Les
petits Nuages lourds
Lettre
de prison 5
Canzone
léviane – Les petits Nuages lourds – Marco Valdo M.I. – 2018
27
mars 1934
Porte des Nuove |
Dialogue
Maïeutique
Je
vois à ton œil noir d’ébène et luisant comme un soulier vernis,
Mon ami Lucien l’âne, que ce titre t’intrigue et que tu aimerais
savoir ce qui se cache derrière ces « petits Nuages lourds ».
Je n’avais pas besoin de voir tes yeux vibrants à la lisière de
ton front pour savoir que tu ne manquerais pas de me questionner à
ce sujet comme tu l’as fait déjà des dizaines de fois.
Eh
bien oui, je te questionne Marco Valdo M.I. mon ami. Qu’est-ce que
sont ces petits nuages lourds ? D’où sortent-ils, en quelque
sorte ?
Mais
de la chanson tout simplement, pardi !, répond Marco Valdo
M.I., du dernier quintil qui se termine ainsi :
« Par-dessus
le toit, de petits nuages lourds
Annoncent
la levée du jour. »
et
comme tu manqueras pas de le remarquer, ce « par-dessus le
toit » est une allusion à un poème d’un écrivain
prisonnier dans un établissement de la ville voisine, il y a
maintenant environ 150 ans.
Oh,
je le connais ce poème et je connais ce poète emprisonné pour
avoir révolvérisé son jeune ami. Là, Marco Valdo M.I., tu ne me
prendras pas en défaut, car ces deux-là, je les avais accompagnés
un temps quand ils marchaient de conserve sur les chemins de nos
régions. Et cette allusion vise très précisément le thème de ce
poème qui est sans doute, le plus tranquille poème de prison, dont
c’est par ailleurs le titre. Il commence ainsi, si ma mémoire est
bonne :
« Le
ciel est par -dessus le toit
Si
bleu, si calme ! »
Mais
à part ça, que raconte cette chanson ?
D’abord,
Lucien l’âne mon ami, il est certain que Carlo Levi, qui a vécu à
Paris dans les années qui précèdent, qui était connu comme un
peintre de Montparnasse, n’ignorait pas l’œuvre de Paul
Verlaine. Donc, pour répondre à ton œil bruissant, cette chanson
de prison est volontairement de tonalité verlainienne. Et si tu
cherches, dans ces petits nuages lourds, tu pourras retrouver Félix
Leclerc et son petit bonheur, Pierre
Seghers et son Merde
à Vauban, qui sont nettement postérieurs
aux écrits de Carlo Levi, mais je n’ai jamais prétendu que ces
chansons qui sont miennes tireraient tous leurs mots et toutes leurs
images des textes des lettres écrites aux Nuove en 1934-35. Il
s’agit de les faire connaître et de les mettre en scène, de
recréer une ambiance. Cependant sur les éléments réels, telle la
référence à la Pâque juive et au repas de famille et
l’auto-ironie qu’elle induit avec ce « Malgré toutes les
injonctions divines » et le quintil qui suit, là on est
assurément dans les mots de Carlo Levi.
Ah
oui ?, dit Lucien l’âne et que dit-il ?
En
fait, reprend Marco Valdo M.I., il ne peut s’empêcher de remarquer
et de souligner que les arrestations et les enfermements dans la
prison de Turin visent curieusement les Juifs au point qu’il peut
ironiser :
« la
prison
Est
devenue une sorte de synagogue
Et de
nos frères, un vrai catalogue »
et
nous, avec le recul, on ne peut manquer d’y voir une mise en garde.
Vu sous cet angle, il y a aussi dans le ciel si bleu, si calme des
années 30 (et pas seulement en Italie) de petits nuages lourds qui
annoncent d’épouvantables jours.
En
voilà assez pour ces nuages si lourds, Marco Valdo M.I. mon ami ;
ils me font froid dans l’échine, car qui sait ce que les petits
d’aujourd’hui portent en eux, d’autant qu’ils ont – étant
nuages – la faculté d’ignorer les frontières terrestres. Il y a
dans cette Europe d’aujourd’hui, des relents de ces temps-là qui
ne me plaisent pas plus qu’ils ne plaisaient à Carlo Levi et à
ses amis de Justice et Liberté. Cependant, il me faut conclure.
Tissons le linceul de ce vieux monde empesté, pestilentiel,
pestiféré et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien l’âne.
Aujourd’hui,
on peut envoyer,
Par
une étrange faveur,
Deux
lettres ; c’est un petit bonheur.
Vous
écrire, c’est comme vous parler ;
Ça
réchauffe le cœur.
On
se sent plus proches,
On
dirait qu’on vous touche,
Qu’on
voit vos yeux et votre bouche.
Dites
à papa de ne pas s’en faire
Et
de continuer tranquillement ses affaires.
Nous
ne passerons pas la Pâque ensemble ;
C’est
la troisième fois, il me semble.
On
ne s’attendrira pas à la cuisine
Devant
le rôti d’agneau ou la carpe en gélatine,
Malgré
toutes les injonctions divines.
Ici,
comme la prison
Est
devenue une sorte de synagogue
Et
de nos frères, un vrai catalogue,
Vos
rituelles invocations
Sont
des appels à la libération.
Ici,
le jour se différencie
Par
le temps qui l’éclaire.
Ça
nous rapproche de la nature :
Journées
de soleil, lumineuses et claires ;
Bruits
vagues et monotones des jours de pluie.
Quand,
à l’aube, on nous réveille,
Le
premier regard est pour le ciel
Gris,
terne, indistinct, espérant le soleil.
Par-dessus
le toit, de petits nuages lourds
Annoncent
la levée du jour.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire