mercredi 3 février 2016

ON A JOUÉ GUILLAUME TELL


ON A JOUÉ GUILLAUME TELL

Version française – ON A JOUÉ GUILLAUME TELL – Marco Valdo M.I. – 2016
Chanson alémanique (Schwyzertüütsch) – Si hei dr Wilhälm Täll ufgfüertMani Matter – 1966
Paroles et Musique: Mani Matter
Album: I han en Uhr erfunde ("Ho trovato un orologio")



À la taverne « Le Lion » de Nottiswil, un village imaginaire de la Suisse profonde, un soir on joue le « Guillaume Tell » de Schiller, à la façon d’un mélodrame napolitain : une moitié du village sur scène, et l’autre moitié est le public, muni d’énormes cruches de bière. Appeler Mani Matter le « Brassens suisse » n’est pas chose originale, vu que Mani Matter lui-même, depuis ses tout débuts, avait déclaré ouvertement s’inspirer de Brassens. Il est certain que, parmi les chansons de Mani Matter, celle-ci est une des plus « brassensienne » (pour le contenu on pense évidemment à l’Hécatombe)[[1264]] dans l’absolu, jusque dans la musique ; comme Brassens, il se produisait seul avec sa guitare et il n’est pas à exclure que même ses moustaches noires n’étaient pas, au fond, inspirées elles aussi de Tonton Georges. Ce qui vraiment, cependant, distingue Mani Matter est l’ambiance locale, son adaptation des motifs « brassensiens » à la petite et étroite réalité suisse en la prenant souvent en dérision aimablement, mais en la frappant en même temps férocement dans ses façons d’être et dans ses mythes.
Retournons ainsi à Nottiswil : la pièce collective du Guillaume Tell « commence comme dans le scénario, avec les nobles mots de Frau Stauffacher (interprétée par la pasteure), adressés au tailleur du village ; et on s’imagine cette communauté locale tellement férue de théâtre, que ce ne doit pas être la première fois qu'elle joue et que le tailleur, cette fois, est tellement « pris » qu’il reproche à la pasteure de s’être fait faire un costume de scène trop cher (qu’il a dû, on suppose, offrir pour l’occasion). À un certain moment, entre en scène l’instituteur du village, qui joue Guillaume Tell ; son fils, cependant, au beau milieu de la scène commence à lui poser des questions stupides une après l’autre, en retardant vraiment le moment crucial de la scène mère, juste avant le mythique et dramatique tir à la pomme. Un autre acteur, qui interprète un soldat de la Garde des Habsbourg de Gessler, s’impatiente et dit au garçon de s’arrêter et de se dépêcher, avec certaines considérations exprimées à haute voix. Et patatras : un d’Altdorf, à savoir un partisan de Guillaume Tell, se retourne et fout une claque au Garde, qui répond avec une « hallebardade » en plein ventre. La bagarre éclate, elle se déroule consciencieusement avec fausses hallebardes, épées de carton, pièces de décor, gifles, coups de pied et, naturellement, des verres (« la bière se mélange au sang » ). Tout se passe en deux heures, le local est détruit, l’aubergiste est désespéré, sa femme arrange les os cassés et l’assurance paye. Il s’ensuit une considération finale finaude de la part de l’auteur, autre caractéristique pleinement « brassensienne ».

