LA MODESTE PROPOSITION
Version française – LA MODESTE PROPOSITION – Marco Valdo M.I. – 2020
Chanson italienne – Un caso di paranoia (delirio per strategia) – Margot – 1976
SATURNE DÉVORANT SON ENFANT Pierre Paul Rubens – 1637 |
Dialogue Maïeutique
Je vais te raconter, Lucien l’âne mon ami, répondant ainsi par avance à la question que tu n’aurais pas manqué de me poser, à savoir comment et pourquoi le titre de la version française « la modeste proposition » est si différent de celui de la chanson italienne originelle de Margot : « Un caso di paranoia (delirio per strategia) ».
En effet, dit Lucien l’âne, tu as correctement anticipé mon souhait et je suis fort intéressé à entendre ton récit.
D’abord, Lucien l’âne mon ami, il me faut avouer que je ne connaissais pas beaucoup le répertoire de Margot, ni même son ampleur, qui soit dit en passant est vraiment considérable. Dans sa biographie, j’ai trouvé ceci :
« Ma se torniamo a Margot e al suo destino Dobbiam parlar di trecento canzoni Che stan seguendo le oscillazioni Della politica, come consiglia La tradizione della sua famiglia. Sono canzoni ironiche e tristi Che parlan spesso di poveri Cristi, E guardano con occhiali speciali Ciò che riportano tutti i giornali. Come all’inizio della sua avventura, Cantando sempre, senza aver paura, Margot racconta ingiustizie tremende E dell’attual società le vicende. »
autrement dit,
« Mais si nous revenons à Margot et à son destin, il nous faut parler de trois cents chansons qui suivent les fluctuations de la politique, comme le conseille la tradition de sa famille. Ce sont des chansons ironiques et tristes qui parlent souvent de pauvres gens, et elles regardent avec des lunettes spéciales ce que tous les journaux rapportent. Comme au début de son aventure, chantant toujours, sans peur, Margot chante les terribles injustices et les tribulations de la société actuelle. »
Ce que je savais d’elle était pourtant suffisant pour que je lise sans tarder les textes de ses chansons aussitôt que je les ai rencontrés.
Et pourquoi donc ?, demande Lucien l’âne.
Il y a deux raisons a priori, répond Marco Valdo M.I., mais à la vérité, elles convergent. D’une part, Margot était membre des Cantacronache, dont j’avais notamment traduit : Oltre il ponte (en 2008) et dix ans plus tard, Dove vola l’avvoltoio – deux chansons d’Italo Calvino (auteur de Marcovaldo) et d’autre part, Margot avait grandi dans le milieu antifasciste turinois très proche de Carlo Levi (voir notamment, les 42 Lettres de Prison à commencer par la première : Le Fils emprisonné), à savoir le mouvement clandestin de résistance Giustizia e Libertà. Au-delà de cet apriorisme et grâce à lui, j’ai donc plongé sur ces textes nouvellement insérés dans les Chansons contre la Guerre et dans la série, il m’a fallu en choisir un pour commencer : celui-ci. Je l’ai fait principalement en raison de sa structure, de sa longueur et de son élaboration.
De son élaboration, demande Lucien l’âne, qu’est-ce à dire ?
Comprendre son élaboration, dit Marco Valdo M.I., m’est rapidement apparu essentiel en établissant la version française. À première vue, c’était un texte, une manière de dire tout à fait extraordinaire, une chanson conçue comme celles que nous avons l’habitude de faire. Il s’agissait d’une chanson créée à partir d’une œuvre littéraire considérable, ancienne et en quelque sorte, exotique autant que pertinente. Je m’explique. Au fur et à mesure que j’avançais dans la chanson, je voyais se confirmer ce qui m’avait intrigué dès le départ, à savoir que je connaissais ce qu’elle racontait et qu’il devait assurément s’agir d’une version italienne du célèbre pamphlet de l’auteur irlandais, doyen de la cathédrale Saint-Patrick à Dublin autour de 1720, le dénommé Jonathan Swift – par ailleurs, auteur des Voyages de Gulliver et d’inénarrables Instructions aux Domestiques.
