PATRIE
Version
française – PATRIE – Marco Valdo M.I. – 2017
d’après
la version italienne de Riccardo Venturi (2017)
Texte,
musique
et
première
interprétation :
Alkinoos Ioannidis
Dialogue
maïeutique
Laisse-moi
te dire, Lucien l’âne mon ami, mon désarroi et combien est
difficile ce destin du « traducteur » qui – comme moi –
avance toujours dans le plus flou des brouillards. Laisse-moi te dire
que cette fois, c’est pire encore.
Marco
Valdo M.I. mon ami, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Arrête
donc de te lamenter et dis-moi plutôt ce qui te met dans un état
pareil.
Vois-tu,
Lucien l’âne mon ami, ce qui me désole, c’est que je me
retrouve dans la position du trapéziste qui est en haut du mât et
doit s’élancer sans filet. Je m’explique. Ordinairement, notre
ami Venturi, qui traduit le grec (et des tas d’autres langues) vers
l’italien, fait précéder ses traductions d’un commentaire ou
d’indications qui éclairent le contexte et grâce auxquels
j’arrive à cerner le sens général des choses. Parfois même, il
y ajoute une multitude de détails et d’explications
circonstanciées. Mais ici, rien, rien de rien. Cependant, comme tu
le devines, sinon on n’en causerait même pas, j’ai fait une
version française sans trop savoir et pour savoir.
Mais
alors, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, Marco
Valdo M.I. mon ami.
Eh
bien, Lucien l’âne mon ami, peut-être, si on veut regarder le
monde à la manière de Pangloss. Mais, même en version française,
cette chanson nécessite d’être un peu commentée. De qui, de quoi
parle-t-elle ? Que sait-on si ce n’est qu’Alkinoos Ioannidis
est un chanteur grec, d’origine chypriote
et que par ailleurs, la Grèce et Chypre ont connu toutes deux des
destins terribles. Chypre est coupée en deux. C’est sans doute
d’elle qu’il est question. Quant à la Grèce qui est aussi la
« patrie », elle subit les pressions que l’on sait et
connaît en interne (elle aussi) une guerre civile plus ou moins
larvée qui n’en finit pas. Et puis ce
périple à travers les
horreurs ? Drama, Londres, Belgrade ? De quelle patrie
est-il question quand la chanson dit : « Ce pays est un
funérarium ». Patrie, patrie, que peut bien signifier ce mot
après tous ces désastres ?
De
fait, dit Lucien l’âne, moi comme il est dit à la fin :
« Moi, je
ne sais pas où je suis,
ni où je
vais. ». Mais je te suggère, Marco Valdo M.I. de reprendre
notre tâche et de tisser à nouveau le linceul de ce vieux monde
patriote, désaxé, égaré, éperdu et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo
M.I. et Lucien Lane
Voici
le commentaire de Riccardo Venturi, retardé par un incident
technique :
Alcinoos
Ioannidis est né à Nicosie le 19 septembre 1969, à savoir peu
moins de cinq ans avant ce mois de juillet de 1974 qui vit
l’éclatement de Chypre : l’« enosis » des
groupes néofascistes chypriotes qui voulaient imposer l’unification
avec la Grèce, le coup d’État contre l’archevêque Makarios,
l’intervention turque qui brisa l’île en deux, la fin de la
dictature en Grèce, les bombardements, les réfugiés, les milliers
de victimes. Enfant, même si j’avais de toute façon plus du
double de l’âge d’Alcinoos, je me rappelle ces événements
comme si c’était hier ; sauf que je me souviens, enfant de
onze ans, d’un été à l’Île d’Elbe, pendant qu’Alcinoos se
rappelle le dessous une table, tandis que les bombardements ne
provenaient pas de la télévision ou de la radio, mais du
là-au-dessus dans le ciel, d’où descendaient ces beaux parachutes
avec lequel son père tentait de l’étonner, de le faire rester un
enfant d’à peine cinq ans. C’était lui dans le feu, Alcinoos
Ioannidis, avec ce nom homérique, Alcinoos, le roi des Phéaciens
qui reçoit Ulysse en son palais de Schérie. Schérie, semble-t-il,
est sur une autre île très lointaine de Chypre ; c’est la
Corfou d’aujourd’hui. Alcinoos signifie : « esprit
puissant » – (Alcinoos le sage et père ce Nausicaa).
Ici
commence cette réflexion en musique d’Alcinoos sur la « patrie ».
La « patrie », au moins selon le sens commun, devrait
être le lieu où on est né ; il est curieux, et même beau,
que le traducteur anglais de la chanson n’emploie pas le terme
commun Fatherland, mais plutôt Motherland : « terre
mère », « matria ». Et ainsi Alcinoos enfant, sous
une table et sous les bombardements, apprend vite la guerre. Il
apprend la « nation » et la « race », il
apprend la trahison de gens qui en outre, faisaient les
« patriotes ». Il apprend en voyant sa mère menacée
avec une arme pointée dans sa bouche. Il apprend l’histoire de sa
famille : un grand-père réfugié à Drama, en Thrace
macédonienne, tué par les Bulgares pendant la guerre ; l’autre
grand-père réfugié à Londres en 1940 coupé en morceaux par les
bombardements des hitlériens (« Londres noire » parce
qu’incinérée – ou sous le « black out »). Il voit,
de dessous cette table pendant les bombardements turcs sur Nicosie,
la « ville blanche » (Λευκωσία), qu’il a tenu
son nom grec même en turc (Lefkoșa), qui est restée et encore à
l’heure actuelle, l’unique ville divisée au monde.
Quarante-trois ans et plus sont passés. D’une part, il y a
l’« Europe », et de l’autre on ne sait pas trop quoi
– une république reconnue seulement par la Turquie, un
« non-État », produit du fascisme, produit de la guerre,
un parfait produit des « patries ».
En
1989, Alcinoos Ioannidis, se transfère en Grèce pour étudier le
théâtre. Au cours des vingt premières années passées dans sa
patrie dont il ne sait pas trop bien ce qu’elle est, on raconte à
présent qu’il avait désiré apprendre à jouer de la batterie,
mais qu’il s’était tourné vers la guitare, car à Chypre, il
n’y avait même pas un batteur qui lui aurait pu lui apprendre. À
ce point, il convient de faire une brève digression à propos de ce
que pourrait vouloir dire être un Chypriote en Grèce ; c’est
la même « patrie », et comment sera effectivement perçue
cette chose ? Alcinoos, qui n’entend pas être soi-même sa
patrie, qu’a-t-il ressenti ? La « patrie », que
serait-elle ? Une même « langue » ? Et
qu’est-ce qui l’aurait amené sous cette table et sous les
bombardements, sa « patrie » et les « patriotes »
qui parlent la même langue ? La guerre, la trahison, le
déracinement. Il s’agit de questions trop complexes pour
continuer. Alcinoos se retrouve dans la Grèce « optimiste »
qui expérimente une espèce de semblant de « boom économique »
à la fin des années ’80 et au début des années ’90. On
commence même à parler d’Olympiades : celles de 1996, les
Olympiades du centenaire de celles d’Athènes de 1896, sont
réclamées à cor et à cri et semble que tout aille dans cette
direction ; mais c’était compter sans Coca-Cola ; et les
Olympiades du centenaire finirent à Atlanta, en Géorgie. Athènes
devra attendre 2004 pour obtenir son « entrée dans le
consensus », et c’est le début de la fin.
Entretemps,
tout
près,
en Yougoslavie, tout prend feu. Encore une fois, les « patries »
se mettent à l’œuvre,
et lorsqu’elles
le
font, d’habitude, on meurt. On
bombarde.
On
se
divise. Il y a quelque chose de Nicosie
et de Chypre dans tout ça,
quelque chose déjà précisément vécu sous cette table, d’enfant.
Il y a les mains et les bras jetés à
terre ou aux
ordures,
et vient à l’esprit
le marché de Sarajevo. Il y a les bombes américaines sur Belgrade
en ’99. Il y a les parents qui s’enfuient avec les enfants
sur leurs
épaules et il y a les « touristes de la guerre », qui
font
du
reportage, qui donnent un sens exact à la société du spectacle. Et
commence, lentement, à prendre
forme
cette chanson civile et terrifiante. Manquent
seulement les Olympiades de l’hémorragie, le système parfait avec
lequel la Grèce se retrouve en ruine grâce
à une série interminable de fictions, de « patriotisme »,
d’Europe et de la
stupidité
du pouvoir. La Grèce avec ses « grandes idées »,
μεγάλες ιδέες, qui
lui ont
apporté
la ruine de 1922, le
détachement
de l’Asie mineure,
la guerre civile, Makronissos
, les Colonels, la gueule
de bois
des Olympiades et, à un certain point, la crise totale, dans chaque
méandre de la société, dans chaque ride,
dans chaque route, dans chaque conscience. C’est
là,
dans cette Grèce, que la chanson se
forme
en 2009, un
an après l’assassinat du
jeune de quinze ans Alexis Grigoropoulos par
un
policier fasciste. Dans
la
Grèce (« patrie » ?) des drogues et du ballon,
prince endormeur
des
consciences et lui-même, en définitive, une
« drogue
synthétique ». En Grèce des
« ultras
d’équipe », des supporters opposés dans les stades et dans
la vie (et les bandes
de supporters
ne
sont-elles
pas
elles-mêmes
des
« patries » ?).
En
Grèce
d’une
ville enlaidie et bouleversée « qui
vit dans le besoin ».
En Grèce au
peuple
détruit, et qui
a fait
beaucoup
pour s’autodétruire. En Grèce, des sbires « d’Aube
Dorée »
qui
tirent des
lacrymogènes
sur
les
pompiers pour que tout continue à brûler, pendant que la TV cadre
autre chose
et, d’autre part, parfois ils arrêtent
ce qui passe
à la TV publique.
Tout se confond, mais la « patrie » se
dévoile
définitivement aux yeux de quelqu’un qui n’ont pas renoncé à
voir et à se comprendre.
Un
petit homme avec une guitare à la main, qui ne sait pas bien où il
est né, ni où il va. Un Grec et un étranger en même temps.
Quelqu’un qui voit mettre tout sur le dos des « étrangers »,
parce que la faute est toujours la leur. Quelqu’un qui a vécu le
déracinement, et qui le revoit clairement dans celui qui, comme un
clairon, fait appel aux « racines » et à l’Histoire ;
et il faut prêter beaucoup attention à celui qui invoque toujours
l’Histoire, parce qu’usuellement, il s’agit d’une Histoire
exclusivement utilitaire et consommable, une Histoire qui devient une
« drogue synthétique ». Nous en voyons précisément les
effets, en Grèce et dans toute l’Europe. Même Dionysios Solomòs,
le « poète national », le chantre de la liberté des
Ellades, l’auteur de l’hymne national grec (qui s’appelle
« Hymne à la Liberté », ’Υμνος εις την
Ελευθερίαν), est là à cœur ouvert mais habillé Armani.
L’extériorité a réclamé son prix, et comme toujours elle
s’habille de Patrie. C’est alors que le petit guitariste,
Alcinoos Ioannidis de Chypre, énonce ce que lui fait peur, et c’est
une peur mûre, une peur qui s’est coagulée au travers de toute
une vie. Et je voudrais l’éloigner, cette peur d’Alcinoos, parce
qu’elle est aussi la mienne. Je voudrais détacher ces quelques
vers de cette chanson que je m’obstine à définir importante. Je
voudrais les détacher parce qu’ils sont une photographie, exacte,
impitoyable, sans appel ; quelque chose à retenir en soi. Nous
disions, il y a un temps, « Notre patrie est le monde
entier » ; nous nous retrouvons avec la Peur comme
« patrie ». Et je termine ici. [R.V.]
Ainsi
le monde bout comme
une bouilloire qui bout,
Comme le sang qui goutte, comme une sueur trouble.
De temps en temps nous rions, parfois nous nous amusons
Et avec notre rire, le temps semble s’adoucir.
Mais quand, la nuit, je regarde les nouvelles
Je sais qu’elles n’ont rien de neuf à me dire.
J’y étais moi dans le feu, et je suis le feu,
J’ai vu ma fin les yeux ouverts.
Comme le sang qui goutte, comme une sueur trouble.
De temps en temps nous rions, parfois nous nous amusons
Et avec notre rire, le temps semble s’adoucir.
Mais quand, la nuit, je regarde les nouvelles
Je sais qu’elles n’ont rien de neuf à me dire.
J’y étais moi dans le feu, et je suis le feu,
J’ai vu ma fin les yeux ouverts.
J’ai
vu la guerre en face,
ma nation et ma
race
Trahies de l’intérieur par les plus patriotes,
Qui tenaient ma mère avec une arme en bouche,
Et leurs enfants maintenant paradent au Parlement.
Je me souviens comme si c’était maintenant. Dessous une table,
Avec en main, un bol de raisin pendant qu’ils bombardaient,
J’ai vu des milliers de parachutes comme des taches dans le ciel,
Et mon père me disait de ne pas avoir peur.
« Regarde comme ils sont beaux quand ils descendent,
Comme ils sont beaux quand ils descendent… »
Trahies de l’intérieur par les plus patriotes,
Qui tenaient ma mère avec une arme en bouche,
Et leurs enfants maintenant paradent au Parlement.
Je me souviens comme si c’était maintenant. Dessous une table,
Avec en main, un bol de raisin pendant qu’ils bombardaient,
J’ai vu des milliers de parachutes comme des taches dans le ciel,
Et mon père me disait de ne pas avoir peur.
« Regarde comme ils sont beaux quand ils descendent,
Comme ils sont beaux quand ils descendent… »
J’ai
vu des parents orphelins, mon grand-père de Smirne,
Réfugié à Drama, frappé par une balle bulgare,
Et l’autre, réfugié chypriote à Londres, alors noir,
À 27 ans fut coupé en deux par des nazis.
J’ai vu Nicosie divisée, la Serbie en ruine,
Un fantôme à Belgrade dans un hôtel vide,
Et moi dormant sous les bombes américaines,
Demain, ils chanteront en liesse sur la place.
J’ai vu des morceaux de chair dans les poubelles de la ville,
J’ai vu des mains et des jambes jetées à terre.
J’en ai vu courir avec leurs enfants sur le dos,
Et moi, en touriste avec ma caméra et mon appareil photo.
Réfugié à Drama, frappé par une balle bulgare,
Et l’autre, réfugié chypriote à Londres, alors noir,
À 27 ans fut coupé en deux par des nazis.
J’ai vu Nicosie divisée, la Serbie en ruine,
Un fantôme à Belgrade dans un hôtel vide,
Et moi dormant sous les bombes américaines,
Demain, ils chanteront en liesse sur la place.
J’ai vu des morceaux de chair dans les poubelles de la ville,
J’ai vu des mains et des jambes jetées à terre.
J’en ai vu courir avec leurs enfants sur le dos,
Et moi, en touriste avec ma caméra et mon appareil photo.
Ici
dans cette ville enlaidie,
qui vit dans le besoin,
Le peuple détruit réclame des drogues et des jeux,
Et le pays est un funérarium.
Je te demande pardon de t’avoir fait grandir ici.
J’ai vu à Omonia les sbires qui riaient et
Qui lançaient des lacrymogènes sur les pompiers.
Icônes aux fenêtres, les gens brûlaient comme des chandelles
Et les télévisions tournaient leurs caméras de l’autre côté.
Et j’ai vu les déracinés passer la ligne
Pour une putain de quatre sous, pour un casino, pour des cigares.
Nos pauvres certitudes, finalement, sont confuses,
Solomòs et son coeur ouvert, habillé d’Armani
Le peuple détruit réclame des drogues et des jeux,
Et le pays est un funérarium.
Je te demande pardon de t’avoir fait grandir ici.
J’ai vu à Omonia les sbires qui riaient et
Qui lançaient des lacrymogènes sur les pompiers.
Icônes aux fenêtres, les gens brûlaient comme des chandelles
Et les télévisions tournaient leurs caméras de l’autre côté.
Et j’ai vu les déracinés passer la ligne
Pour une putain de quatre sous, pour un casino, pour des cigares.
Nos pauvres certitudes, finalement, sont confuses,
Solomòs et son coeur ouvert, habillé d’Armani
Je
ne veux pas être moi-même ma terre,
Je sais que si tout me ressemblait, la Terre ne serait jamais née.
Ni le monstre, ni l’ange ne me font peur
Et pas même la fin du monde :
C’est toi qui me fais peur.
Tu me fais peur, ultra de l’équipe,
Chien fidèle du parti, encarté de l’organisation,
Interprète de Dieu, gourou vêtu en prêtre,
Petit soldat égaré, petit boy scout éperdu
Qui prie et qui tue,
Qui bredouille des hymnes enragés.
Ta patrie, c’est la peur. Tu cherches tes parents,
Et tu hais l’étranger qui est en toi.
Et non, je ne comprends pas,
Moi, je ne sais pas où je suis, ni où je vais.
Je sais que si tout me ressemblait, la Terre ne serait jamais née.
Ni le monstre, ni l’ange ne me font peur
Et pas même la fin du monde :
C’est toi qui me fais peur.
Tu me fais peur, ultra de l’équipe,
Chien fidèle du parti, encarté de l’organisation,
Interprète de Dieu, gourou vêtu en prêtre,
Petit soldat égaré, petit boy scout éperdu
Qui prie et qui tue,
Qui bredouille des hymnes enragés.
Ta patrie, c’est la peur. Tu cherches tes parents,
Et tu hais l’étranger qui est en toi.
Et non, je ne comprends pas,
Moi, je ne sais pas où je suis, ni où je vais.
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