dimanche 14 février 2021

LA CONVOCATION

LA CONVOCATION


Version française – LA CONVOCATION – Marco Valdo M.I. – 2021

d’après la version italienne – L’amministrazione gli aveva ingiunto – de Riccardo Venturi – 2021

d’une chanson alémanique (Bärndüüdsch) – Är isch vom Amt ufbotte gsyMani Matter – 1968

Paroles et musique : Mani Matter
Album : Hemmige [1970]






L’avocat Hans-Peter Matter, comme on sait était dans sa courte vie (il meurt dans un accident à 36 ans) diurne le consultant (très estimé) et le conseiller juridique de la municipalité de la ville de Berne ; en pratique, il faisait partie de cette vaste entité que nous appelons “Administration” et qui, dans les pays germanophones, porte le nom encore plus large et plus court d'“Amt” (un terme très ancien, passé en allemand – par le latin – pas moins que de la langue gauloise perdue, où ambactus signifiait quelque chose comme “serviteur”, ou “servitude”). “Amt” est un mot clé en allemand et, comme “Zug” ou “Bau”, il signifie pratiquement tout ; et aussi « Administration publique » – c’est-à-dire l’ensemble des systèmes par lesquels l’État encadre, réglemente, codifie et catégorise la vie du citoyen de sa naissance jusqu’à sa mort (et même au-delà) – signifie pratiquement tout et le contraire de tout.

Pendant la journée, l’avocat Hans-Peter Matter le savait bien et s’en était parfaitement compte, était – osons le dire – un bureaucrate de haut rang ; la nuit, quand il devenait « Mani Matter », il en tira les conséquences logiques et il a écrit de petites chansons comme celle-ci. Il les écrivait tout en étant membre de l’administration publique suisse, qui – dit-on – fonctionne très bien ; imaginez seulement si, au lieu de Hans-Peter Matter de Berne, il avait été, disons, Giovampietro Màttera de Rome et avait été membre de l’administration publique italienne. Dans l’ensemble, même si malheureusement il n’a pas vécu longtemps, il a eu la chance de naître Suisse. Mais, même en tant que Suisse, il avait compris une chose fondamentale : la tâche fondamentale de toute administration publique, qu’elle fonctionne bien ou mal, et dans un sens encore plus large de tout État, est de déclarer la guerre à ses propres citoyens dès leur premier souffle, et de la poursuivre impitoyablement jusqu’à leur dernier souffle. Voilà, si vous voulez, le vrai sens de cette petite chanson glaciale : une guerre qui n’a besoin ni d’armes ni de batailles, car il suffit de convocations (dont la raison est toujours restée inconnue), de timbres, de papiers, de couloirs, de bureaux numérotés, de bureaux centraux gigantesques et labyrinthiques, d’horaires stricts et, dans les versions les plus modernes dont Mani Matter ne pouvait évidemment pas avoir connaissance, de “clics”, de “portails”, de sites web qui ne fonctionnent pas, de codes d’accès, etc.

La Vulgate Matterian nous dit qu’il écrivait des chansons “brassensiennes” ; certes. Mais là, il va beaucoup plus loin : c’est une chanson kafkaïenne, de plein droit. Une chanson parfaite pour ces temps de cafca et, en même temps, universelle ; kafkaïenne oui, avec un zeste de Borges (et, si je puis, d’Ascanio Celestini) qui n’est pas mal du tout. Un type est invité par l’administration publique, avec la terrible spécification d’être « puni en cas de défaut de comparution », à se présenter à un labyrinthique Siège Central, Bloc 2, Bureau 146. On ne sait évidemment pas pourquoi. Le type, comme un bon Suisse, arrive obéissant et très ponctuel à huit heures et demie ; et là commence sa descente aux enfers. Mais “descente” est un terme inexact : il commence sa montée, sa descente, tourant par ici, tournant par là, demi-tour, redescente, remontée et retourne vers le monde souterrain de lu Bureau 146… qui est introuvable. Pendant ce temps, les aiguilles tournent, neuf heures est arrivé et le gars ne sait plus quoi faire dans le Labyrinthe (alors que, dans le Bureau 146, le Dr Kafka et le Dr Borges l’attendent prêts à l’écraser), et la terreur l’accable… [RV].


Dialogue maïeutique


Je te rappelle, Lucien l’âne mon ami, que Mani Matter était (car il est mort il y a longtemps, un demi-siècle – c’est long) un avocat bernois et conseiller juridique de la Ville de Berne. Dans ses fonctions professionnelles (le commentateur italien ajoute : diurnes), il agissait sous son nom et son identité officiels : Hans-Peter Matter. Cependant, comme il avait une double passion – la chanson et la langue vernaculaire bernoise, le Bärndüüdsch ; il menait une double vie. Durant ses loisirs et à titre strictement privé, il se muait en auteur-compositeur-interprète de chansons en bernois. C’est là l’origine de sa célébrité.


