mardi 19 septembre 2017

La Ruka sanglante

La Ruka sanglante

Chanson française – La Ruka sanglante – Marco Valdo M.I. – 2017
Canzone léviane tirée du récit de Carlo Levi : Una casa di legno sulla strada ( in Il pianeta senza confini, Donzelli, 2003).



Qui a tiré ? Qui a tué ?
Le crépuscule rosit le volcan,
Le soir fraîchit l’étang.
Oh, Marco Valdo M.I. mon ami, il te faudra me dire d’abord et avant tout, ce que signifie ce titre ou plus exactement, me rappeler ce qu’est une « ruka ». J’ai comme dans le fond de ma mémoire l’idée qu’il devrait s’agir d’une maison indienne ou quelque comme ça.

Je m’attendais, Lucien l’âne mon ami, à ce que tu me fasses, d’entrée de jeu, une pareille demande. J’ai le plaisir de t’informer du fait qu’une ruka est bien, comme tu t’en souviens opportunément, une habitation, une maison dans la langue des Mapuches, lesquels sont des Amérindiens qui vivent essentiellement pour certains d’entre eux (environ 1,5 million) au Chili et pour d’autres (environ 300 000) en Argentine. L’histoire que rapporte la canzone se passe d’ailleurs quasiment sur la frontière entre les deux pays avec en toile de fond la Cordillère des Andes et le volcan Lanín. Laisse-moi te dire tout de suite que ce peuple, présent près de la Cordillère andine depuis environ 8000 à 9000 ans, serait bien plus nombreux aujourd’hui, si on ne l’avait pas systématiquement massacré. Comme tu le sais, le massacre est un des bienfaits de la colonisation, un des grands apports des civilisations. Cette mise au pas des Mapuches, même s’il faut souligner qu’elle ne s’est pas faite sans mal pour les colonisateurs en raison de la forte résistance mapuche, continue aujourd’hui ; leur combat pour la survie et pour un développement digne et acceptable de leur culture se poursuit encore aussi. Voilà qui plante le décor de la canzone.

Je vois de quoi il s’agit, répond Lucien l’âne. Je vois même de qui il s’agit, car tout âne que je suis, j’ai voyagé et j’ai même un moment, il y a déjà longtemps, traîné mes sabots dans cette fameuse cordillère et j’y ai croisé les Mapuches. Cependant, je ne sais toujours pas ce que raconte ta canzone, ni d’où elle t’est venue.

D’abord, Lucien l’âne mon ami, je voudrais faire une dernière réflexion générale relativement aux Mapuches et à leur histoire récente. En fait, on dispose de fort peu d’éléments. C’est sans doute un reflet du statut qu’on entend donner à cette population, même s’il s’agit d’un peuple relativement peu nombreux. Ce que j’ai pu trouver ici et là, ce sont des notices d’« opérateurs touristiques », ce qui ramène les Mapuches au statut d’attraction dans le genre des parcs naturels. En ce sens, ils connaissent le sort des populations amérindiennes (pour se limiter aux Amériques) du Nord et du Sud, des Inuits aux ex-Manekenks et autres Fuégiens – je dis « ex », car il n’y en a plus, comme tous les habitants amérindiens de la Terre de Feu, qui l’habitaient depuis 10 000 ans, ils ont fait l’objet d’une liquidation systématique, un véritable et volontaire ethnocide. Partout, que ce soit dans les zones de colonisation anglophone, hispanique ou portugaise, les populations originaires, du moins celles qui ont survécu, sont socialement et culturellement marginalisées, quand on ne les cantonne pas dans des réserves. On les enduit de folklore et on les noie dans le tourisme où on leur laisse généralement des rôles de faire-valoir de l’industrie touristique. À la longue, épuisées et assommées, elles finissent par se satisfaire de ces miettes de civilisation. Ces êtres humains sont une des attractions du grand jardin zoologique qu’est notre Terre, quand ce n’est pas les figurants d’un parc à safari humain que les bonnes âmes ramènent à sa version photographique ; il est vrai aussi que notre monde a fortement tendance à se réduire à ses images. Pour en venir maintenant à la chanson, elle rapporte un épisode de l’histoire mapuche, un épisode minuscule, juste une sorte de fait-divers qui s’insère dans la séculaire tentative des paysans mapuches de récupérer leurs terres – au moins, en partie et la réaction musclée des propriétaires fonciers, qu’il vaudrait mieux appeler les « expropriateurs fonciers », bref, les latifundistes. C’est l’histoire d’une « toma », une récupération qui tourne mal et on suit – par la chanson – l’enquête. D’où je l’ai tirée ? C’est une histoire léviane, un récit de voyage de Carlo Levi. C’est te dire que ce fait-divers exemplaire n’est pas récent. Carlo Levi était allé au Chili en 1972 au temps où Salvador Allende, médecin et ami du poète Pablo Neruda comme lui, était président du Chili.

