jeudi 7 décembre 2017

PATRIE

PATRIE

Version française – PATRIE – Marco Valdo M.I. – 2017
d’après la version italienne de Riccardo Venturi (2017)
d’une chanson grecque – ΠατρίδαAlkinoos IoannidisΑλκίνοος Ιωαννίδης – 2009
Texte, musique et première interprétation : Alkinoos Ioannidis



Dialogue maïeutique

Laisse-moi te dire, Lucien l’âne mon ami, mon désarroi et combien est difficile ce destin du « traducteur » qui – comme moi – avance toujours dans le plus flou des brouillards. Laisse-moi te dire que cette fois, c’est pire encore.

Marco Valdo M.I. mon ami, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Arrête donc de te lamenter et dis-moi plutôt ce qui te met dans un état pareil.

Vois-tu, Lucien l’âne mon ami, ce qui me désole, c’est que je me retrouve dans la position du trapéziste qui est en haut du mât et doit s’élancer sans filet. Je m’explique. Ordinairement, notre ami Venturi, qui traduit le grec (et des tas d’autres langues) vers l’italien, fait précéder ses traductions d’un commentaire ou d’indications qui éclairent le contexte et grâce auxquels j’arrive à cerner le sens général des choses. Parfois même, il y ajoute une multitude de détails et d’explications circonstanciées. Mais ici, rien, rien de rien. Cependant, comme tu le devines, sinon on n’en causerait même pas, j’ai fait une version française sans trop savoir et pour savoir.

Mais alors, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, Marco Valdo M.I. mon ami.

Eh bien, Lucien l’âne mon ami, peut-être, si on veut regarder le monde à la manière de Pangloss. Mais, même en version française, cette chanson nécessite d’être un peu commentée. De qui, de quoi parle-t-elle ? Que sait-on si ce n’est qu’Alkinoos Ioannidis est un chanteur grec, d’origine chypriote et que par ailleurs, la Grèce et Chypre ont connu toutes deux des destins terribles. Chypre est coupée en deux. C’est sans doute d’elle qu’il est question. Quant à la Grèce qui est aussi la « patrie », elle subit les pressions que l’on sait et connaît en interne (elle aussi) une guerre civile plus ou moins larvée qui n’en finit pas. Et puis ce périple à travers les horreurs ? Drama, Londres, Belgrade ? De quelle patrie est-il question quand la chanson dit : « Ce pays est un funérarium ». Patrie, patrie, que peut bien signifier ce mot après tous ces désastres ?

De fait, dit Lucien l’âne, moi comme il est dit à la fin : « Moi, je ne sais pas où je suis, ni où je vais. ». Mais je te suggère, Marco Valdo M.I. de reprendre notre tâche et de tisser à nouveau le linceul de ce vieux monde patriote, désaxé, égaré, éperdu et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Voici le commentaire de Riccardo Venturi, retardé par un incident technique :

Alcinoos Ioannidis est né à Nicosie le 19 septembre 1969, à savoir peu moins de cinq ans avant ce mois de juillet de 1974 qui vit l’éclatement de Chypre : l’« enosis » des groupes néofascistes chypriotes qui voulaient imposer l’unification avec la Grèce, le coup d’État contre l’archevêque Makarios, l’intervention turque qui brisa l’île en deux, la fin de la dictature en Grèce, les bombardements, les réfugiés, les milliers de victimes. Enfant, même si j’avais de toute façon plus du double de l’âge d’Alcinoos, je me rappelle ces événements comme si c’était hier ; sauf que je me souviens, enfant de onze ans, d’un été à l’Île d’Elbe, pendant qu’Alcinoos se rappelle le dessous une table, tandis que les bombardements ne provenaient pas de la télévision ou de la radio, mais du là-au-dessus dans le ciel, d’où descendaient ces beaux parachutes avec lequel son père tentait de l’étonner, de le faire rester un enfant d’à peine cinq ans. C’était lui dans le feu, Alcinoos Ioannidis, avec ce nom homérique, Alcinoos, le roi des Phéaciens qui reçoit Ulysse en son palais de Schérie. Schérie, semble-t-il, est sur une autre île très lointaine de Chypre ; c’est la Corfou d’aujourd’hui. Alcinoos signifie : « esprit puissant » – (Alcinoos le sage et père ce Nausicaa).
Ici commence cette réflexion en musique d’Alcinoos sur la « patrie ». La « patrie », au moins selon le sens commun, devrait être le lieu où on est né ; il est curieux, et même beau, que le traducteur anglais de la chanson n’emploie pas le terme commun Fatherland, mais plutôt Motherland : « terre mère », « matria ». Et ainsi Alcinoos enfant, sous une table et sous les bombardements, apprend vite la guerre. Il apprend la « nation » et la « race », il apprend la trahison de gens qui en outre, faisaient les « patriotes ». Il apprend en voyant sa mère menacée avec une arme pointée dans sa bouche. Il apprend l’histoire de sa famille : un grand-père réfugié à Drama, en Thrace macédonienne, tué par les Bulgares pendant la guerre ; l’autre grand-père réfugié à Londres en 1940 coupé en morceaux par les bombardements des hitlériens (« Londres noire » parce qu’incinérée – ou sous le « black out »). Il voit, de dessous cette table pendant les bombardements turcs sur Nicosie, la « ville blanche » (Λευκωσία), qu’il a tenu son nom grec même en turc (Lefkoșa), qui est restée et encore à l’heure actuelle, l’unique ville divisée au monde. Quarante-trois ans et plus sont passés. D’une part, il y a l’« Europe », et de l’autre on ne sait pas trop quoi – une république reconnue seulement par la Turquie, un « non-État », produit du fascisme, produit de la guerre, un parfait produit des « patries ».
En 1989, Alcinoos Ioannidis, se transfère en Grèce pour étudier le théâtre. Au cours des vingt premières années passées dans sa patrie dont il ne sait pas trop bien ce qu’elle est, on raconte à présent qu’il avait désiré apprendre à jouer de la batterie, mais qu’il s’était tourné vers la guitare, car à Chypre, il n’y avait même pas un batteur qui lui aurait pu lui apprendre. À ce point, il convient de faire une brève digression à propos de ce que pourrait vouloir dire être un Chypriote en Grèce ; c’est la même « patrie », et comment sera effectivement perçue cette chose ? Alcinoos, qui n’entend pas être soi-même sa patrie, qu’a-t-il ressenti ? La « patrie », que serait-elle ? Une même « langue » ? Et qu’est-ce qui l’aurait amené sous cette table et sous les bombardements, sa « patrie » et les « patriotes » qui parlent la même langue ? La guerre, la trahison, le déracinement. Il s’agit de questions trop complexes pour continuer. Alcinoos se retrouve dans la Grèce « optimiste » qui expérimente une espèce de semblant de « boom économique » à la fin des années ’80 et au début des années ’90. On commence même à parler d’Olympiades : celles de 1996, les Olympiades du centenaire de celles d’Athènes de 1896, sont réclamées à cor et à cri et semble que tout aille dans cette direction ; mais c’était compter sans Coca-Cola ; et les Olympiades du centenaire finirent à Atlanta, en Géorgie. Athènes devra attendre 2004 pour obtenir son « entrée dans le consensus », et c’est le début de la fin.
Entretemps, tout près, en Yougoslavie, tout prend feu. Encore une fois, les « patries » se mettent à l’œuvre, et lorsqu’elles le font, d’habitude, on meurt. On bombarde. On se divise. Il y a quelque chose de Nicosie et de Chypre dans tout ça, quelque chose déjà précisément vécu sous cette table, d’enfant. Il y a les mains et les bras jetés à terre ou aux ordures, et vient à l’esprit le marché de Sarajevo. Il y a les bombes américaines sur Belgrade en ’99. Il y a les parents qui s’enfuient avec les enfants sur leurs épaules et il y a les « touristes de la guerre », qui font du reportage, qui donnent un sens exact à la société du spectacle. Et commence, lentement, à prendre forme cette chanson civile et terrifiante. Manquent seulement les Olympiades de l’hémorragie, le système parfait avec lequel la Grèce se retrouve en ruine grâce à une série interminable de fictions, de « patriotisme », d’Europe et de la stupidité du pouvoir. La Grèce avec ses « grandes idées », μεγάλες ιδέες, qui lui ont apporté la ruine de 1922, le tachement de l’Asie mineure, la guerre civile, Makronissos , les Colonels, la gueule de bois des Olympiades et, à un certain point, la crise totale, dans chaque méandre de la société, dans chaque ride, dans chaque route, dans chaque conscience. C’est là, dans cette Grèce, que la chanson se forme en 2009, un an après l’assassinat du jeune de quinze ans Alexis Grigoropoulos par un policier fasciste. Dans la Grèce (« patrie » ?) des drogues et du ballon, prince endormeur des consciences et lui-même, en définitive, une « drogue synthétique ». En Grèce des « ultras d’équipe », des supporters opposés dans les stades et dans la vie (et les bandes de supporters ne sont-elles pas elles-mêmes des « patries » ?). En Grèce d’une ville enlaidie et bouleversée « qui vit dans le besoin ». En Grèce au peuple détruit, et qui a fait beaucoup pour s’autodétruire. En Grèce, des sbires « d’Aube Dorée » qui tirent des lacrymogènes sur les pompiers pour que tout continue à brûler, pendant que la TV cadre autre chose et, d’autre part, parfois ils arrêtent ce qui passe à la TV publique. Tout se confond, mais la « patrie » se dévoile définitivement aux yeux de quelqu’un qui n’ont pas renoncé à voir et à se comprendre.
Un petit homme avec une guitare à la main, qui ne sait pas bien où il est né, ni où il va. Un Grec et un étranger en même temps. Quelqu’un qui voit mettre tout sur le dos des « étrangers », parce que la faute est toujours la leur. Quelqu’un qui a vécu le déracinement, et qui le revoit clairement dans celui qui, comme un clairon, fait appel aux « racines » et à l’Histoire ; et il faut prêter beaucoup attention à celui qui invoque toujours l’Histoire, parce qu’usuellement, il s’agit d’une Histoire exclusivement utilitaire et consommable, une Histoire qui devient une « drogue synthétique ». Nous en voyons précisément les effets, en Grèce et dans toute l’Europe. Même Dionysios Solomòs, le « poète national », le chantre de la liberté des Ellades, l’auteur de l’hymne national grec (qui s’appelle « Hymne à la Liberté », ’Υμνος εις την Ελευθερίαν), est là à cœur ouvert mais habillé Armani. L’extériorité a réclamé son prix, et comme toujours elle s’habille de Patrie. C’est alors que le petit guitariste, Alcinoos Ioannidis de Chypre, énonce ce que lui fait peur, et c’est une peur mûre, une peur qui s’est coagulée au travers de toute une vie. Et je voudrais l’éloigner, cette peur d’Alcinoos, parce qu’elle est aussi la mienne. Je voudrais détacher ces quelques vers de cette chanson que je m’obstine à définir importante. Je voudrais les détacher parce qu’ils sont une photographie, exacte, impitoyable, sans appel ; quelque chose à retenir en soi. Nous disions, il y a un temps, « Notre patrie est le monde entier » ; nous nous retrouvons avec la Peur comme « patrie ». Et je termine ici. [R.V.]


