faux nom,
non sans en avoir prudemment avisé au préalable ses patrons à
Rome. Chargé en outre de la surveillance des antifascistes juifs, il
rencontra souvent, à Turin, Alberto Levi et Vittorio Foa. À partir
de la mi-1934, Pitigrilli s’attacha
à découvrir le cerveau derrière l’antifascisme
turinois, et crut d’abord
que ce devait être Luigi
Einaudi ;
lorsqu’il
se trouva en présence du vrai chef des antifascistes turinois, le
peintre et écrivain Carlo
Levi, il fut
cependant incapable de le reconnaître comme tel, même s’il
eut l’intuition
que derrière ce personnage se tenait « un monde silencieux et
vigilant ». L’agent
numéro 343 de l'OVRA décrivit le comité de rédaction de La
Cultura comme « une aiguille aimantée
sur laquelle se ramasse toute la limaille de fer de l’antifascisme
turinois ».
Merci,
Marco Valdo M.I., me voilà renseigné quant au « Retour en
Cellule ». Cette
histoire de notice Wikipedia tronquée en italien me fait penser que
certains voudraient là-bas protéger ce protégé de Padre Pio ou
empêcher de faire connaître ses méfaits ? Juste une
suggestion : un de nos amis italiens des CCG ne pourrait-il pas
traduire cette notice française en italien de façon à faire
paraître en Italie ce qu’était vraiment ce « monsieur » ?
Maintenant, qu’en
est-il de la canzone elle-même, quel est son ton, quel est son
thème ? Et
puis, faire connaître le court-métrage italien L'intellettuale
e la spia. Il caso Pitigrilli
(https://www.youtube.com/watch?v=3YaSW0A5Yso).
Avec
« Retour en Cellule », dit Marco Valdo M.I., on reprend
où le temps de la prison s’était suspendu. Comme on le verra, les
choses ont peu changé. Carlo Levi ne sait toujours pas beaucoup plus
des raisons de son incarcération. Pour le reste, il retrouve les
mêmes habitudes, les mêmes nuages dans le ciel, les mêmes bruits,
les mêmes gardiens, les mêmes heures à attendre le repas. La seule
grande nouveauté, c’est qu’il a changé de cellule et de côté
de la prison, ce qui fait qu’au lieu d’être éveillé par le
soleil qui entre dans sa cellule, il doit attendre l’heure de son
coucher. Et comme il le dit, à cela, il n’y a rien à faire.
De
fait, dit Lucien l’âne, le soleil se lève à l’Orient et se
couche à l’Occident ; mais au lieu de clairs matins, il a de
belles soirées. Il ne nous reste plus qu’à tisser le linceul de
ce vieux monde répétitif, monotone, répressif, surveillé et
cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Voici
à nouveau le soleil
Encore
incertain après les pluies
Et
le bleu du ciel
Toujours
plaisant à travers les grilles
De
mon séjour officiel.
Je
retrouve ces nuages blancs
Qui
passent et repassent
Comme
à présent le temps
Lentement
se tasse,
Égrenant
le nouveau printemps.
Revoici
les bruits vibrants
Des
avions invisibles tout là-haut ;
Revoici
les battements clinquants
Des
maillets et des marteaux
Rythmant
de mêmes instants.
Ceux
de l’autre année,
De
ces longues heures passées
À
guetter le repas de midi,
À
mesurer l’insondable après-midi
Qui
s’étire vers une autre nuit.
De
ma cellule de l’an passé,
Je
voyais l’aube venir
Se
poser sur mon oreiller.
Le
soleil entrait me tenir
Compagnie
et me réchauffer.
Cette
fois, au contraire,
Il
me faut me contenter
D’un
matin qui se désespère
Et
du soleil à son coucher.
À
cela, il n’y a rien à faire.
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