Ah oui, dit Lucien l’âne, encore un de ces ecclésiastiques à la manière de notre bien aimé, Laurence Sterne. Je vois ça, mais de quel pamphlet penses-tu qu’elle s’inspire cette chanson ?
C’est un texte assez court que ce pamphlet, Lucien l’âne mon ami, à peine quelques pages, mais quelles pages ! Publié en 1729, ce texte minuscule donc, a un titre assez long, tellement long, qu’on a coutume de l’abréger en « Modeste proposition » – ce qui explique mon titre. Pour ta gouverne, le titre complet en anglais est : « A Modest Proposal : For Preventing the Children of Poor People in Ireland from Being a Burden to Their Parents or Country, and for Making Them Beneficial to the Public », ce qui est généralement traduit par : « Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public. » Maintenant, je ne dirai plus grand-chose du reste de la chanson, il suffit de la lire pour se faire une idée plus exacte. Toutefois, un dernier commentaire quant au fond de cette Modeste Proposition et de son humour assez sanglant.
Soit, dit Lucien l’âne, mais alors, un dernier.
Oui, exactement, reprend Marco Valdo M.I., un dernier commentaire. Mon idée à ce sujet est que cette « Modeste proposition » est une variation tout à fait dans le ton et la mélodie de la Guerre de Cent Mille Ans, que les riches font aux pauvres pour conserver leur pouvoir, asseoir leur domination, étendre leurs privilèges, augmenter leurs richesses, multiplier leurs profits et tirer mille satisfactions, y compris gastronomiques. Cette « Modeste proposition » est parfaitement en phase avec la substance de la pensée qui mène la richesse. Quel en est l’axiome ? Je rappelle la question centrale et quasiment mathématique de cette problématique : « Combien faut-il de pauvres pour faire un riche ? » et le corollaire : « La grandeur du riche est proportionnelle au nombre de pauvres qu’il appauvrit afin de s’enrichir. »
Certes, dit Lucien l’âne, il y a là de quoi réfléchir sur le devenir du monde, mais est-il vraiment nécessaire pour être riche de manger tant de pauvres ? Car, quand même, à force de manger les pauvres, finalement, le riche n’en aura plus à se mettre sous la dent et s’il n’y a plus de pauvres, comment faire pour rester riches ? À l’inverse, on le voit bien, il n’est pas possible que tout le monde devienne riche ; il est clair ainsi que la richesse est une voie sans issue.
Manger, manger, c’est vite dit, reprend Marco Valdo M.I. ; manger, de nos jours, c’est probablement le plus souvent une image ; il faut évidemment relativiser les choses. On ne mange plus les pauvres depuis longtemps et pour des raisons d’hygiène et de santé, d’abord. On serait plutôt passé de l’ère du cannibalisme à l’ère du vampirisme. En fait, par une alchimie curieuse, fille d’une incontestable maîtrise de l’art de la prestidigitation, du mensonge et des affaires, le sang des pauvres se convertit en unités monétaires dont les riches font leurs choux gras.
Oh, dit Lucien l’âne, voilà qui est rassurant, c’est assez chrétien cette transsubstantiation. C’est assez conforme aux pratiques mythologiques et à la phrase culte des banquets de ces joyeux amphitryons où en arrière-plan, les pauvres psalmodient en chœur ce joli refrain eucharistique : « Prenez et mangez, ceci est mon corps ; Prenez et buvez, ceci est mon sang ! » Enfin, on trouve tout ça et plus encore dans les enseignements des meilleures religions. Cependant, restons-en là, car on pourrait effrayer des gens et puis, tissons le linceul de ce vieux monde croyant, crédule, autophage, vampire, prophétique et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Que me soit concédé l’honneur
Messieurs les Conseillers, Monsieur le Gouverneur,
De vous exposer une modeste proposition
Pour sauver la nation avec prudence et selon la raison.