Oui, Marco Valdo M.I. mon ami, je me souviens de ce président du Chili qui avait inspiré tant d’espoir aux gens et pas seulement, au Chili. C’est d’ailleurs probablement une des raisons fondamentales de son assassinat le 11 septembre 1973, assassinat qui fut le début d’une longue tragédie.

Donc, Lucien l’âne mon ami, cette chanson recoupe celle de Salvamort, celle du syndicaliste sicilien Salvatore Carnevale, où il est question également de l’occupation de terres latifundiaire et de récupération des terres par les paysans.

J’imagine que si on voulait approfondir le sujet, on trouverait des séquences du même genre dans la plupart des pays du monde, car, vois-tu Marco Valdo M.I. mon ami, ces mouvements de paysans se retrouvent partout au cœur de cette Guerre de Cent Mille Ans que les riches font aux pauvres pour asseoir leur domination et accroître leurs richesses et de mémoire d’âne antique, elle n’a jamais cessé. Alors, il ne nous reste qu’à accomplir notre devoir et à tisser le linceul de ce vieux monde colonisateur, expropriateur, voleur, propriétaire et cacochyme.

Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Au milieu de la place du village,
L’herbe est verte.
Sur les maisons sans étage,
Les mousses sont vertes.
Dans la haute vallée,
Sous le soleil de la matinée,
Jusque sous les crêtes, l’air,
L’air lui-même est vert.
La route grimpe, serpentine,
Vers la frontière encore un moment.
Là-bas en Argentine,
On voit le triangle blanc du volcan.
Ici, c’est toujours le Chili,
Le Pays d’Allende et de Neruda.
Ici, pour la terre, le paysan se bat,
Le Mapuche récupère ce qu’on lui a pris.
Au Fundo Carén, cette nuit-là,
On perpétra
Une occupation, une toma.
Je ne sais rien. Nada ! Nada !
Je n’ai rien vu,
Je n’ai rien entendu.
Je n’étais pas là.
Personne n’était là,
Sauf la peur.
La peur sœur du malheur,
La peur est toujours là.
Elle compte les heures.
Terrée au coin du bois,
C’est un loup qui n’existe pas.
La ruka est en bois,
Une ruka minuscule, rudimentaire.
À terre, planches et terre,
Deux louches, des cuillères,
Un pilon et le chien.
Un tronc d’arbre se consume,
Toute la maison s’enfume.
La fumée tourne entre les parois,
Elle monte au trou du toit.
Dans ce monde mystérieux,
Quand on est vieux,
On compte son âge à partir de cent.
La vieille Mapuche a cent-trois ans.
Entre les arbres, dans le pré,
Une vache, un cheval paissent indifférents.
Que s’est-il passé ? Qui a tué ?
Des cochons courent dans le champ.
Un lièvre traverse le sentier.

Au Fundo Carén, pour une terre,
L’événement fut mortel et sanglant.
Violence des paysans ?
Violence des propriétaires ?
C’était une toma, c’est certain.
Il était cinq heures du matin :
Dix-sept paysans sont arrivés
Pour occuper la terre ;
En face, trente propriétaires,
Trente amis armés,
Propriétaires fonciers.
Ils ont tiré pour chasser
Les paysans dans le pré.
Qui a tiré ? Qui a tué ?
Un propriétaire s’est exilé
Vite en Argentine, il est passé.
Qui a tiré ? Qui a tué ?
Le crépuscule rosit le volcan,
Le soir fraîchit l’étang.

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