La
Pizzeria lucana de New-York
Chanson
française – La Pizzeria lucana de New-York – Marco Valdo M.I. –
2017
Canzone
léviane tirée du récit de Carlo Levi : La pizzeria lucana (
in Il pianeta senza confini, Donzelli, 2003).
Souvent,
Lucien l’âne mon ami, je me demande ce que deviennent les émigrés.
Les
émigrés ?, répond Lucien l’âne. Quels émigrés ?
Depuis le temps que je marche, j’en ai croisé des milliers et des
milliers. De quels émigrés veux-tu me parler ?
Lucien
l’âne mon ami, tu as raison de poser ainsi la question. On ne sait
trop de qui ou de quoi on parle quand on parle d’émigration. Le
colon est un émigré, l’envahisseur est un émigré, le cadre
d’affaires est un émigré, le fonctionnaire lui-même est souvent
un émigré. Il y a des émigrés riches et des émigrés misérables.
Il y en a qui courent après la belle vie ; il en est qui fuient
la mort. Enfin, je veux parler de ceux qui ont survécu à la route
dangereuse qui les entraînait vers une autre vie. Je veux parler de
ceux qui ont eu l’opportunité de vivre une autre vie et qui d’une
certaine manière, ont pu la vivre suffisamment bien pour en tirer
quelque contentement et parfois, quelque fierté. C’est, comme tu
le verras, ce que raconte cette « Pizzeria lucana ».
Oh,
dit Lucien l’âne en balançant le tronc, des comme ça, des
ex-émigrés contents de leur sort en émigration, il y en a, la
chose est certaine et c’est heureux. Pour beaucoup d’entre eux,
qu’ils l’avouent ou non, c’était d’ailleurs le but de leur
émigration.
En
effet, dit Marco Valdo M.I, c’est le but souvent inavouable de
l’émigration : fuir un pays, une région, une nation qui ne
vous a laissé que peu ou pas de place, peu ou pas d’espoir ou pire
encore, qui ne vous laissa pour tout avenir que l’angoisse, la
misère et chez certains, que la mort – par la soif, la faim, la
maladie ou l’assassinat.
Oui,
dit Lucien l’âne, c’est souvent comme ça et à propos
d’assassinat, quand il y en a beaucoup à la fois, on parle de
massacres et quand il y en a plus encore, on parle de génocide.
Cependant,
Lucien l’âne mon ami, même dans le plus grand massacre, dans le
pire des génocides, disons dans l’ultime anthropocide planétaire,
on tue ou on est tué un à la fois.
En
effet, dit Lucien l’âne un peu sarcastique, assassinat, génocide,
meurtre, ethnocide, anthropocide, géocide : les humains ont de
ces mots pour distinguer le degré des choses ; ils ont aussi
des moyens très diversifiés et souvent, sophistiqués pour les
réaliser. Certes, ils n’ont pas encore expérimenté les deux
derniers assassinats de masse, mais sait-on jamais ?
Ainsi,
dit Marco Valdo M.I., finalement, il n’y a souvent pas d’autre
voie que cette route vers l’inconnu. C’est une question de survie
ou dit autrement, de vie ou de mort. On peut voir la chose d’un
point de vue collectif, massif, avec un regard lointain ; on
peut traiter l’émigration comme un phénomène général et alors,
elle relève des lois des grands nombres. Tant de milliers, tant de
millions. C’est la vie appréhendée par la statistique. Sans doute
faut-il le faire, mais ce n’est pas le but de la chanson. Elle,
elle s’intéresse aux choses, aux gens de plus près. C’est une
vision rapprochée, ramenée à la loi des petits nombres, à la
petitesse de la vie que tous indistinctement nous menons. La loi des
petits réduit les grandeurs à son échelle. C’est le lieu du
minuscule et du terre à terre ; de la vie quand elle rend
compte d’elle-même à elle-même ; ici aussi, c’est la loi
de l’unicité. Mais, cette canzone raconte l’émigration dans le
temps ; elle évoque deux moments où à des années
d’intervalle, un visiteur (en l’occurrence, Carlo Levi), dans le
même quartier de New-York, dans la même pizzeria lucana (en
français, lucanienne, de Lucanie, cette région qui correspond à la
plante du pied de la Botte), retrouve Frank – sans doute à
l’origine, Franco ou Francesco – Ancona, un émigré ou
ex-émigré, patron de la pizzeria. Une pizzeria qui signe sa
relative prospérité, la relative réussite de son émigration. Une
émigration réelle, probablement sans retour, ni espoir de retour.