Aujourd’hui, dans notre ville de Dublin,
Le peuple languit, la richesse est en déclin ;
En haillons des foules d’enfants mendiants,
Cramponnés aux jambes des passants,
Se traînent avec des pieds ensanglantés
Se bavant dessus comme des chiens affamés.
N’en faisons pas mystère, c’est impossible pour nous
D’introduire dans les ateliers, dans les manufactures,
D’utiliser dans l’élevage, dans l’agriculture,
Les enfants de moins de quinze ans
Qui ne font que manger et attraper des maladies.
Les enfants de moins de quinze ans
Qui ne font que manger et attraper des maladies.
Avant l’âge de dix-huit ans, un garçon est invendable.
Et la quantité de biens qu’il consomme est incroyable
Haillons, chaussures, aliments.
Et les enfants de moins de quinze ans
Ne font que manger et amener des désagréments.
D’une étude américaine,
Il ressort qu’un enfant d’un an à peine,
S’il est bien nourri par sa maman,
Est une nourriture délicieuse et nutritive
Pour le palais de beaucoup de gens.
J’ai calculé de manière approximative
Qu’un nouveau-né d’un an
Ne pèse que douze livres seulement,
Et après une année d’allaitement,
Double son poids. C’est un bon investissement,
Car en plus, on élève l’enfant gratuitement
Avec le seul lait de sa maman,
Alors qu’il faut beaucoup de glands
Pour élever un cochon,
De l’herbe pour un mouton,
Du foin pour les veaux
Et un fusil et des balles pour les oiseaux.
Notre Irlande produit annuellement
Deux cent mille enfants de pauvres
Deux cent mille enfants de pauvres
J’ai pu calculer exactement
Que le coût de l’aliment
D’un fils de mendiant,
De paysan ou de manant,
Ne dépasse pas deux shillings par an,
Et avec des jumeaux, nous économisons,
Durant la période de lactation,
Durant le temps où le nourrisson grandit,
Durant le temps où croît et mûrit
La chair de la créature,
La chair de la créature.
Un enfant potelé peut se vendre
Au marché, douze shillings
Ainsi, chaque abattage peut rendre
En bénéfice net, jusqu’à dix shillings.
Alors que sous un pauvre toit,
Sous un pauvre toit,
Les enfants de moins de quinze ans
Ne font que manger et amener des désagréments.
Les enfants de moins de quinze ans
Ne font que manger et amener des désagréments.
C’est une chère chère, c’est vrai
Mais cette chair décorera la table des propriétaires,
Des gens riches, des gens riches et gourmets
Et cette ressource relèvera les budgets
Des petites gens, comme une augmentation de salaire.
Les enfants de moins de quinze ans
Ne font que manger et amener des désagréments.
Les enfants de moins de quinze ans
Ne font que manger et amener des désagréments.
Voici ma modeste proposition
Que je soumets à votre attention,
Que je soumets votre attention :
Des abattages réguliers
Font des revenus assurés.
Des abattages réguliers
Font des revenus assurés.
Des abattages réguliers
Font des revenus assurés.
Des abattages réguliers
Font des revenus assurés.
Des abattages réguliers
Font des revenus assurés.
Des abattages réguliers
Font des revenus assurés.
Des abattages réguliers
Font des revenus assurés.
Des abattages réguliers
Font des revenus assurés.
Voyons à présent à énumérer
Les avantages de cette nouvelle affaire.
Premièrement, pour la nation,
Il y aura moins d’importations ;
Deuxièmement : les créanciers
Auront un meilleur bien à récupérer :
Un petit enfant plein de gale
À la place d’un drap de lit sale.
Troisièmement : les femmes fécondes
N’auront plus à blasphémer
Le saint lit conjugal
Devenu une source de biens inespérés,
Le saint lit conjugal
Devenu une source de biens inespérés.
