jeudi 6 juillet 2017

QUAI 21

QUAI 21

Version française – QUAI 21 – Marco Valdo M.I. – 2017







Au quai 21 de la gare centrale de Milan a été installé un musée de la Mémoire de la Shoah. Ce Musée se trouve dans une partie de la Gare Centrale située sous les rails ferroviaires ordinaires. Cette zone était originairement affectée au chargement et au déchargement des wagons postaux. Entre 1943 et 1945, elle fut le lieu où des centaines de déportés furent chargés sur des wagons de marchandises, qui mis sur un élévateur étaient portés à hauteur des rails. Une fois positionnés au quai de départ, ils étaient accrochés aux convois à destination des camps de concentration et à d’extermination (Auschwitz-Birkenau, Bergen Belsen) ou aux camps italiens comme ceux de Fossoli et de Bolzano.



Dialogue maïeutique

D’abord, Marco valdo M.I., je voudrais te dire que le nom de l’« Orchestrina del Suonatore Jones », me rappelle quelque chose, et plus précisément une chanson dont, me semble-t-il, tu avais fait une version française.

En effet, Lucien l’âne mon ami, je m’en souviens très bien aussi ; j’avais mis en langue française cette chanson de Fabrizio De André « Il suonatore Jones », qui elle-même était tirée de l’Anthologie de Spoon River d’Edgar Lee Masters. J’avais intitulé ma version : « Jean le Violoneux ».

À propos de titre de chanson, Marco Valdo M.I., celui de celle-ci « Quai 21 » me laisse aussi perplexe et je me demande…

Lucien l’âne mon ami, je ne voudrais pas te faire languir plus longtemps et je m’empresse de répondre à ton interrogation concernant cette étrange chanson : « Binario 21 – Quai 21 » et je te signale dès à présent que je t’en proposerai une autre sur le même sujet. Je comprends d’ailleurs parfaitement qu’il y a là de quoi s’interroger. Quel est, en effet, le rapport entre un quai de gare – fût-il le quai 21, car c’est d’un quai de gare, de rais et de trains qu’il s’agit – et disons, la guerre. Posée ainsi, la question du titre trouve une partie de sa réponse.

Évidemment, dit Lucien l’âne, en gloussant un peu. Je vois de quoi il est question, du fait que tu as toi-même écrit une histoire de train et de guerre, que l’on trouve également dans ces Chansons contre la Guerre. Je veux parler de Dachau Express.

Tu ne penses pas si bien dire, Lucien l’âne mon ami, car au Quai 21 de la gare centrale de Milan entre 1943 et 1945, le Quai 21 a vu partir nombre de wagons vers les camps de concentration nazis d’Auschwitz-Birkenau, Bergen-Belsen, Mauthausen et vers des camps italiens. Tous ces voyageurs sans visage à présent s’appellent des déportés. Ces trains, comme celui de Dachau Express, étaient composés de wagons à bestiaux. Cependant, il s’agissait de transporter d’autres déportés que les militaires italiens réfractaires à la Républiquette « sociale » de Salò : certains convois déportaient des Juifs, marqués de l’étoile jaune et d’autres convois des résistants qui seront marqués du triangle rouge.

Ainsi, dit Lucien l’âne, les « lois raciales italiennes » édictées par les fascistes ne furent pas moins pires que celles qu’on reproche à l’Allemagne nazie et le fascisme italien – malgré son inefficacité militaire – n’en fut pas moins terriblement meurtrier et criminel contre sa propre population ; j’ajouterais : et contre les populations civiles des pays qu’ils ont occupés. Ainsi, l’Italie mussolinienne et fasciste a elle aussi puissamment contribué à la « solution finale »

C’est, Lucien l’âne mon ami, que certaines gens ont tendance à ignorer ça ( ou à feindre de l’ignorer) et à minimiser les effets désastreux et les intentions exterminatrices du fascisme. Certains vont même jusqu’à imaginer que les défaites et les insuffisances militaires du fascisme à l’extérieur en faisaient un régime moins dangereux que celui des nazis. On voit ici que c’est faux et que nos amis italiens ont raison de continuer aujourd’hui encore à dénoncer le fascisme et ses résurgences contemporaines. Ils ont d’autant plus a raison que comme ce fut le cas en Allemagne aussi, les premiers à devoir subir les exactions fascistes ce sont évidemment les propres habitants du pays où de telles bandes sévissent et où un tel régime s’installe. Et bien des éléments laissent penser que la chose est voulue par certains.

On en est toujours, Marco Valdo M.I. mon ami, à cette sentence de Brecht, qui disait : « Le ventre est encore fécond d’où à surgi la bête immonde ». Et pur une bête immonde, c’en est une !