Si Frank est devenu américain (étazunien, en vérité ;
new-yorkais), il ne sera jamais un « Americano »
plastronnant sur la piazza di Matera ; il n’est jamais rentré
au « pays » depuis quarante ans qu’il l’avait quitté.
Et,
conclut Lucien l’âne, des émigrés comme lui, il y en a des
milliers, des millions. D’ailleurs, où que tu ailles dans
n’importe quelle ville du monde, il y aura toujours une pizzeria.
Ainsi
Parlaient, Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Dans
la jungle très
Ordonnée
de ses quartiers,
Entre
les arbres de sa forêt,
New-York
égare l’étranger.
Les
repères pour l’orienter
Sont
un gratte-ciel, un néon,
Une
publicité, un pont,
Une
bâtisse en briques,
Ancienne,
antique,
Quasi-préhistorique.
L’étranger
est déjà passé
Là,
dans le passé.
Il
le sait, il le sent
Dans
l’air, les odeurs, les visages.
Les
gestes des passants
Refont
les rues d’un village.
Il
avait vécu un temps
Dans
le quartier en 47.
Treize
ans auparavant,
Entre
la 59 et la 7.
Des
Italiens, des Mexicains,
Des
Japonais, des Portoricains,
Un
vieil antiquaire :
Un
quartier populaire.
Dans
ces rues peu prisées,
On
vivait à l’année,
Le
temps d’un permis ;
Puis,
on s’en allait dans le pays.
C’était
un lieu de traverse,
Une
enfilade de petites maisons,
De
modestes commerces.
On
entendait le son des chansons.
C’était
un été chaud,
Humide
comme un été.
Dans
un vieil immeuble du quartier,
Je
logeais tout en haut.
En
montant l’escalier,
À
chaque palier,
Par
les portes ouvertes des appartements,
Je
voyais des hommes assis,
Leurs
pieds sur la table, leurs dos suants,
Leurs
verres posés à terre, à moitié remplis.
Dans
cette oisive torpeur
Ronflaient
les familles,
Écrasées
par la touffeur
De
la ville endormie.
À
présent, tout était différent
De
hauts immeubles avaient remplacé
Les
petites maisons d’avant.
On
avait rasé, on avait balayé le passé.
Nouvelles
couleurs, nouvelles façades,
Nouveaux
bars, nouveaux commerces.
Pourtant,
dans l’air flottait
Un
effluve, un goût d’antan,
Quelque
chose d’identique imprégnait
Le
soleil couchant.
À
l’angle de la 59,
Trônait
la pizzeria de Frank Ancona,
Un
établissement illuminé, neuf
À
douter que c’était bien elle, là.
Incertain,
j’entrais d’un pas ;
Déjà
un homme venait vers moi,
En
agitant ses mains au bout de ses bras.
Moi,
je ne le reconnaissais pas.
Il
me tutoya aussitôt,
Il
criait : « Carlo, tu es revenu !
C’est
long, treize ans.
Après
tant de temps,
On
ne t’attendait plus. »
C’était
le patron de la Pizzeria Lucana,
C’est
Frank Ancona de Matera.
Treize
ans auparavant, j’étais venu
Un
peu par hasard
Dans
cette salle triste, vide, un soir.
Au
bar, un homme écoutait, l’œil perdu,
Tassé
dans la chaleur
Une
musique syncopée,
Une
voix chaude et désespérée,
Qui
coulait d’un haut-parleur.
Le
patron vint converser avec moi.
Il
me racontait de vieilles légendes de Matera,
Le
comte Tramontano
Et
les révoltes des paysans.
Il
était né cinquante ans plus tôt,
C’était
le dernier enfant
D’une
famille nombreuse de Matera.
Il
parlait encore le dialecte régional
Avec
l’accent natal.
Ce
soir, il raconte son pays
Et
il me sert les « scunzilli »
Qui
font la gloire de la Pizzeria lucana
De Frank Ancona de Matera.
De Frank Ancona de Matera.
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