Quatrièmement : le tourisme gastronomique va augmenter
Avec ce nouveau plat favori
De tendre viande en rôti,
Plus de mouton indigeste ;
Avec ce nouveau plat favori
De tendre viande en rôti,
Plus de mouton indigeste.
Cinquièmement : sur la vie conjugale
Fleurira une nouvelle entente morale.
Les mères, attentionnées à leurs enfants,
Serreront dans les haillons avec ferveur
La précieuse viande, accouchée dans la douleur
Sans plus avoir peur de l’avortement
Et le mari averti, plus jamais
Plus jamais, plus jamais, plus jamais
Sa femme enceinte ne battra,
Mais de caresses d’amour, il la flattera
Comme on fait aux juments engrossées,
Comme on fait aux juments engrossées.
Sixièmement, n’oublions pas les exportations.
Nous pouvons faire des prévisions
Et à compter du printemps, envisager
Une augmentation de 30 pour cent
De nos ventes à l’étranger
De la viande fumée et du petit salé.
Il m’est revenu des rumeurs très persistantes
De la part de certains conseillers
À propos des personnes indigentes :
Des vieux, des malades, des idiots, des estropiés.
Je crois que la fin de leur existence
Ne peut toucher notre conscience.
Chaque jour, ils quittent la terre, désespérés
Affamés, pourris et paralysés,
Rougis de furoncles infectés,
Dévorés par les insectes,
Rougis de furoncles infectés,
Dévorés par les insectes
Et en ce qui concerne les jeunes travailleurs,
N’ayez pas de peurs,
Ils sont déjà au chômage et ainsi,
Ils ne sont pas nourris.
Quand bien même, ils seraient employés,
Ils seraient bientôt renvoyés
Comme travailleurs faibles et ignorants,
Fainéants, voleurs et mendiants.
Cependant, ainsi prédestinés, en mourant,
Ils libèrent la nation, la nature
Eux-mêmes, le pays et le gouvernement
De bien des misères futures.
Notre route est longue, mais nous pouvons arriver ;
Il suffit de continuer comme ça :
Quarante-deux kilomètres sur l’étoile du matin,
À l’intérieur d’un petit panier en forme de cœur,
Là-haut, nous avons tous vu un grand homme
Avec une plaque d’ardoise sur la poitrine
Qu’il portait sur le toit ;
C’était Dieu au milieu de la foudre et du tonnerre
Qui manutentionnait les briques ;
C’était Dieu au milieu de la foudre et du tonnerre
Qui manutentionnait les briques.
Mais c’était moi
Qui avait fait le toit.
J’ai dit : « Je veux être payé. »
Ça n’a pas été apprécié,
Dieu s’est tourmenté,
Dieu s’est tourmenté,
Car lui aussi avait fait le toit
Et il détenait un droit
Correspondant au travail opéré
Pour une école où les enfants
Sans parents grandiraient vraiment,
Pour une école où les enfants
Sans parents grandiraient vraiment.
Il avait créé une pulpe qui donnait du lait,
Mais les plus grands ne laissaient
Pas les plus petits boire ;
Ainsi commencèrent les déboires,
Les délits à distance,
Les délits à distance,
Les délits à distance,
Les délits à distance,
Les délits à distance,
Les délits à distance.
Nous avons tous senti uriner notre vessie,
Par les chocs électriques durcies les langues
Et les os du pied droit, la plante attendrie,
Comme des tiges de marguerite exsangues.
Un clou dans le cerveau introduit,
Pesant un gramme et demi
Et tout sera fini en deux heures,
Tout sera fini en deux heures.
Des abattages réguliers
Des abattages réguliers
Comme des tiges de marguerite
Abattages réguliers des enfants,
Des enfants de moins de quinze ans,
Comme des tiges de marguerite.
Tout sera réglé en deux heures
Par un clou introduit dans le cerveau,
Par un clou introduit dans le cerveau,
Par un clou introduit dans le cerveau.
Tout sera réglé en deux heures
Tout sera réglé en deux heures
Tout sera réglé en deux heures
Tout sera réglé en deux heures.
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