Et puis, Lucien l’âne mon ami, il y a un autre aspect de ce quai 21 dont je voudrais parler. J’y ai même certaines raisons personnelles que j’évoquerai également. Donc, ce quai 21 servait aussi de lieu d’embarquement pour des prisonniers politiques (partisans, résistants…), dont la plupart avant d’arriver là passaient par les mains de la Gestapo et des sbires fascistes. Quand on arrêtait un résistant (Achtung banditen!) et ceci était vrai dans l’ensemble des territoires occupés par les Allemands, ils l’interrogeaient dans les locaux de la Gestapo – généralement dans les caves. C’était par exemple le cas : à Rome, via Tasso ; à Paris : l’hôtel Lutetia, boulevard Raspail ; à Bruxelles, à la Résidence Belvédère, 453, avenue Louise et à Milan, l’Hôtel « Regina e Metropoli », via Silvia Pellico.

Dis-moi, Marco Valdo M.I. mon ami, notre ami Joseph, celui de Dachau Express, n’a-t-il pas été reçu avec les déportés français de Dachau de retour de camp en 1945 à cet hôtel Lutetia ?

En effet, Lucien l’âne mon ami, c’est arrivé. À la Libération, la résistance française a exigé du propriétaire du Lutetia qu’il mette l’hôtel à disposition pour recevoir les déportés revenant des camps. C’est au cours de cette réception que Joseph Porcu va rencontrer sa femme… Mais revenons un instant à l’usage que la Gestapo a fait de ces lieux. Outre d’en faire son quartier-général dans les étages, on procédait à des interrogatoires musclés ; en fait, à de très brutales tortures. Certains n’en sortaient pas vivants ; les autres (terriblement détruits déjà) étaient envoyés vers des prisons et des camps ; à moins qu’on ne les fusille ou qu’on les pende directement. Un cousin finit ainsi à un croc de boucherie.
J’ai dit que j’avais une raison personnelle de rappeler ces pratiques ; comme tu le sais, cette raison est ce qu’ils ont fait à mon père quand il fut emmené dans le sous-sol du 453, avenue Louise et fut ensuite, transféré vers une prison, où les sévices continuèrent. Et même, s’il sortit vivant de ce périple (comme bien d’autres, sous l’apparence d’un mort-vivant), il ne s’en remit jamais. Sans aucun doute, au quai 21 à Milan, on a dû en voir passer d’autres comme lui.

Pour en revenir au quai 21, j’aimerais quand même en savoir un peu plus à son sujet, car ces trains un peu inhabituels auraient pu partir de n’importe quel quai, selon les jours.

Eh bien, Lucien l’âne mon ami, le quai 21 était un quai très spécial, car il était équipé de manière particulière pour des usages professionnels fort pacifiques. C’était un quai postal à deux niveaux. Le niveau 1 était au rez-de-chaussée (il donnait sur la rue) et permettait un accès direct des véhicules postaux et les transbordements de chargement dans les wagons, qui étaient remontés un à la fois au niveau des quais et des voies de la gare à l’aide d’un ascenseur et aboutissaient précisément au quai 21. Ce système permettait de la même façon d’amener discrètement les prisonniers et de les enfourner – hors de la vue du public – dans les wagons, de les boucler et de les monter pour constituer les convois.

En somme, dit Lucien l’âne, c’étaient des wagons de cave et les déportés des colis spéciaux. Il est bien de rappeler ces choses et de le faire avec une dose considérable d’acide ironique, qui a le mérite d’aiguiser le regard et de renforcer la réflexion ; car à ce sujet, peut-être impérativement plus qu’à d’autres choses, il convient de penser, d’y penser toujours, d’y penser encore. Vois-tu, Marco Valdo M.I. mon ami, la mémoire est une plante qui meurt si on ne l’entretient pas. Et ce monde comme certaines gens est susceptible de se laisser sombrer dans une sorte de démence sénile et de laisser revenir au jour la bête immonde et ses descendants polymorphes. C’est là, la raison ultime de notre obstination à poursuivre notre tâche et à tisser encore et toujours le linceul de ce vieux monde distrait, oublieux, triste, méprisant, sénile et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane







Tombe la nuit les larmes aux cils,
Tombe la pluie sur les toits,
Les soldats dans le pré en file,
Dans les fossés, les grenouilles font crôa, crôa.

Cher amour, nous devons partir.
Mon cœur bat, sans souvenirs,
La peur marque ton visage et dans le dos,
Le vent transperce nos manteaux.

Sur la voie qui taille notre destin
Et ne dit pas où aboutira
Le train qui part du quai 21
Et sur nos morts, la neige tombera.

Doux amour, que t’ont-ils fait ?
Ils ont éteint ton doux sourire ;
Dans le vent et le soleil, ils l’ont défait
Et avec ton sang, ils ont lavé ton visage.

Maintenant, je suis une fleur de champ,
Un grain de blé à semer,
Une larme suspendue dans le vent,
Une histoire à raconter.

Et maintenant je suis un cœur dans le vent,
Un grain de blé à caresser,
Une lame contre les indifférents,
Une histoire à se rappeler,
Une lame contre les indifférents,
Une histoire à ne pas oublier.


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