Ainsi le monde bout comme une bouilloire qui bout,
Comme le sang qui goutte, comme une sueur trouble.
De temps en temps nous rions,
parfois nous nous amusons
Et avec notre rire, le temps semble s’adoucir.
Mais
quand, la nuit, je regarde les nouvelles
Je sais qu’elles n’ont rien de neuf à me dire.
J’y étais moi dans le feu, et je suis le feu,
J’ai vu ma fin les yeux ouverts.

J’ai vu la guerre en face, ma nation et ma race
Trahies de l’intérieur par les plus patriotes,
Qui tenaient ma mère avec une arme en bouche,
Et leurs enfants maintenant paradent au Parlement.
Je me souviens comme si c’était maintenant. Dessous une table,
Avec en main, un bol de raisin pendant qu’ils bombardaient,
J’ai vu des milliers de parachutes comme des taches dans le ciel,
Et mon père me disait de ne pas avoir peur.
« 
Regarde comme ils sont beaux quand ils descendent,
Comme ils sont beaux quand ils descendent… »

J’ai vu des parents orphelins, mon grand-père de Smirne,
Réfugié à Drama, frappé par une balle bulgare,
Et l’autre, réfugié chypriote à Londres, alors noir,
À 27 ans fut coupé en deux par des nazis.
J’ai vu Nicosi
e divisée, la Serbie en ruine,
Un fantôme à Belgrade dans un hôtel vide,
Et moi dormant sous les bombes américaines,
Demain, ils chanteront en liesse sur la place.
J’ai vu des
morceaux de chair dans les poubelles de la ville,
J’ai vu des mains et des jambes jetées à terre.
J’
en ai vu courir avec leurs enfants sur le dos,
Et moi, en touriste avec ma caméra et mon appareil photo.

Ici dans cette ville enlaidie, qui vit dans le besoin,
Le peuple détruit réclame des drogues et des jeux,
Et le pays est un funérarium.
Je te demande pardon de t’avoir fait grandir ici.
J’ai vu
à Omonia les sbires qui riaient et
Qui lançaient des lacrymogènes sur les pompiers.
Icônes aux fenêtres, les gens brûlaient comme des chandelles
Et les télévisions tournaient leurs caméras de l’autre côté.
Et j’ai vu
les déracinés passer la ligne
Pour une putain de quatre sous, pour un casino, pour des cigares.
Nos pauvres
certitudes, finalement, sont confuses,
Solomòs
et son coeur ouvert, habillé d’Armani

Je ne veux pas être moi-même ma terre,
Je sais que si tout me ressemblait, la Terre ne serait jamais née.
Ni le monstre, ni l’ange ne me font peur
Et pas même la fin du monde :
C’est toi qui me fais peur.
Tu me fais peur, ultra de l’équipe,
Chien fidèle du parti, encarté de l’organisation,
Interprète de Dieu, gourou vêtu en prêtre,
Petit soldat égaré, petit boy scout éperdu
Qui prie et qui tue,
Qui bredouille des hymnes enragés.
Ta patrie,
c’est la peur. Tu cherches tes parents,
Et tu hais l’étranger qui est en toi.
Et non, je ne comprends pas,
Moi, je ne sais pas où je suis, ni où je vais.


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