LE
RABIOT
Version
française – LE RABIOT– Marco Valdo M.I. – 2020
d’après
la version italienne RAZIONE SUPPLEMENTARE de
Riccardo Venturi
Paroles :
Aleksander Kulisiewicz
Musique :
Anonymous (“Precz, precz od nas smutek wszelki!” 1824)
Au
rabiot de soupe !
Denis
Guillon
Ellrich,
19 juillet 1944, n° inv. 2019,1546,01-04
Musée
de la Résistance et de la Déportation, Besançon
|
Kulisiewicz
rappelait que les repas à Sachsenhausen offraient souvent aux kapos
une occasion extraordinaire de tourmenter et de harceler leurs
compagnons de prison. « Repeta ! » (« Portion »
ou « ration supplémentaire ») présente un scénario
typique : le maigre et répugnant repas du prisonnier affamé
est servi avec des coups par l’assistant de cuisine. Kulisiewicz
écrivit cette chanson alors qu’il était en quarantaine pour avoir
attrapé le typhus, et nota à quel point elle était devenue
populaire. Interprétée à la guitare, la chanson s’achevait par
une « marche de parade », une sorte de promenade
plaisante autour d’un chaudron rempli de soupe de navets pourris.
Kulisiewicz a composé « Repeta ! » d’après une
chanson d’étudiant polonais sur le thème de l’alimentation, de
la boisson et du plaisir, « Precz, precz od nas smutek wszelki
! » (« Loin, loin de nous toute punition ! »)
[Trad. RV]
Dialogue
Maïeutique
Le
rabiot, sais-tu, Lucien l’âne mon ami, ce qu c’est et sais-tu
les rêves et les pensées qu’il inspire ?
Écoute,
Marco Valdo M.I. mon ami, depuis le temps que je parcours le monde,
souvent même, réquisitionné – contre mon gré – pour la chose
militaire, pour suivre des armées, j’ai évidemment entendu parler
de fameux rabiot, de ce rab, ce rabe, cette ration supplémentaire
qui fait envie au soldat, au prisonnier, au vieillard tout comme à
bien des enfants. C’est ce reste, ce fond de casserole, ce qui
amène toujours l’expression « on ne va quand même pas
laisser ça ». Chez certains, c’est une véritable et utile
bénédiction ; chez d’autres, les bien nantis, c’est une
gourmandise, quand ce n’est pas une indicible goinfrerie.
Dans
cette chanson, comme on peut le voir, Lucien l’âne mon ami, on est
loin de cette suave boulimie qui pousse souvent
à finir les plats, à en reprendre jusqu’à se forcer, à mettre à
mal son estomac et tout ce qui s’ensuit ; on est à l’autre
extrême du spectre alimentaire, au milieu des affamés, au milieu du
monde – était-ce encore un monde ? – concentrationnaire. Là
où en plus d’une faim endémique, en raison du manque de
nourriture et de l’exécrable qualité du peu disponible, viennent
s’ajouter la discipline et son pendant, le sadisme, cette
excroissance du pouvoir et de la domination.
Là,
je ne suis plus, dit Lucien l’âne, j’ai dû être un peu
distrait.
Soit,
répond Marco Valdo M.I., c’est possible, tu avais les oreilles
pendantes et le regard lointain. Donc, je disais à peu près ceci :
« Dans cette chanson, comme on peut le voir, Lucien
l’âne mon ami, on est loin de cette suave boulimie
qui pousse souvent à finir les plats, à en reprendre jusqu’à
se forcer ; en fait, on est à l’autre extrême
alimentaire, au milieu des affamés du monde concentrationnaire. Là
où viennent s’ajouter la discipline et le sadisme,
cette excroissance de la domination. Maintenant pour te
resituer l’affaire, on est en 1940 ou peut-être, juste avant 1945,
dans le camp de Sachsenhausen où les nazis, dès leur arrivée au
pouvoir, internaient les opposants politiques et par la suite,
d’autres types ou catégories de prisonniers. En outre, au-delà du
fait que, par principe en quelque sorte, la ration de l’interné
était assez médiocre, il faut y ajouter la rapacité et la
corruption de l’administration des camps et finalement, le pouvoir
quasi-discrétionnaire des cuisiniers et des serveurs, sans
compter le jeu trouble des kapos. Ainsi, on obtient un
système d’extrême rareté d’où découle l’instauration d’un
univers dominé par le besoin, rongé par l’envie ravageuse, la
voracité inextinguible, nées de la disette et de l’inanition
permanentes, qui travaillent au ventre le prisonnier. C’est là que
le rabiot prend toute sa signification : celle d’une idée
fixe, d’une monomanie obsédante.
Oui,
dit Lucien l’âne, j’ai idée que ce contexte conduit à
d’étranges et horribles comportements, à une concurrence féroce
entre les affamés et à une exploitation honteuse de cette faiblesse
collective.
Exactement,
Lucien l’âne, et la chanson présente le prisonnier devant le
responsable de la cuisine, nommément le kapo – mot dérivé de ce
grade de base du militaire : le caporal, lequel kapo profite de
la situation pour frapper au visage le prisonnier, qui ne peut
évidemment pas répliquer et qui est ainsi contraint
de ravaler sa colère et d’avaler son
indignation et d’ignorer son humiliation, au moins en façade, car
en lui-même, il sert au « glorieux Reich » un très
expéditif compliment ; pour le repos et le bien de tes chastes
oreilles, je dirai qu’il l’envoie lanlaire.
En
effet, que cela est bien poliment dit, répond Lucien l’âne.
Maintenant, nous aussi, tissons le linceul de ce vieux monde
carcéral, pénitentiaire, emprisonneur, délirant et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Un
prisonnier debout attend
Le
rabiot,
le
rab de supplément :
La
faim retourne son estomac et le
déchire,
Et
ce navet pourri –
bouffe de bêtes !
De
ses yeux torves
le regarde.
Et
ce navet pourri – bouffe de
bêtes !
De
ses yeux torves le regarde.
Saleté
de Boche !
Le
prisonnier debout
dodeline,
Il
pense
aux navets, ronchonne, gémit ;
Jusqu’à
ce que le kapo de la cuisine,
Vil
serviteur servile de
l’ennemi,
Le
frappe avec une louche !
Jusqu’à
ce que le kapo de la cuisine,
Vil
serviteur servile de
l’ennemi,
Le
frappe avec une louche !
En
plein visage !
Mère
de Dieu ! En plein visage !
Au
moins, ce navet n’est pas le savoureux
Fond
de l’eau de rinçage
Et
son estomac
ronronne cette
petite marche :
« Ô
Reich glorieux et
victorieux ! »
Son
estomac ronronne
cette petite
marche :
« Ô
Reich glorieux et victorieux,
Va
te faire foutre ! »
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