Jusque là, dit Lucien l’âne, j’ai suivi ton propos qui d’ailleurs, ne m’apprend pas grand-chose de plus que ce que je sais déjà, vu que c’est la huitième chanson de Mani Matter, dont tu vas me présenter une version en langue française ; dans les sept autres, je m’en souviens, il était question de Guillaume Tell, de dynamite, d’inquiétudes, d’une boîte vide, d’allumettes et tout dernièrement de ce pauvre Ferdinand. C’est ça la mémoire d’un âne.


Alors, reprend Marco Valdo M.I., je dirai directement quelques mots de celle-ci, qui est tout autant ironique et drôle que les précédents, pleine d’humour et de juste justesse. Elle fait appel à l’expérience, usuelle, du citoyen confronté aux exigences de l’Administration. C’est une chanson aux remugles kafkaïens ou borgésiens, dit le commentateur italien. Certes et j’ajouterais volontiers un brin de Courteline, mais en quelque sorte ; Georges Courteline était lui, de l’autre côté du miroir ; il était requis au cœur de la machine, où il s’ennuyait assidûment durant des années dans les bureaux du Service des Cultes. Fonctionnaire malin, il s’arrangeait pour arriver le moins possible au bureau et payait un de ses collègues pour assurer le travail à sa place. Pendant ce temps, il écrivait des pièces de théâtre et fit ainsi jusqu’au jour (il a fallu quatorze ans) où les succès de ses pièces lui permirent de quitter cet emploi alimentaire. Tout compte fait, c’est le parcours de K., celui du Château, mais en moins dramatique ; en plus court aussi et si je ne me trompe pas, en beaucoup plus rassurant par sa fin libératrice :


« Finalement, en arrière, je suis revenu

Et ils ne me reverront plus. »


Oh, dit Lucien l’âne, on dirait que Mani Matter suggère au ressortissant – par expérience, par connaissance interne de l’Administration – de faire court et de commencer par la fin ; en quelque sorte, d’ignorer la convocation et les menaces, de faire le mort. Cela dit, s’il faut quand même y aller, je conseille vivement à ceux qui doivent affronter pareille expédition de se munir de boissons et de victuailles à suffisance, au cas où.


Il ne faudrait pas oublier, dit Marco Valdo M.I., la version épistolaire de la confrontation entre l’administré et ses répondants administratifs ; c’est un échange qui peut durer des années, si ce n’est toute une vie. J’en connais personnellement certain en butte depuis des dizaines d’années aux injonctions du même fonctionnaire, épaulé à l’occasion par les renforts d’autres services.


Parfois, ajoute Lucien l’âne, seule la mort de l’administré met fin à la poursuite. Et encore, des fois, elle se prolonge sur les descendants. Ce n’est pas la Guerre de Cent Mille Ans, mais quand même, on dirait une de ses facettes.


Avant de te laisser conclure, Lucien l’âne mon ami, un mot sur la version française où, à la différence de la version d’origine et de l’italienne, j’ai mis le récit de cette mésaventure dans la bouche de son protagoniste et ainsi le récit est fait par son acteur.

Oh, dit Lucien l’âne, n’était-ce pas déjà le cas du K. de Kafka. Il faudrait vérifier. Quoi qu’il en soit, ce n’est peut-être pas plus mal et ça tient sans doute aussi au fait que tu ne fais pas partie de l’Administration helvétique. Enfin, tissons le linceul de ce vieux monde administré, réglementé, organisé, perclus et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


J’étais sommé par l’administration

Sous peine de sanction

De me présenter en personne

Vendredi avant que neuf heures sonnent

Au siège principal, Bloc Six,

Bureau Cent quarante-six,

Et j’étais à la porte du service

À huit heures et demie précises.


Depuis l’entrée, je suis monté

Et puis, à droite, j’ai tourné

J’ai parcouru un long couloir,

De nouveau à droite, puis tout droit,

En arrière, à gauche, j’ai couru

Jusqu’au fond du couloir,

À nouveau en arrière, puis tout droit.

Toujours de plus en plus confus.


Dans le couloir, je criais désespérément

— « Je dois avant que neuf heures sonnent,

Me présenter en personne,

Sous peine d’être puni sévèrement,

Au siège principal, bloc Deux,

Bureau Cent quarante-deux,

Et les couloirs et les bureaux

Me répondaient en écho.


« Ici, je suis déjà venu ici,

Non. Peut-être faut-il aller plus loin,

Non, peut-être jusqu’à ce coin.

Pourquoi pas de ce côté-ci ?

Je me suis dit. Et puis, alors,

Tourner une fois par là encore…

Mais, c’est pas bientôt fini ?

Maintenant je ne sais plus où je suis ».


J’étais sommé par l’administration

Sous peine de sanction

De me présenter en personne

Vendredi avant que neuf heures sonnent

Au siège principal, Bloc Deux,

Bureau Cent quarante-deux,

Finalement, en arrière, je suis revenu

Et ils ne me reverront plus.


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