Il serait facile considérer tout cela comme un tableau, une petite historiette comique (et, de toute façon, l’effet comique est assuré) ; on doit cependant remarquer l’authentique ridiculisation du mythe fondateur de la Suisse, chose qui en 1966, quand sortit la chanson, ne fut pas acceptée par tous avec facilité (et puis, les Suisses ne sont certainement pas célèbres pour leur sens de l’humour). Dans les mains de Mani Matter, qu’on excuse ma remarque, le Mythe Sacré Helvétique est, en pratique, réduit à une bagarre de village, « Et jamais dans un style aussi naturaliste ! » et il n’est pas exclu que le fait historique, si jamais il y a eu, n’ait pas été vraiment plus semblable à tout cela plus qu’à la légende dont semble être née une Confédération entière avec tant de drames schilleriens et d’œuvres de Rossini. Ce que sous-entend la chanson est que les « grands mythes » ont souvent une origine fort terre-à-terre, de bagarre en taverne. Autre chose que Guillaume Tell, autre chose que Pacte sacré des Rütli, mais plutôt une sensationnelle peignée qui rappelle les films avec Bud Spencer et Terence Hill. Le tout pendant qu’on joue un drame qui, en Suisse, a caractère presque que d’écriture sacrée. On comprend donc mieux l’ambiance brassensienne de la chanson, ce que Mani Matter avait visé : « On gagne la liberté, quand on se bat comme ça ! » . Ce qui, soit dit en passant, équivaut pleinement à ces deux sacs de dynamite [[35286]] que le même Mani Matter déclarait vouloir utiliser, tôt ou tard.
Hors de Suisse, il n’est pas inhabituel de se moquer de la légende de Guillaume Tell ; cela fait partie, généralement parlant, aussi de la médiocre sympathie dont la Suisse et les Suisses jouissent (jouissent, façon de parler). Ainsi, par exemple, il est presque naturel de relier cette chanson de Mani Matter au Figlio di Guillaume Tell [[21743]] de Davide Van De Sfroos, pour donner un exemple. Mais Mani Matter, en son temps, comment dire, « agit de l’intérieur » , très profondément suisse d’un côté qui savait bien où frapper, et de l’autre, suisse « métis » (il était à moitié hollandais par sa mère). Comme Brassens (et comme De André, Nohavica et autres) a dû donc être « neutralisé » , et il n’y a pas meilleure manière pour neutraliser quelqu’un qu’en lui portant une affection presque immodérée, en le transformant en icône et mythe nationaux. Sa tragique fin en jeune âge a sans doute apporté sa contribution à tout ceci. Comment cela finit-il ? Je vous le raconte brièvement. En ce qui concerne cette chanson, qui parlait d’une pièce fictive, il en a été tiré une pièce authentique, par le « Theater am Tatort » (Théâtre sur le Lieu du crime), qui la reproduit ; elle dure les deux heures de la chanson et prévoit une authentique bagarre simulée entre le public et acteurs. Comme Nottiswil n’existe pas, on l’a créée avec même un panneau de signalisation, dans la localité de Madiswil (village de 2216 habitants dans le Canton Berne), existe vraiment une auberge et taverne avec aussi une salle théâtrale, et face à cette taverne, où on joue la chanson de Mani Matter, a été placée une belle plaque routière qui indique « Nottiswil – BE » , similaire aux plaques routières suisses. Pas seulement : comme on peut le voir sous le titre, l’auberge/taverne, qui s’appelle « Gasthof zum Bären » (Auberge de l’Ours) a été à l’entrée rebaptisée « Gasthof Löwen » avec le titre de la chanson de Mani Matter. Le tout sponsorisé par Kambly, la très connue (et excellente) biscuiterie suisse. [RV]



Au « Lion » de Nottiswil, on a donné le Guillaume Tell de Schiller
Il y avait la foule, la moitié du village, dans la pièce se retrouvait,L’autre moitié par contre était dans la salle, devant de grandes bières,À faire le public, regardant et écoutant avec attention ce qui se passait.

Au début, tout allait bien, jouant la femme de Stauffacher,
La pasteure disait au tailleur des mots d’une grande sagesse,
Mais émue, elle n’a pas dit cette fois, l’habit est si cher,
Et il lui a répondu de ne pas perdre le fil de son texte.

Au moment de tirer la pomme, arrive l’instituteur qui jouait Tell,
Son fils pose des tas de questions, alors un Garde
Lui crie tellement fort que tout le monde peut l’entendre :
Comment pose-t-il des questions si stupides, n’a-t-il donc rien appris à l’école ?

Un ami de Tell, un gars de Altdorf, le frappe dans la figure,
Et le garde, réagit, sans réfléchir, enchaîne
Et lui colle un coup de hallebarde dans le ventre,
Alors, accourt tout le peuple de Uri, et la bagarre se déchaîne.

Les uns, ceux pour l’Autriche, prennent le parti du Garde ;
Les autres, ceux d’Altdorf, pour Tell : un massacre !
Avec des hallebardes, des épées de carton, avec les décors,
Tell tombe sous Gessler, toute la salle s’y met alors.

Les verres se mettent à voler, la colère refrénée éclate,
On brise les tables et les bancs, la bière au sang se mélange,
L’aubergiste s’arrache les cheveux, sa femme répare les dégâts,
L’affaire a duré deux heures, l’Autriche l’a dans le baba.

On a donné le Guillaume Tell au « Lion » de Nottiswil,
Et jamais dans un style aussi naturaliste !
L’assurance a payé – et je sais une chose depuis,
On gagne la liberté, quand on se bat comme ça.
On gagne la liberté, quand on se bat comme ça !

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